Les Liaisons dangereuses - Frears

Film de Stephen Frears, 1988
Durée : 120 minutes
Avec Glenn Close, John Malkovich, Michelle Pfeiffer...

Le générique

I. Une séquence d'ouverture

La séquence d'ouverture, d'une durée d'environ trois minutes cinquante, constitue comme un prologue du film : on peut observer que le générique s’inscrit dans cette séquence liminaire et qu'il donne à la fois le ton et des clés symboliques pour aborder l'oeuvre. Certes, une première fonction est simplement d'ordre informatif : on transmet aux spectateurs des données sur la production, des crédits, avec le titre de l'oeuvre, les acteurs principaux, le réalisateur, les sources etc.; mais ce générique fait déjà aussi partie intégrante du film — un peu comme une ouverture pour un opéra. Le passage sert ainsi à présenter deux personnages qui seront des protagonistes et à situer un cadre historique ; il constitue indéniablement une forme d'ancrage spatio-temporel. Ce moment participe aussi de l'expression esthétique du film en nous plongeant dans un contexte et en créant une atmosphère : en ce sens, la musique joue un rôle important... Le générique a sans doute aussi des fonctions d'ancrage dans un genre ( «A quel sorte de film suis-je convoqué ? — Film ou drame historique ? psychologique ...») ; l'intertextualité transcodique via le titre référence aux"Liaisons dangereuses" de Laclos peut alors jouer un rôle. Enfin, on peut imaginer que la séquence participe à l'accroche du spectateur et suscite chez lui désir de voir la suite.

Gros plan : lettre à la marquise de Merteuil Très gros plan sur la lettre: ambiguité extradiégétique du titre. Gros plan sur la psyché: reflet...
puis sourire énigmatique Plan de demi-ensemble : table de toilette Demi ensemble : porte et lumière
Les nombreux domestiques...
s'affairent... Aiguière.
Gros plan : main du vicomte Plan poitrine sur la marquise (poudre de nacre) Gros plans : manucure
Visage caché par la serviette; barbier au travail.
Habillage de marquise Une robe à panier
Plan serré : choix de chaussures
On prend encore quelques armes...
  On entrevoit un bref instant le visage à contre jour. Gros plan : perruque
Gros plan sur poitrine de marquise  
Plan d'ensemble : chambre du vicomte
Gros plan masqué Dévoilement à 2 :50 seulement

Buste du vicomte, descente, dentelle et épée

Plan d'ensemble sur entrée D'après la pièce ... d'après le roman...
Arrivée en majesté Gros plan et regard sur nous /caméra! Idem : face à nous
Sortie théâtralisée Extérieur.  
Blason
Arrivée de Valmont chez Mme de Merteuil Fin du générique: 3m 53

II. Approche de la séquence

Un montage parallèle :
Le montage parallèle permet de faire se succéder des plans ou des scènes qui montrent ici deux actions qui ne se déroulent pas dans un même lieu ni nécessairement d'ailleurs au même moment. La séquence présente ainsi en contrepoint une scène chez Valmont et un intérieur jour chez Mme de Merteuil dans son cabinet de toilette. Une symétrie globale est très perceptible : nous assistons ainsi, un peu en voyeurs, à deux scènes d'intimité avec le lever ou l'habillage, les préparatifs chez deux aristocrates. Mais des différences se devinent aussi d'emblée, en particulier, dans l'opposition d'un monde féminin à un autre masculin : Valmont est entouré de valets, Mme de Merteuil de femmes seulement. Si le milieu ou le décor sont plutôt semblables, les armes symboliques semblent aussi quelque peu différentes : poitrine poudrée de nacre et bijoux, d'une part, dentelles et épée, de l'autre ; sourire énigmatique et froideur impassible d'un masque...

Les deux scènes qui s'entrecroisent ont en commun l'insistance sur un luxe et un apparat plus à résonance libertine qu'ascétique. On observe ici l'importance prise par les objets, les accessoires et les divers artifices : bijoux de la marquise, jupons, corset, panier de la robe, poudres...; le luxe des vêtements et de l'environnement sont semblablement appuyés dans les deux cas.

Une même dynamique peut aussi se découvrir : la séquence est dans une logique de mouvement, d'impulsion : pour Valmont, on passe de l'intérieur à l'extérieur, une sorte d'élan l'amène à sortir pour quelque chose ; Mme de Merteuil sort aussi de l'espace privé et intime du cabinet de toilette pour entrer en scène... La chronologie adoptée souligne aussi le dynamisme : on passe ainsi de l'obscurité à la lumière avec le cérémonial du lever ; mais est-ce le matin ? En tout cas, il s'agit des feux de la rampe.

 

Un ancrage spatio-temporel :
Un contexte historique et social marqué se construit très lisiblement dans ce début : tout spectateur peut identifier le mode de vie, voire la mise en scène de l'aristocratie sous l'Ancien Régime, en particulier un destinataire français initié aux conventions et usages de Versailles depuis le Roi Soleil... A cet égard, l'importance des "figurants" est révélatrice : les valets et servantes sont en proportion de quatre ou six pour un maître servi. Les deux personnages découverts sont ainsi au centre d'un petit monde qui leur semble dévoué : on le perçoit par les regards qui accompagnent Valmont dans sa sortie ou les deux servantes postées comme des gardes d'honneur dans l'encadrement de la porte au fond du couloir. Il s'agit bien de parade.

En quelques minutes une série d'indices nombreux et redondants est distribuée : lettre avec un cachet de cire, bagues et bijoux, valets et serviteurs, perruque et poudre, costumes des maîtres ou livrées d'époque, dentelles ou épée, coiffeuse et psyché, cadre architectural, carrosse avec armoirie et chevaux ... Tout cela donne une dimension de couleur locale très appuyée sur un milieu socioculturel et une époque.

Ce que l'on voit se dérouler dans ce prologue concerne ainsi des rituels ou des cérémoniaux de classe historiquement bien marqués. Mais ces gestes et tous les accessoires mobilisés ne désignent pas seulement une classe sociale historiquement déterminée, ils soulignent encore l'importance exacerbée donnée aux apparences...

 

Prodeo larvatus : le jeu des masques
Un élément est ainsi frappant dans cette ouverture : le visage de Valmont demeure longtemps caché ; le personnage apparaît d'abord masqué par le drap, puis par la serviette ou le masque... Il est aussi vu dans un fauteuil mais de dos et il est vaguement entrevu mais brièvement et à contre-jour : il semble ainsi vouloir échapper à notre regard. Même une fois découvert, en gros plan, Valmont reste plutôt impénétrable ; le panoramique qui explore sa personne va en descendant de la tête aux pieds, il nous donne des détails vestimentaires sur des broderies mais cache tout aspect personnel ; le visage est ainsi quitté car il échappe.

Il en va de même pour Mme de Merteuil dans le jeu avec le miroir : on nous la montre d'abord se regardant avec une certaine satisfaction. Ce que l'on perçoit d'elle n'est ainsi qu'un reflet dans le cadre sophistiqué d'une psyché sur une coiffeuse, c'est à dire une illusion. Son sourire initial n'est pas non plus transparent : est-ce satisfaction de se contempler ou plaisir coquin d'une réflexion inconnue? De même à la fin de cette séquence d'ouverture, elle semble encore nous adresser un ultime sourire énigmatique, provocateur, ou même se regarder en nous, spectateurs, à travers l'effet qu'elle produit. Les objets et les vêtements apparaissent alors comme des accessoires, voire comme une enveloppe protectrice ou des couches multiples qui l'isolent de l'extérieur et des autres: cela se perçoit dans l'insistance de la caméra sur les superpositions d'atours. S'agit-il de vêtements ou d'une armure ?

Ainsi, la séquence, de façon soulignée, met l'accent sur le jeu baroque des apparences et de l'artifice. Une forme de narcissisme peut se lire pour les deux personnages qui semblent en correspondance : on a l'impression que ces deux aristocrates prennent la pose et nous regardent. Cela rappelle, par les effets de cadre comme par le jeu du regard, des peintures ; on songe même à Velasquez. L'apparat comme les gestes, les postures adoptés, les déplacements dans l'espace, tout cela provoque un effet de théâtralisation : on en tire même a posteriori l'impression de surprendre deux acteurs dans leur loge se préparant, se maquillant, se vêtant avant de faire leur entrée solennelle en scène.

 

Le silence radio
On peut aussi noter dans cette séquence liminaire l'absence de paroles échangées ; seule la musique d'accompagnement et quelques bruits intradiégétiques interviennent dans la bande sonore. La communication verbale est ostensiblement refusée : cela pointe bien sûr l'inégalité des relations avec les domestiques (l'échange passe seulement par des gestes comme le montre le refus des chaussures ou le choix de la perruque) mais aussi l'opacité mystérieuse, voire la solitude des personnages... Même la lettre, ouverte au départ, ne nous donne rien à lire que le titre calligraphié à la plume du film (Dangerous Liaisons); forme d'ironie subtile, car, décachetée, elle ne nous révèle aucun secret tiré d'une correspondance privée.

 

En guise de conclusion

Les dernières séquences du film sont à lire en écho à ce générique d'ouverture, lui répondant point par point et formant une clôture antithétique. Rétrospectivement d'ailleurs elles permettent de mieux comprendre les éléments tissés dans l'ouverture. A sa mort, le masque de Valmont s'humanise dans la souffrance et le langage donné ; les objets emblématiques de l'apparence sont détruits par Mme de Merteuil et l'angle de vision sur le cabinet de toilette a changé. Son visage qu'elle démaquille dans la séquence ultime, après la fuite du théâtre, est plus celui d'un clown triste que celui d'une actrice triomphante... Sur les visages des deux protagonistes nous avons pu voir une larme couler.

Citons ici Muriel Forté : « Si l'on rapproche la première et la dernière séquence, on constate qu'au départ Mme de Merteuil se contemple dans le miroir. Nous ne voyons que son reflet, elle se sourit en effleurant de ses doigts son visage, satisfaite. Au dénouement nous découvrons un visage attristé, elle est supposée se démaquiller devant un miroir qui en fait le regard du spectateur car le miroir lui-même, est brisé, elle a fait aussi symboliquement table rase du maquillage depuis qu'elle a pris la mort de Valmont avec dépit ou désespoir. La représentation est terminée, le public a jugé, c'est un four, voir les huées. »

« Les personnages féminins», Muriel Forté, http://www.educiné.org/educine/Les_liaisons_dangereuses/Entrees/2011/4/29_Les_personnages_feminins.html