Cette modeste étude entreprend d'esquisser l'analyse de quelques aspects du texte, importants à nos yeux, qui mériteraient d'être approfondis.
Sans chercher à reconstruire la généalogie du texte et sans aborder l'oeuvre dans une perspective diachronique, forcément complexe, où on rechercherait des sources littéraires et historiques, il convient de resituer le Roman de Notre Dame de Lagrasse par rapport à certains textes importants.
Cette oeuvre s'inscrit dans un ensemble de productions, essentiellement épiques, et sa matière n'est pas entièrement nouvelle. On peut dire que le texte puise à deux sources différentes, l'une d'ordre historico-légendaire, la seconde d'ordre "littéraire", textuelle. Indéniablement, le rédacteur reprend des traditions légendaires, en partie locales, avec un substrat historique, relativement à la fondation de l'abbaye et à la reconquête de la Septimanie: il y a bien eu des combats importants au bord de l'Orbieu en 793, lors d'une invasion sarrasine, au cours de laquelle se distingua Guillaume de Toulouse, prototype historique du légendaire Guillaume d'Orange. L'invasion de l'émir omeyyade Abderrahman arrêtée en 732 à Poitiers par Charles Martel avait dû aussi marquer les consciences. Notre texte s'inspire aussi de l'épopée littéraire de Charlemagne et de sa riche tradition,tout en la présentant de façon originale. Charles, son neveu Roland, Olivier, Turpin qui sont des acteurs prépondérants de notre texte, comme le montrent statistiquement les références de notre Index des personnages, apparaissent dans d'autres textes célèbres. A la fin du Philomena intervient également Aymeri, héros pour lequel existe une série de textes épiques importants.
Alors que la Chanson de Roland, dans sa version anglo- normande d'Oxford, centrée sur le drame de Roncevaux, ne présente pas d'épisode narbonnais, la version "franco-italienne" de Venise V4, copiée au XIV ème siècle, relate le siège et la prise de Narbonne par les Francs, de façon assez développée du vers 3847 au vers 4417. On remarque toutefois que l'action se passe après la défaite de Roncevaux et que les héros Roland et Olivier sont morts, contrairement à ce qui se voit dans notre texte. Le roi sarrasin de Narbonne s'y dénomme Afarsse ou Alfaris, d'un nom arabe authentique signifiant le cavalier. Après une prière, le voeu de Charlemagne est exaucé et la ville est prise à la suite d'un miracle: les murs de la cité sont ruinés par l'intervention de Dieu et tous ses habitants, hommes, femmes et enfants, sont massacrés, alors que Charles ne subit de son côté aucune perte. Après la victoire Charles siège dans le palais royal ancien: Nostro emperer monta il palais major, / In la sala grant del tempo ancienor (v. 3914) et attribue des récompenses. Lorsqu'il s'agit de choisir un seigneur pour le fief de Narbonne, Dieu intervient encore en faisant en sorte que personne ne réponde à la proposition de l'empereur qui essuie plusieurs refus. Le comte Arnald finit par accepter la ville pour son fils Aimeriget, âgé de 23 ans, qu'il n'a pas vu depuis vingt ans. On va chercher le jeune homme qui, désirant venger Roland et Olivier, accepte le fief; il est adoubé chevalier par Charles. Après avoir donné la cité et les moyens de la défendre à Aymeri, Charles regagne la France.
Comme on le voit, les différences dans le contenu narratif sont notables par rapport au Philomena. On notera cependant que notre texte semble garder un souvenir indirect du miracle des murs en citant au début l'inclinaison prophétique des tours. Le thème de la recréance des chevaliers francs semble totalement absent: à la place on voit plutôt la cupidité des barons, intéressés par la cité et le monastère; remarquons que la perspective reste cependant moralisante et didactique dans les deux textes. La tradition du Philomena semble bien originale, peut-être plus locale.
La fin du texte privilégie Aymeri de Narbonne, héros épique sans modèle historique attesté, et d'origine méridionale ainsi que l'atteste la forme de son nom Naymeri; ce héros est l'objet d'un véritable petit cycle en langue d'oïl. Dans la Chanson d'Aymeri de Narbonne, datée de la fin du XII ème et attribuée à Bertrand de Bar-sur-Aube, encore une fois, le siège de Narbonne est entrepris après le retour d'Espagne et le combat de Roncevaux, après la disparition de Roland et Olivier; les héros francs sont fatigués et s'abandonnent à la recréance, thème déjà esquissé dans la Chanson de Roland; seul Aymeri accepte le fief et la responsabilité de Narbonne. Le héros part en Lombardie se marier avec Hermingart,fille du roi de Pavie, mais doit rentrer précipitamment car Narbonne est attaquée par les Arabes. Il triomphe grâce à Girard de Vienne et peut enfin se marier.
Les autres textes de ce petit cycle, manifestement, n'ont pas de rapport direct avec le Philomena: Les Narbonnais constituent la suite d'Aymeri de Narbonne et racontent la légende des sept Aymerides. Les Enfances Aymeri constituent une sorte de prologue, écrit par la suite, et racontent la jeunesse d'Aymeri, ainsi que les premiers exploits de Roland et Olivier. Girard de Vienne évoque les exploits du père légendaire de Guillaume et oncle d'Aymeri. Il existe encore une chanson de geste, tardive et romanesque, à substrat mythologique, relatant la fin d'Aymeri: la Mort Aymeri. Malgré la différence de langue, le rédacteur du Roman de Notre Dame de Lagrasse a pu connaître ces textes ou la tradition dont ceux-ci dérivaient et s'en inspirer, notamment d'Aymeri de Narbonne. Cette question en fait est délicate et ne peut être tranchée dans cette brève étude; remarquons que les avis des critiques sont partagés: Schneegans estimait que notre texte s'inspirait essentiellement d'une tradition antérieure à Aymeri de Narbonne et spécifiquement méridionale: certains éléments de notre texte remontent en effet à une tradition inconnue de l'épopée d'oïl. Becker avait rejeté cette théorie pour affirmer que le rédacteur du Philomena connaissait cette geste française. Coulet, quant à lui, refusait de trancher.
Le Pseudo-Turpin, texte illustre du Moyen Age, daté du XII ème, présente quelque éléments communs avec notre texte, bien qu'il ne traite pas le même sujet et n'évoque pas le siège de Narbonne. On remarquera qu' une allusion est faite à cette oeuvre à la fin du Philomena: le livre est déposé par son prétendu auteur, Turpin, en guise d'offrande à l'abbaye. Comme on en possède une rédaction en langue d'oc, oeuvre notable dans le maigre corpus actuel des textes épiques d'oc, il est opportun de dresser un inventaire des aspects communs.
Le catalogue des héros épiques partant pour l'Espagne (chapitre XI) est en grande partie voisin de celui des lignes 19-29 de notre édition; les héros cités sont Turpin, Rotlan, Olivier, Estultus, Arastagus (Torestan), Engelerus duc d'Aquitaine, Gaifer "rei de Bordels", Gelerus, Gelinus, Salomon, Blanduinus, Guandelboldus,Obellus, Arnaut de Bellanda, Naaman "duc de Baoiarai", Othgerus "rei de Dacia", Lambert; Sapson "duc de Bergoinha", Costanti, Raynaut de Albaspina, Gautier de Ternus, Guinelmus, Gari duc de Lotharingia, Bego, Alberit de Berguonha, Berart de Nublis, Guinandus, Esturmitus, Tedricus, Yvoricus, Berengarius, Hato, Ganalonus.
Semblablement, mais de façon moins significative, on retrouve certains personnages sarrasins: au chapitre IX, l'Altumaior de Corduba (c'est à dire l'Almansour), Burrabellum rei de Alexandria (peut-être Borrel), Opisnum rei de Agabia (cf. Ospinel) et Ebrahim rei de Sibilia (cf.Brahim). Au chapitre XVI on remarque encore Furre (Fureus) et au chapitre XXII Marsile, tué par Charles. Le Philomena et le Pseudo-Turpin renvoient, par certains côtés, à une même tradition, au moins en ce qui concerne les personnages et l'onomastique.
Certains détails dans le récit semblent des échos: ainsi on revoit une caractéristique physique de Charles, la rougeur de son visage (e avia roia la cara) au chapitre XX. Le thème des prédictions est commun: à Aigolan (chapitre VIII) qui "jette les sorts" et découvre qu'il doit perdre, correspondent les Juifs qui découvrent par la mancie la chute de Narbonne. Le miracle de la chute des murs de Pampelune (chapitre II intitulé: Dels murs de Pampelona que cazegro per lor (sic) meteiss) correspond aux tours de Narbonne qui s'inclinent. La tradition des treize pauvres (chap. XIII) nourris par Charles a un parallèle dans notre texte; dans le Turpin, Aigolan, prêt à se convertir au christianisme, voit ces pauvres, mal vêtus, mal nourris (assis à terre sans table ni nappe) et renonce au baptême, reprochant aux chrétiens leur hypocrisie. Par la suite Charles veillera à ce que ces pauvres soient bien nourris.
L' idole de Mahomet, évoquée au chapitre IV, posée sur un mégalithe, se retrouve dans la palais de Matran. Le miracle solaire du chapitre XXVI où le soleil reste immobile trois jours pour permettre à Charles de poursuivre les Sarrasins est présent également dans le Philomena, sous une forme un peu différente.
Tous ces éléments évoque une certaine tradition semblable, une thématique voisine, des matériaux communs.
Mais notons d'emblée une différence frappante: l'attitude à l'égard des Juifs. Au chapitre XXII, Roland s'adressant à Durendal prononce ces mots révélateurs: quan mot soven hieu per te ei aussit los enemics de Crist e quan soven per te ei trucidat los Serrasis e quan soven los Jusieus... Le Pseudo-Turpin assimile Juifs et Musulmans, dans le même esprit de croisade.
Précisons bien que si l'on voit une série de motifs identiques, les deux textes ne sont pas liés directement, car ils ne traitent pas les mêmes sujets. Le rédacteur du Philomena devait sûrement connaître le Pseudo-Turpin et a pu s'inspirer de détails.
Par ailleurs, on notera un thème commun avec un texte d'oc original,le Roland à Sarragosse: celui de la belle Sarrasine, amoureuse de Roland. Dans notre texte, la "casta amor" troubadouresque intervient comme thème romanesque: la reine Oriande éprouve un amour chaste et admiratif pour Roland, qui semble avoir également de l'intérêt pour elle; en effet il lui fait parvenir un anneau. Elle fera cependant un beau mariage avec Falcon, entreprise favorisée par Roland. Conformément au système de valeurs des troubadours, l'amour diffère du mariage, reste affaire sociale. Ce thème peut montrer qu'il a pu exister une tradition d'oc spécifique autour de Roland.
En bref, le Philomena n'est pas isolé: il fait écho à un corpus de textes médiévaux dont il conviendrait de préciser les rapports, dans une étude plus fouillée qui serait orientée sur un axe diachronique.
Le Philomena se présente sous la forme d'un texte en prose à dominante épique: on conte une geste, des "gesta", c'est à dire des exploits guerriers. La composition du texte repose sur l'articulation de "batailles champels", leur répétition, avec des duels individuels, même si des passages religieux s'inscrivent en alternance. Cela dit, le sujet essentiel reste l'acte guerrier vu dans une perspective d'ordalie. Nous avons dit dans l'introduction qu'il nous semblait préférable de dénommer la version d'oc "Roman de Notre Dame de La Grasse". En effet si la matière, le contenu thématique privilégient la narration guerrière, nous ne sommes pas cependant face à un texte épique traditionnel du Moyen Age. La forme de la chanson de geste présente une écriture, une syntaxe narrative bien particulières. Les gestes sont écrites en vers, répartis en laisses qui définissent des unités thématiques et musicales, à la différence de notre texte rédigé en prose. De plus le lecteur d'une chanson de geste remarque les abondantes références à une énonciation orale du texte (cf.les "oyez"); tout se passe comme si les textes épiques avaient été écrits pour être récités, déclamés oralement devant un public, lors de séances de récitation qui pouvaient être interrompues. On peut citer à titre d'exemple ce passage révélateur d'Huon de Bordeaux:
Segnor preudhomme, certes, bien le veés,
Pres est de vespre, et je suis moult lassé:
Or vous proi tous, si cier con vous m'avés...
Vous revenés demain, après disner,
Et s'alons boire, car je l'ai désiré.
Si le narrateur du Philomena se manifeste parfois explicitement, on ne peut parler de telles marques propres à l'épopée ancienne. On remarquera toutefois le souvenir d'une telle écriture: par exemple, au folio 7 v°: Et aysso fayt tan gran plor e tan gran feriment de pieytz ausiratz... Ici l'énonciateur s'adresse directement à ses destinataires, comme au folio 14 r°: aquestas causas faitas, quo avetz ausit... et au folio 15 v°: feron tan gran brutle... que disxeratz... Ailleurs, il commente son récit, explicite son travail d'écriture: e gran re d'autres cavayers que seria trop lonc per recomtar (folio 3 v°). Au folio 29 r°, il change explicitement de point de vue et focalise sa narration sur les ermites: Pero car no podem mudar que no parlem de sels per qui fo hedeficatz lo monestier de La Grassa e par amor d'aysso tornem un pauc a lors faytz... Semblablement, au folio 33 v°, le narrateur change de point de vue et annonce ce qui va se passer: E car nos coven ayssi entrepausar de l'afair de Thomas e de sos compahnos direm en qual guisa preiron martiri e calarem de l'afair de Narbona. Il reste ainsi des interventions du narrateur qui ont valeur d'annonce, de prospection. Le début du texte, lignes 1-4, rappelle nettement "l'affiche" initiale des chansons de geste, annonce le sujet, de façon presque publicitaire. On peut encore relever, parallèlement, des "rappels", introduits comme dans les chansons de geste par le procédé classique du messager ou du personnage annonçant une nouvelle: ainsi Hélias rapporte à Charles les événements consécutifs à la mort des ermites (folio 36 r° et v°). Tous ces traits rappellent un intertexte, renvoient à des habitudes issues du modèle épique.
Cependant un des caractères dominants de la syntaxe narrative des chansons de geste, c'est à dire de l'enchaînement des laisses, des séquences narratives, est son aspect non- linéaire. M. Rychner a bien décrit les structures des chansons de geste reposant sur les répétitions, les reprises, les similitudes à divers degrés (in La chanson de geste, Essai sur l'art épique des jongleurs, Genève-Lille, 1955). Notre texte dépourvu de la structure en laisses ne peut utiliser ces types d'enchaînement par reprises et variations. Mais surtout il ignore, bien entendu, les laisses parallèles et similaires: sa narration étant généralement linéaire, il ignore les haltes lyriques, si belles dans la Chanson de Roland. Nous ne sommes plus en fait devant une épopée de style jongleresque à écouter, mais devant une épopée romanesque à lire. Le texte en prose n'est plus chanté avec accompagnement musical devant un public collectif, mais lu par un lecteur individuel qui suit l'enchaînement linéaire des actions et des événements. (Cf. article de Martin de Riquer, " Epopée jongleresque à écouter et épopée romanesque à lire ", in La technique littéraire des chansons de gestes, Actes du colloque de Lièges, 1959, p.75-82.) Martin de Riquer a attribué cette évolution à l'influence stylistique du roman courtois, à partir de la fin du XII ème siècle. Il est manifeste que le Philomena porte aussi les marques d'une influence thématique en provenance du roman, en usant du "love interest", en présentant des guerriers sarrasins parfois "courtois" et positifs, au moins partiellement, avec qui les Francs agissent chevaleresquement.
Malgré cela, notre texte garde l'usage de quelques habitudes traditionnelles: nous retrouvons traces de motifs, de thèmes épiques fréquents.
Ainsi considérons cette évocation d'un combat individuel, d'une joute, au folio 42 v°: cascus asseguratz de cada part venc la us vays l'autre al pus tost que poc. E Corbeal feric Aymeric tan fort que l'escut e l'ausberc li trauquec, mays no li toquec el cors e la lanssa venc en pessas. E Naymeric venc vays l'autre si fortment, cridan Narbona, que l'escut li trauquec e l'ausberc e.l cors e.l gitec del cavalh mort en terra, l'arma del cal ne porteron diables en ifern.
Cette description n'est pas originale, elle s'inscrit dans un moule formel et thématique, repris des chansons de gestes: M. Rychner a distingué sept éléments fixes dans ce motif précis, quand il est complet.
1) éperonner le cheval
2) brandir la lance
3) frapper
4) briser l'écu de l'adversaire
5) rompre son haubert
6) lui passer la lance au travers du corps / le manquer
7) l'abattre au bas du cheval, le plus souvent mort.
On retrouve dans le passage que nous avons relevé la plupart
de ces éléments: seul l'élément n°
2 est absent; on voit bien que le rédacteur, même
s'il écrit en prose, écrit à partir du modèle
épique traditionnel, d'une matrice.
Brièvement, on peut relever d'autres motifs épiques, plus ou moins traités avec ampleur et fidélité au modèle ancien dans notre texte: motif de la prière, des pleurs, des combats à l'épée, des messages annonçant l'ennemi, du repas (cf. Peyra Ficha), de la mobilisation des troupes et encore du spectacle des tentes ennemies. On se reportera au catalogue de M. Rychner, op. cit., p. 128 sq., si l'on désire préciser cet aspect.
Nous avons insisté dans l'introduction sur l'aspect atypique du texte et nous reviendrons plus loin sur son aspect hagiographique, mais nous voudrions insister sur un côté original de l'oeuvre. Une des curiosités du Roman de Notre Dame de La Grasse est de donner une topographie très réaliste: la plupart des lieux mentionnés peuvent être identifiés encore aujourd'hui et l'espace représenté correspond à la réalité, alors que les chansons de geste peuvent mentionner comme voisines des villes distantes de centaines de lieues. Cela indique sûrement une conception du texte sur les lieux dont il parle. Relativement à ces toponymes, il est frappant de constater que le texte propose à plusieurs reprises une origine à la dénomination. Cette dimension de légende étiologique au coeur de l'épopée existe déjà chez Virgile. Parallèlement à la conquête militaire et à la christianisation des populations, il y a conquête et baptême du paysage, de l'espace. Le Philomena insiste sur la construction d'églises, de monastères, de chapelles, à l'instigation de Charles et des siens (fol. 3 r°, fol. 9 v° etc.). On renomme aussi de façon symbolique l'espace délivré: le plus notable, par l'insistance du texte, est la métamorphose de la Valh Magra (vallée maigre, pauvre du folio 8 r°) en Valh Grassa (vallée grasse, riche du folio 14 r°). Au folio 10 r°, l'archevêque Turpin baptise une montagne du nom de Puy des Berceaux (Pueg de Bresces) pour commémorer le baptême chrétien de petits enfants sarrasins encore aux berceaux. Notons encore le baptême du lieu du banquet, au folio 22 v°, appelé Peyra Ficha; en fait ce lieu tirait son nom de la présence d'un mégalithe. Au folio 28 v°, le Pont Colobrar devient la Guarda Rotlan en hommage au héros chrétien; en cette occasion le texte insiste sur la construction d'une chapelle en l'honneur de Saint Martin et juste après sur le baptême des Sarrasins de Capestang. Deux autre lieux se voient attribuer un nom qui aurait pour origine l'action ou la présence de Charles: Cortassan (c'est à dire Coursan aujourd'hui) tire son nom d'un séjour de la cour impériale sur les lieux (folio 28 v°) et La Clause (folio 59 v°) est ainsi appelée pour commémorer la lâcheté de Marsile qui s'enferme dans le château fort.
Cet aspect est sans aucun doute le trait le plus original de notre texte.
Le paragraphe-titre initial du manuscrit B signifie clairement le sujet et l'unité du texte: Aissi se conte en cal maniera Karles can ac pres Carcassona co.s partic de la ciutat ni vays cals partz anec e com hedifiquec le monestier de La Grassa, item com conqueric la ciutat de Narbona e d'autres nobles locx. Cette phrase situe le récit dans l'ensemble de la vie de Charlemagne et délimite deux objets essentiels: la fondation de l'abbaye de La Grasse et la prise de Narbonne. D'emblée un lien étroit est établi entre ces deux thèmes. Le texte désigne clairement ces deux sujets: l'afair de Thomas e de sos companhos et l'afair de Narbona (fol. 33 v°, 1391), il les mixe consciemment: nos cove aysxi entrepausar.
Le texte s'inscrit dans un mouvement permanent, jamais achevé; Charles en effet ne cesse de combattre: après la prise d'une ville importante, Carcassonne, sa tâche de croisade est relancée par une nouvelle étape sur la route de l'Espagne et la reconquête; il doit prendre Narbonne pour "cofondre la gent sarrasina" et "ashausssar la fe crestiana". L'incessant combat de Charles prend une dimension religieuse, métaphysique: plus que de conquérir des terres il s'agit de prouver l'erreur des Sarrasins (l'error sarrasinesca) et d'exalter la foi chrétienne. Le sujet épique est lui-même profondément religieux: les combats ont valeur symbolique, le bien et le mal s'y affrontent dans une ordalie. Combattre la cité ou fonder un monastère participe du même objectif d'exaltation du christianisme. Une fois la ville conquise et l'abbaye bien établie, d'autres tâches attendent Charles: comme dans la Chanson de Roland il doit repartir pour poursuivre sa croisade; d'autres ennemis, dont Marsile,d'autre villes sont sur son chemin. Le texte forme ainsi le récit d'une tranche de la vie "peineuse" de Charles; d'une certaine manière il est inachevé, il renvoie à d'autres récits, à d'autres événements épiques. Il n'y a pas de clôture du texte sur lui-même, le texte est un épisode particulier d'une geste: le public devait connaître la vie légendaire de Charles et le rédacteur en tenait compte.
Le texte est assez structuré et sa progression soignée: on peut distinguer une série d'épisodes, d'unités narratives.
1) Un prologue ouvre le récit: on y découvre le projet de prise de Narbonne, simple étape dans l'action de Charles.Lignes 1-67.
2) La découverte des ermites: une chasse donne à Turpin l'occasion de rencontrer les sept ermites. On retrouve ici le motif merveilleux des romans de chevalerie: la bête blanche pourchassée sert d'intermédiaire avec l'Autre Monde. Cependant dans le Philomena, c'est un chasseur sarrasin et une fumée dans une vallée isolée qui guident Turpin. L' évocation de la vie édénique et le passé des ermites suivent cet épisode d'origine folklorique. Quand Charles arrive dans la vallée, Turpin lui raconte tout et l'empereur décide de fonder un monastère.(l.202 sqq.). Un miracle se produit: un pain est multiplié. La Merveille des cerfs confirme la sainteté des ermites. On procède à la construction d'une série de chapelles. Lignes 68- 311.
3) Un bref retour en arrière est fait pour présenter une expédition d'Augier le Danois: il ramène des prisonniers sarrasins qu'on baptise. Lignes 312-329.
4) Projet architectural: Charles désigne un maître d'oeuvre pour la construction du monastère. Un miracle se produit avec la guérison de quatre aveugles. Lignes 330-405.
5) Départ de Roland pour Barcelone à la recherche de provisions. Lignes 405-420.
6) Décision de construire des fortifications par précaution contre les Sarrasins. Charles donne ses instructions au maître d'oeuvre pour l'architecture de l'abbaye. Lignes 440-465.
7)L'arrivée du bétail envoyé par Roland constitue le terme de la séquence épique, commencée en 5. On change le nom de la vallée vu l'abondance des provisions. Lignes 466-521.
8) Menace d'une première armée sarrasine, en provenance de Provence: Matran et quinze autres rois arrivent. Le récit guerrier commence: une longue série d'affrontements est narrée avec force détails. L'acte guerrier devient ainsi le thème d'inspiration central. Les troupes arabes sont anéanties. Lignes 522- 821.
9) L'abbaye: Charles songe à désigner un abbé à la tête de la nouvelle abbaye, Turpin conseille d'attendre. Nous assistons à une visite au chantier, à la constructions d'autels, à l'offrande de reliques. Puis c'est le départ à Mirailles pour dégager la vallée. Un grand repas est donné à Peyra Ficha, puis on regagne Lagrasse, pour voir se terminer les travaux (couverture). Une cérémonie est organisée et on décide de choisir un abbé, après le refus de Thomas. Lignes 822-993.
10) Menace d'une nouvelle armée sarrasine: celle-ci est conduite par Marsile. Charles implore la miséricorde de Dieu qui se manifeste par un miracle lumineux. Charles mène des combats victorieux. Lignes 994-1054.
11) Conseil: on décide de fortifier le monastère; on procède à la désignation de Symfre comme abbé, on installe cent moines nobles. Charles accorde Boyssède à Robert pour bâtir un moulin. Lignes 1055-1146.
12) Messages de Charles à Matran: il lui propose de se baptiser et de devenir son vassal. Après le refus de Matran commence le siège de Narbonne. Lignes 1147-1195.
13) Retour aux affaires de Lagrasse. a) Thomas et les autres ermites font "sécession", refusant le luxe des autres moines. Lignes 1196-1219. b) L' affaire du moulin de Boyssède présente la spoliation de la famille de Robert par l'abbé et le prieur. Charles fait justice et désigne un nouvel abbé: Hélias. Lignes 1220-1306.
14) Retour de Charles devant Narbonne: le siège reprend; on assiste à un duel entre Roland et Tamisso. Lignes 1307-1390.
15) Martyre des sept ermites: les Sarrasins font périr Thomas et ses compagnons, isolés. Les moines de Lagrasse prennent part aux combats. Lignes 1391-1530.
16) Arrivée de renforts sarrasins à Narbonne sous la conduite de Borrelh: les combats sont relancés et racontés de façon assez détaillée. Lignes 1530-1724.
17) L'attribution du fief de Narbonne: la cupidité des seigneurs francs s'y manifeste; Aymeri arrive et montre son désintéressement. Le récit présente de nouveaux combats contre Narbonne où s'illustre Aymeri. Lignes 1725-1825.
18) Funérailles des sept ermites: à l'occasion de la cérémonie une série de miracles intervient. Lignes 1826-1873.
19) Nouveaux renforts sarrasins: en provenance d'Espagne, des troupes sont envoyées par l'Almansour. De nouveaux combats sont racontés. Charles lance un nouvel ultimatum à Matran. Plusieurs duels au sommet marquent le récit guerrier et annoncent la défaite sarrasine: Roland triomphe de Borrelh et Olivier d'Amédon. Lignes 1874-2019.
20) Les abandons: les Juifs prennent le parti de Charles et la reine Oriande se réfugie auprès de l'empereur. Lignes 2020- 2088.
21) Duel terminal: Charles affronte Matran. Après la mort du Sarrasin, la ville est prise sans saccage. Lignes 2089-2132.
22) L'attribution des fiefs: Charles procède à la "tripartition" de Narbonne, entre les Juifs, Aymeri et l'évêque. Le baptême et la mariage d'Oriande semblent marquer la triomphe chrétien. Lignes 2133-2272.
23) Rebondissement: l' arrivée de Marsile et de l'Almansour fait reprendre les combats. Aymeri tue l'Almansour, un duel oppose Tornabelh et Falcon. Plusieurs combats se déroulent; on voit la déroute de Marsile puis sa lâcheté à la Clause. Lignes 2273-2564.
24) Retour de Charles à Lagrasse: au terme du récit, la consécration du monastère constitue une "apothéose", marquée par un grand miracle. Une série d'offrandes précieuses est faite à l'abbaye. Lignes 2565-2708.
25) Epilogue: Charles entreprend de réaliser de nouveaux projets et part pour le Roussillon. Lignes 2709-2731.
Comme bien des chansons de geste notre texte fait varier avec habileté les points de vue: naturellement la focalisation se fait généralement sur le camp chrétien, car il y a un processus d'identification, un parti pris net, mais assez souvent le narrateur se place dans le camp sarrasin et raconte des scènes de manière détaillée, reproduit des dialogues assez amplifiés (le manuscrit P développe de façon bavarde ces passages). Parfois nous assistons à l'élaboration d'un projet sarrasin, à l'organisation d'une embuscade. Le narrateur fait parler entre eux les Sarrasins: il oppose parfois un personnage arabe à d'autres: Matran / Oriande, Marsile / Frenagan... Ce procédé permet de rendre plus vivant le récit, de créer un effet de suspense, quand nous attendons de voir la tournure prise par les événements annoncés.
A l'intérieur du camp chrétien, la narrateur fait alterner, comme nous l'avons déjà dit, les focalisations sur les guerriers et les ermites ou les moines: il mixe les deux sujets avec maîtrise. Parfois abandonnant le groupe, l'armée, nous suivons un personnage isolé: c'est le cas de Turpin lors de sa chasse, de Roland au folio 17 r° que nous voyons en pleine expédition. De même dans les récits de combat,tantôt le texte se centre sur le groupe indifférencié, pour une mêlée générale, tantôt il focalise sur quelques héros, ainsi privilégiés, dont nous voyons s'accomplir les exploits individuels. Le récit fait dominer une série de grands duels, d'affrontements de "chefs", qui sont bien détaillés. On notera à ce propos la progression, la construction ascendante, semblable à celle de bien des westerns; si l'affrontement suprême entre les grands champions est attendu, il est retardé, car il faut respecter la logique narrative; le duel entre Charles et Matran est ainsi repoussé: le placer trop tôt raccourcirait le récit.
Le récit détache un moment privilégié de l'ensemble de la vie de Charles: cette période correspond à la fondation du monastère et à la conquête de Narbonne, les deux sujets centraux du texte. On notera que pour le rédacteur et les lecteurs (ou auditeurs) du récit,il s'agit de remonter dans le passé pour se placer à une époque glorieuse de la chrétienté,un peu mythique: celle de la légende carolingienne. Plusieurs siècles se sont écoulés depuis ce temps qui est la référence. Le texte situe explicitement, à la façon d'un livre d'histoire, la chronologie au folio 10 r°: l'action se déroule en l'an de l'incarnation 789 et il explicite la durée des combats: le siège de Narbonne a duré cinq mois (folio 50 r°). Lors de l'épisode de la consécration nous avons même des références au jour (folio 60 r°); l'action se situe cinq jours avant Pâques, la cérémonie s'accomplit un mardi. Ces indications précises ont valeur d'effet de réel et évoquent un intertexte historiographique.
Le moment où se déroulent les combats prend une valeur symbolique en quelque sorte désignée par le texte: le pape rappelle au folio 60 r° que les guerriers ont combattu pendant le carême: ainsi leurs souffrances ont une valeur expiatoire, ils ont souffert comme le Christ. Cette idée se trouve déjà dans la Chanson de Guillaume où le héros Vivien revit la Passion de Jésus. Ce n'est pas par hasard si la consécration se déroule ainsi pour la fête de Pâques, c'est une sorte de récompense, un écho de la résurrection.
Le récit est essentiellement linéaire: le temps du récit suit au fil des lignes le temps de l'histoire, la chronologie des événements rapportés. On relève quelques exceptions: nous avons une rétrospection, c'est à dire un retour en arrière (flash back), tout à fait naturelle lors de la rencontre des ermites; Thomas y raconte à Turpin le passé de ses compagnons. De même pour présenter une expédition d'Augier le Danois nous revenons en arrière (folio 9 v°). Il y a trace aussi de prospection, d'annonce: ainsi au folio 22 v° le pape prédit, sans s'attarder, la consécration de l'abbaye par le Christ.
Si le texte suit en gros une chronologie linéaire banale, il fait varier le rythme du récit, la rapport entre le temps du récit et le temps de l'histoire: certains passages sont dilatés, privilégiés et d'autres sont fortement condensés. On notera à cet égard l'abondance des scènes dialoguées, forcément développées, où s'établit une stricte coïncidence entre le temps du récit et le temps de l'histoire (les événements rapportés). Les récits de batailles générales sont souvent abrégés, comme dans beaucoup de chansons de geste, sans doute pour ne pas ennuyer. Citons ainsi, à titre d'exemple, la bataille elliptique du folio 58 v° contre Marsile qui se limite au bilan des pertes et du butin. Cet aspect de la technique narrative du texte n'est pas vraiment original, on trouve les mêmes procédés dans la Chanson de Guillaume, par exemple.
Nous avons déjà insisté sur la fidélité du texte à la topographie de la région de Lagrasse; il s'agit maintenant de caractériser cet espace du point de vue de l'imaginaire.
Comme dans la plupart des récits de fiction le déplacement dans l'espace sert de déclencheur à l'action. L'arrivée de Charles provoque la guerre et la construction du monastère; la chasse de Turpin permet la rencontre des ermites. Ainsi se déplacer ouvre la possibilité de l'aventure; la rencontre des ermites est à l'origine directe de la fondation de l'abbaye, sa destruction semble motiver l'action des Sarrasins.
Le lieu où se déroule l'histoire est vu comme une frontière, à l'image de l'Ouest des westerns,qu'il s'agit de repousser le plus loin possible, dans une conquête. Narbonne se situe sur l'itinéraire de Charles: entre la zone chrétienne et l'Espagne à conquérir; c'est un obstacle momentané (cf. folio 4 r°). Charles d'ailleurs n'y restera pas: il ne fait que passer, venant de Carcassonne libérée, et fonder un ordre chrétien qu'il va porter ensuite ailleurs; à la fin du texte il s'oriente sur le Roussillon, la limite étant désormais déplacée. Symboliquement, il s'agit de repousser le monde du mal, diabolique.
L'espace s'organise à travers une série d'oppositions significatives, à valeur symbolique: le monde chrétien et le monde païen, la ville de Narbonne et l'armée (l'ost), un intérieur et un extérieur, limités par les remparts de la ville. Les Sarrasins semblent réduits à s'enfermer pour se protéger de Charles qu'ils ne peuvent affronter de face: Matran dans la ville, Marsile dans le château de La Clause, au nom révélateur. Parfois des Sarrasins viennent d'un ailleurs encore inquiétant, la Provence, la Catalogne, l'Espagne, menacer les champions de Dieu. Notons que ces deux mondes peuvent communiquer; ils communiquent dans le dialogue et c'est l'échec, l'opposition irrémédiable: Matran refuse de devenir chrétien, Marsile refuse de sortir pour jouter de façon chevaleresque. Seuls certains personnages appartiennent à une zone d'échange: les Sarrasins qui acceptent de se convertir et paradoxalement les Juifs.
Une opposition se construit à l'intérieur du camp chrétien: les ermites, qui à l'origine vivaient à l'écart du monde païen, dans une vallée, se retirent du monastère pour retrouver leur misérable ermitage: le mal peut atteindre certains chrétiens.
Si l'on se reporte à notre Index des personnages, on constate statistiquement que tous n'ont pas une égale importance, certains jouent un rôle clef. Le plus nommé,de façon écrasante, (plusieurs centaines de fois!) reste bien entendu Charles qui est le pivot du récit: il s'agit de raconter sa geste. Ensuite viennent Roland (plus de 12O occurrences du nom), Turpin (67 citations), Thomas (66 fois), Aymeri (43), Falcon (33) et Olivier (28). Dans le camp adverse domine Matran avec 70 mentions directes, puis suivent Borrel (47), Marsile (45) et enfin Oriande (11). Il nous semble intéressant de noter que Turpin est privilégié au détriment d'Olivier, associé si étroitement dans la plupart des textes épiques à Roland. L'origine cléricale de notre texte explique sans doute cette particularité. Roland reste associé à la légende de Charles; on remarquera d'ailleurs que dans la geste de Charlemagne, normalement Roland et Olivier sont censés être déjà morts à Roncevaux. Le rédacteur semble n'avoir pu se résigner à les effacer de son texte, peut-être pour séduire son public, comme Conan Doyle ressuscitant Sherlock Holmes devant les protestations de ses lecteurs.
Il nous semble que tout le texte se structure autour de deux personnages essentiels et de deux quêtes différentes mais associées. Si Charles, le héros guerrier, semble là pour conquérir, Thomas l'ermite recherche la vie pure et sainte. On peut essayer de représenter cette dynamique sous la forme du schéma actantiel, élaboré par Greimas, dans La sémantique structurale, Paris, 1966, Larousse.
ADJUVANT SUJET OPPOSANT(s) Dieu Charles / Thomas Sarrasins/Forces du mal DESTINATEUR OBJET DESTINATAIRE Dieu Narbonne/sainteté Charles/Thomas et le monde chrétien
En effet les forces agissantes sont Charles et Thomas, ils sont les héros positifs du texte; le bien qu'ils souhaitent et s'efforcent d'obtenir est pour l'un la conquête de nouvelles terres chrétiennes, surtout Narbonne dans notre récit, et pour l'autre le salut, la sainteté qui irradie sur les autres. On notera d'ailleurs que ces deux objets de quête sont étroitement associés: la dimension religieuse des combats de Charles est transparente et l'empereur veut fonder un monastère en l'honneur de Thomas; pour ces deux personnages, héros de deux dimensions différentes, l'objectif est le même, il s'agit "d'eshalcier sainte crestienté", selon l'expression de l'ancienne langue. Celui qui assiste aussi bien le guerrier que l'ermite reste Dieu qui intervient de façon patente dans l'histoire qui nous est narrée. L'adversaire de Dieu, donc de Thomas et de Charles, est bien entendu le Malin qui s'incarne dans le camp sarrasin, monde des ténèbres par excellence. Dieu, comme cela s'impose au Moyen Age et dans un texte épico-religieux, reste le destinateur, celui en qui tout repose: sa Providence se manifeste dans l'Histoire. Le bénéficiaire de ces deux quêtes, en dehors des personnes de l'empereur et de l'ermite, reste la chrétienté, à la fois principe et communauté, comme dans toutes les gestes médiévales, qui doit être exhaussée, exaltée.
En dehors de raconter pour divertir une belle légende épique, le Roman de Notre Dame de La Grasse a des intentions pragmatiques assez perceptibles: le texte a été écrit pour agir sur son public et présente des visées "didactiques".
Le plus évident est la défense des prérogatives et des possessions de l'abbaye: en leur attribuant une origine carolingienne, datant des temps héroïques, le texte les rend presque intouchables. Le narrateur insiste ainsi,au folio 10 v°, sur le fait que le monastère doit être riche "d'ondradas possessios", c'est à dire posséder des fiefs; de plus l'attribution de ces fiefs est du fait de Charles. Au folio 12 r°, nous voyons Roland promettre de donner le dixième (la dîme) de ce qu'il va conquérir; le thème est repris au folio 13 r° où Roland réalise sa promesse. Au folio 22 r°, nous voyons les chevaliers de noble lignage adoubés par Charles faire une offrande d'un besant d'or chacun à l'abbaye. Au folio 23 v° et 24 r°, Charles s'engage à favoriser, parmi tous les monastères qu'il a fondés, celui de La Grasse en lui donnant des possessions pour que ses moines puissent vivre honorablement. Plus intéressant encore que les donations matérielles, au folio 27 r°, des privilèges insignes sont accordés au monastère: il dépendra directement de Rome, sans être soumis à un archevêque ou à un évêque local; l'évêque de Carcassonne devra faire chaque année une visite de "courtoisie" à La Grasse.Notons au passage que ces éléments correspondent à des réalités historiques. Le pape insiste sur la nécessité de donner au monastère des fiefs. Charles alors attribue à la mère de Dieu,la suzeraine du monastère, 500 "chevalées" de terres; tous ceux qui résident sur ces terres devront lui prêter hommage. A la fin du folio 52 v°, Charles promet d'accroître les fiefs du monastère; dans le folio suivant, Aymeri de Narbonne, devenu un puissant seigneur, doit rendre hommage à Notre Dame de La Grasse et donne ensuite des fiefs locaux à l'abbaye; ce don est confirmé par Charles en personne. A la fin de l'oeuvre, Charles et Turpin remettent des objets précieux et symboliques à l'abbaye.
Ailleurs, à plusieurs reprises, on mentionne l'autorité de l'abbaye sur d'autre monastères; par exemple au folio 20 v°, Charles, devant le pape, soumet et inféode le prieur des Palais à Lagrasse. Tous ces détails sur lesquels le texte insiste,avec une forte régularité, vont dans le même sens: défendre contre d'éventuelles spoliations le monastère, affirmer son autorité sur d'autres institutions, inciter les puissants à le respecter et à l'honorer de leurs dons.
Un autre aspect idéologique du texte est la définition d'un idéal monastique. Le Roman de Notre Dame de La Grasse ne se limite pas à être une chronique monastique, plus ou moins fantaisiste, il propose des valeurs, un modèle aux moines qui devaient être ses premiers lecteurs. On notera une certaine contradiction à ce propos, ce qui, au passage, pourrait indiquer que le texte a été remanié, modifié. Il est évident que deux modèles différents sont proposés:le premier valorise la vie ascétique et pauvre des ermites, le second pourrait être qualifié de chevaleresque, plus conforme aux idéaux aristocratiques qu'évangéliques. La vie initiale de Thomas et de ses compagnons rappelle les premiers temps du christianisme: ils vivent retirés, à l'écart du monde, comme dans une Thébaïde, menant une vie dure et pratiquant une ascèse végétarienne.Plus tard (fol. 24 r°) Thomas refusera la direction du monastère, rejetant le souci des biens matériels et se présentant comme incapable d'une telle tâche. Thomas semble même remettre en cause la notion de propriété, en tout cas pour des moines, au folio 13 r°: no vuelh Dieus que nos aiam propri. On peut en cette occasion voir une influence des idées franciscaines: Saint François a souffert de voir son ordre devenir puissant et a refusé d'en assumer la direction matérielle. Un peu plus loin, nous assistons au départ des ermites du monastère: ils rejettent le luxe et les manières de vie des moines nouveaux (fol. 29 r°): los monges volian maniar e beure belament et aver bels vestimens e belas cavalguaduras... Le texte semble, par certains aspects, se méfier de la puissance des moines: la corruption et la cupidité amènent le premier abbé, Symfre, et le prieur à la forfaiture et à l'injustice; ils seront d'ailleurs châtiés cruellement par Charles.
En d'autres passages, le Philomena présente un autre modèle, il semble donner à admirer la puissance féodale de l'abbaye, sa richesse matérielle, ses nombreux bâtiments et le recrutement aristocratique de ses membres. Ainsi,au folio 24 r° Charles lui-même insiste sur la puissance des monastères qu'il a fondés, sur la nécessité de les doter de riches fiefs pour que les moines, issus de noble lignage, puissent y vivre "ondradament"; il souhaite que le monastère de La Grasse soit le "pus rix e pus nobles". Le pape (fol. 24 r°) en proposant la direction du monastère à Thomas lui dit qu'il sera "poderos de dar e de despendre e de menar am (si) cavaiers e d'ondratz baros". Nous voyons clairement ici un modèle chevaleresque et marqué par les valeurs de la classe guerrière. Il s'agit de pratiquer le potlatch, de manifester sa puissance et sa générosité en vivant comme un riche seigneur. Certains mots employés au folio 26 v° par le pape sermonnant les moines ont une résonnance bien laïque et courtoise: il demande aux moines de ne pas être "lauzengiers", de "largament despendar". Comme il s'agit de valeurs aristocratiques, le recrutement du monastère doit être élitiste (cf. folio 26 v°). Plus loin encore, malgré le mauvais exemple donné par Symfre, Charles en s'adressant à Hélias qu'il vient d'instituer abbé mettra en valeur son noble lignage qui le prédispose à la direction de l'abbaye.
Le texte s'inscrit ainsi dans les valeurs féodales de l'époque: il semble y avoir une certaine confusion entre valeurs monastiques et idéal social.
Un autre enseignement du texte le situe bien dans un contexte historique déterminé: il s'agit de la place qu'il attribue à l'autorité centrale, à la monarchie française. Charlemagne est d'abord présenté en roi de France; au folio 26 v°, le pape en personne dit aux moines: "tostemps lo rey de Franssa amatz et ad el repondestz et enapres a l'apostoli de Roma e nulh autre senhor non aiatz." Plus loin, Aymeri, devenu maître de Narbonne et grand seigneur, à la tête de nombreux fiefs, est montré avec insistance comme vassal soumis du roi. Cette prédominance du monarque semble montrer clairement que le texte, dans la version que nous lisons, en tout cas, réfère à une période de centralisation, de francisation.
Une dimension essentielle du texte, semblable en cela à bien des chansons de geste, est, ce que nous appellerons l'esprit de croisade. Tout le récit illustre la reconquête sur les Arabes, il s'agit de confondre la nation sarrasine; une des conséquences est l'exaltation de la "guerre sainte" et du modèle du guerrier religieux et même du religieux guerrier. Que les guerriers combattent dans un esprit religieux, cela est manifeste et s'explicite dans le texte de multiples manières sur lesquelles il est inutile de s'étendre.Notons simplement qu'au folio 4 r°, dés le début du texte, Charles proclame: "devem suffertar per Ihesu Crist eyssaussan la fe catholical e cofonden la gen sarrazina". Le plus important est de voir qu'on a affaire à une guerre sainte. Historiquement, si déjà Saint Augustin avait considéré la guerre sainte comme légitime, aux débuts du christianisme, tomber en tant que guerrier chrétien face à un adversaire de la foi chrétienne n'assurait pas le salut de l'âme. C'est seulement au IX ème siècle que l'évêque Euloge de Cordoue et les papes Léon V, Nicolas I er et quelques autres avaient complété le dogme et assuré la palme du martyre au guerrier tué au cours d'une guerre "sainte". Notre texte insiste à plusieurs reprises sur cette idée. Le thème est esquissé dans un passage du folio 15 r° par Charles et nous voyons au folio 19 r° le pape Léon affirmer: "per estiers devetz creyre per ver que si negus de nos autres moria en la batalha que de corona perdurabla sera en gloria coronatz, que solament sia confessatz de sos peccatz."Remarquons la nuance: la confession est nécessaire et préalable. Ainsi au folio 19 v° le pape remet leurs péchés aux guerriers. Le propos est repris au folio 56 r° par le pape qui accorde à nouveau l'absolution aux combattants et leur promet encore le paradis.
Le plus curieux, comme dans la Chanson de Roland, est de voir des religieux combattre directement, les armes à la main et tuer des "païens". En effet, contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, l'Eglise, même en justifiant théologiquement la guerre sainte, interdisait à ses membres de verser le sang: si les prêtres et les prélats étaient présents sur un champ de bataille pour soutenir les combattants, les exhorter, il leur était formellement interdit de se battre. Verser le sang, même celui d'un païen, i.e. d'un Musulman, et même pour assurer sa défense, était un péché qui excluait de la prêtrise. (Cf. article d'E. Faral, " A propos de la Chanson de Roland ", in La technique littéraire des chansons de geste, p. 274.) Or notre texte insiste largement sur les exploits de l'évêque Turpin, grand pourfendeur d'infidèles et meneur d'hommes, et nous voyons d'autres prélats se battre et tuer, tel l'évêque de Saint Lis au folio 32 r°, sans parler des moines de La Grasse, parmi lesquels Razols semble préférer le combat à la lecture du psautier (folio 34 r°). On peut croire ainsi que le Roman de Notre de La Grasse, au risque net de transgresser l'orthodoxie, incite les religieux à la guerre directe; ici il reprend surtout la Chanson de Roland. Le texte, composé sans doute par un clerc et destiné à être essentiellement consommé par des clercs, se devait de valoriser comme héros un homme d'église, montrer que son courage, sa prouesse n'était en rien inférieur à celle des gens de chevalerie. Comparer les valeurs respectives du clerc et du chevalier est un topos de la littérature médiévale.
Cet esprit de croisade, si présent dans la texte, ne doit pas dater du XIV ème siècle, mais plutôt remonter aux premières rédactions de l'oeuvre et il fait écho à l'atmosphère contemporaine des Croisades. Il évoque irrésistiblement les prédications d'Urbain II pour la première croisade.
Un élément idéologique paradoxal, eu égard à cet esprit de croisade si marqué,est l'attitude du narrateur envers les Juifs. Si l'Eglise, dans sa hiérarchie, n'a jamais encouragé les persécutions envers les Israélites, les Croisades avaient exacerbé les sentiments anti-juifs et provoqué des pogroms. Souvent la littérature d'inspiration religieuse ou épique a assimilé Juifs et Musulmans et a fait preuve parfois d'une grande virulence, d'un strict point de vue religieux à dire vrai, le Moyen Age ayant ignoré le racisme. Nous avons déjà mentionné le Pseudo-Turpin comme exemple d'antijudaïsme, citons encore ces vers rageurs de Gautier de Coinci dans un récit de miracle concernant la Vierge:
En leur erreur ont trop duré!
Si durement sont aduré
Que plus sont dur que pierre dure.
Certes haus hom qui les endure
Ne doit mie longes durer.
Ne daint Nostre Dame endurer
Ne ses dolz fix ja ne l'endurt
Qui les endure que ja durt:
Trop i a dur endurement!
Vers aus sui durs si durement
Que, s'iere rois, por toute roie
Un a durer n'en endurroie.
(fin du miracle De l'enfant a un giu qui se crestiena., manuscrit B.N., f.fr. n° 22928)
Notre texte, de façon originale, ménage les Juifs, le narrateur donne la parole à l'un d'eux; il insiste longuement sur le fait qu'ils ne trahissent pas leur seigneur Matran. Nous les voyons s'efforcer en vain d'ouvrir les yeux au roi sarrasin, agissant en auxiliaires positifs, en fidèles vassaux; c'est Charles lui-même qui les prend sous son auguste protection et qui accepte qu'ils gardent un responsable de leur religion. Un tiers de la cité leur est laissé en partage si bien qu'ils restent ainsi intégrés au système féodal. Il est clair que le texte les présente comme personnages sympathiques; ils appartiennent à la zone de l'échange, à ceux qui peuvent opter pour le bien. Il convient de remarquer que cette tolérance évoquée dans le récit dénote des réalités historiques et locales. Pépin le Bref et ses successeurs carolingiens ont toujours protégé les Juifs qui étaient nombreux en Septimanie; ils y jouissaient de privilèges réels (voir à ce propos nos notes concernant la traduction).
Quantitativement les épisodes à caractère religieux direct sont importants dans le texte et les personnages des sept ermites sont des protagonistes pour bien des passages. Le récit de la vie sainte et du martyre de Thomas et de ses compagnons est jalonné par une série de miracles qui attestent de leur élection, de l'intervention de Dieu: d'un certain point de vue, Dieu est un acteur central du texte. Il nous semble utile de procéder au relevé des prodiges manifestant le surnaturel chrétien et de les caractériser sommairement.
Tout d'abord, le lecteur est un peu émerveillé par le spectacle de la vie édénique, en quelque sorte "ante peccatum", que mènent les ermites. L'épisode est développé avec ampleur entre les lignes 78 et 198 et comme il figure au début du récit, on se rend compte qu' il est ainsi nettement mis en valeur. L'inspiration hagiographique, comme c'est le cas dans beaucoup de Vies de Saints, privilégie des motifs folkloriques. Comme dans les contes, l'action se passe dans un ailleurs, un Autre Monde; on note l'isolement profond des ermites, retirés dans une vallée protégée par une forêt épaisse, inaccessible: les lignes 172 sq. (trencan los aybres per far carriera entro al loc on ero los hermitas) montrent un monde impénétrable, étrange, comme les lignes 102-103 l'avaient déjà esquissé (per la mala carrieyra que atrobavan les covenia.n anar a pe). La forêt au Moyen Age reste objet de craintes, de superstitions, de rêves. D'ailleurs la découverte de ce paradis perdu s'est accomplie dans la plus pure tradition folklorique: Turpin, seul, au cours d'une chasse à caractère initiatique, sans doute guidé à l'origine par une bête qu'il poursuit, rencontre un chasseur sarrasin qui le renseigne sur la présence des ermites. La description que fait le Sarrasin des ermites rappelle le topos de l'homo silvaticus: ils sont semblables à des bêtes, vivent comme elles et côtoient les animaux sauvages (totz negres e peloses, bestials et ayssi magres que a penas an figura d'omes). Comme ils pratiquent le végétarisme, ils vivent en bonne entente avec les animaux: leos, orsses et autras totas salvasinas que el bosc atrobem, nos no las encaussem ni elas nos. Plus loin, des cerfs pourchassés viendront trouver refuge auprès de Thomas (lignes 252 - 265) et les chiens de chasse redeviendront pacifiques. Dans un autre passage, Thomas refusera de monter sur un cheval, peut-être par respect pour l'animal, à moins qu'il s'agisse d'humilité. Il est curieux de voir que la sainteté ici s'exprime dans une vie innocente et primitive; nos ermites, après avoir été étudiants à Paris, ont fui la civilisation.
Cet épisode est le plus marqué par l'écriture hagiographique et il fait prédominer un temps le modèle de la Vie de Saint. La suite du texte intercalera, mixera avec une grande constance des passages à valeur miraculaire.
Le premier miracle du texte reprend de façon significative un miracle du Christ: nous revivons la multiplication des pains, épisode célèbre des Evangiles (lignes 208 - 220). Ainsi qu'il est fréquent au Moyen Age le miracle consiste dans la reproduction, la réitération d'un geste du Christ. Il convient de noter que le rédacteur insiste sur la pauvreté: il s'agit d'un pain misérable, fait de mil et sec. L'objet en lui-même est ambigu: s'il représente, dans un certain sens, la dignité de l'incarnation, il est aussi signe du refus des biens matériels, signe du choix de la pauvreté évangélique; cependant ceux qui en ont mangé sont rassasiés "comme s'ils avaient mangé à la cour d'un roi". Le pain semble avoir valeur eucharistique: ceux qui l'ont goûté se sentent purifiés. Ce miracle se passe en quelque sorte spontanément, sans demande, sans attente particulière.Il est suivi de la reconnaissance par la foule et par des manifestions de ferveur religieuse.
La deuxième opération miraculeuse reprend encore les Evangiles: nous assistons à la guérison de quatre aveugles, épisode longuement développé (lignes 362-405). Cette fois il y a quête du miracle, demande insistante de la part des affligés: ils dérangent mêmes socialement par leurs cris, on leur intime l'ordre de se taire. Parmi les traits marquants, on notera l'insistance sur le lieu et le contexte: cela se passe pendant la messe célébrée par Thomas; les aveugles mentionnent la "sanctetat d'aquel loc". Les pèlerins prennent comme intermédiaires et intercesseurs la Vierge et les ermites: le Philomena est d'abord un ouvrage magnifiant le culte de la Vierge. Le miracle intervient au moment crucial de l'Eucharistie et se manifeste tangiblement par un phénomène lumineux et une voix surnaturelle. Cette fois on contrôle la véracité du miracle en se livrant à une expérience sur les miraculés, avant de s'abandonner à l'allégresse. Dernier détail intéressant d'un point de vue historique, les pèlerins en quête de miracle viennent de loin; ils sont d'origine diverse et internationale. Ce miracle présente enfin la particularité d'être in vita et atteste l'élection des ermites.
Le troisième miracle est extrêmement condensé (lignes 796- 798); la narrateur ne s'y attarde pas. Lors de la mort de l'abbé de Saint-Denis, mortellement blessé au combat, des anges emportent "visiblement" son âme au paradis.Il s'agit simplement de signifier que ce combattant d'une croisade a gagné la palme du martyre.
Le quatrième miracle semble aussi peu important, mais présente un thème classique de la thaumaturgie médiévale: l'odeur de sainteté (lignes 859 -862). Les guerriers chrétiens tombés en martyres face aux païens voient leur métabolisme transformé: leurs cadavres, au lieu de se corrompre, répandent une odeur de parfum. Ce miracle n'est pas développé et ne suscite aucune réaction collective mentionnée.
Le cinquième miracle, raconté brièvement (lignes 1034 - 1036), est encore un phénomène lumineux: il se produit dans le contexte de la "bataille". A la suite d'une prière de Charles, Dieu intervient dans le combat et fait un choix manifeste, il désigne un camp comme élu. Nous sommes dans le contexte d'une ordalie. La transgression de l'ordre naturel établit un clivage symbolique entre les deux camps: jour et nuit tracent une ligne entre le monde chrétien et le monde païen à caractère diabolique.
Le sixième prodige, qui suit de près le précédent et qui est narré rapidement (lignes 1049-1054), est une guérison: trois paralytiques ou estropiés, au moment sacré de la messe de funérailles en l'honneur de l'évêque de Chartres, sont guéris. On notera la proximité de l'autel de Marie et l'importance de la présence du corps de l'évêque: il semble avoir une action de type physique, magnétique. Le texte attribue explicitement le miracle à "la bonaurada mayre de dieu". Le miracle sert de critère manifeste aux yeux du pape pour établir la sainteté de l'évêque.Dans la typologie des miracles nous avons affaire à un miracle post mortem. Encore une fois, la guérison d'un paralytique est attestée dans les miracles christiques.
Le septième miracle répète la guérison de paralytiques, lui aussi est "résumé" (lignes 1349 - 1352). C'est un miracle post mortem attestant la sainteté de l'évêque Grégoire, tué au combat. C'est Dieu qui intervient directement"en l'honneur" de son saint-martyre: Dieus restituic aqui alcus contraytz e lor rendec sanitat. Le miracle est encore perçu comme signe d'élection et produit "une grande joie" chez les chrétiens.
Le huitième prodige commence aussi par un phénomène lumineux (lignes 1417 - 1442); il arrive à l'occasion du martyre des sept ermites. De façon symbolique, le moment est signifiant ainsi que le lieu: c'est pendant la messe, encore à l'Eucharistie, dans la modeste demeure des ermites qu'il s'accomplit. Si Dieu manifeste sa faveur envers les martyrs en envoyant des anges, il intervient aussi pour rendre une justice immanente: il agit pour châtier les Sarrasins; c'est un miracle-châtiment. Les Sarrasins, aveuglés par Dieu, s'entretuent pour un modeste ciboire et finissent dans le feu, à la valeur infernale et symbolique; Dieu punit ainsi la cupidité des impies. Les diables apparaissent pour conduire en enfer les âmes des Sarrasins. Un phénomène physique, rappelant l'odeur de sainteté, complète le prodige: les corps intacts des ermites sont retrouvés dans les cendres. Cette merveille est glosée de façon symbolique par le narrateur.
Le neuvième miracle est encore une guérison (lignes 1492 - 1498), celle, massive cette fois, de cinq paralytiques et de quatre aveugles. Ils sont en quête de miracles et se présentent en suppliants de la Vierge. La proximité du corps de Thomas est notée et semble déterminante.Les pèlerins prient Dieu, la Vierge et les "saints hommes présents en ce lieu", c'est à dire les restes des ermites. C'est le premier miracle montrant le pouvoir des reliques des sept ermites. Les moines, naturellement, en remercient le ciel.
Le dixième miracle est encore d'ordre lumineux et s'accomplit (lignes 1856 - 1859) pendant les funérailles des ermites: une grande clarté baigne l'église et des chants angéliques sont entendus. Turpin y voit, logiquement, le signe du salut pour les âmes des défunts. On institue une fête commémorative aussitôt: il s'agit pour les témoins du miracle de témoigner et d'honorer.
Le onzième et dernier prodige se produit pour la consécration du monastère (lignes 2621 - 2669). C'est le sommet du texte, en ce domaine, car on y voit l'intervention directe et la présence de Jésus, accompagné d'anges: le Fils de Dieu accomplit en personne les rituels de consécration. On remarque l'absence de toute foule; seul le pape reste comme témoin direct. Reste tangible du miracle,l'eau qui a servi à bénir l'église, guérit les "taches des yeux" des témoins indirects. Pour que le miracle soit plus net, il est suivi de la guérison de trois aveugles. Cette fois, curieusement, l'identité des miraculés est donnée: il s'agit de Razols de Narbonne, de Gari originaire de l'Albigeois et de Bernat; il est curieux de constater cette fois l'origine régionale des pèlerins. Le texte note soigneusement qu'une ampoule contenant de l'eau miraculeuse est déposée dans une colonne, pour qu'on garde souvenir du miracle. Dernier détail, un muet retrouve la parole par le contact de sa langue avec l'eau sainte. Un Te Deum rend grâce à Dieu.
Ainsi qu'on le voit, la fréquence des occurrences de miracles est assez régulière dans le récit. Une dizaine de prodiges rythment un texte à dominante épique et rappellent la dimension religieuse. La grande majorité des phénomènes surnaturels est narrée brièvement, sans détails inutiles: le récit résume nettement les miracles et s'attarde davantage sur les faits guerriers: le modèle épique semble ainsi prédominer.
Une grande partie des miracles imitent les gestes du Christ,le miracle par essence restant la guérison inexplicable. Le texte met en valeur le rôle des saints et des reliques, ainsi que le dénote par endroits son insistance sur la quantité et la qualité des reliques déposées à La Grasse. On comprend clairement l'aspect "publicitaire": il fallait attirer les pèlerins, sources de revenus pour le monastère.
Le texte, conformément aux idées et aux pratiques qui se sont développées à partir du XII ème siècle, attribue une place importante à la Vierge et à son culte: l'ensemble de l'oeuvre lui rend hommage, de même que le monastère de Lagrasse est fondé en son nom.
Pour terminer, nous voudrions insister sur l'écriture
polyphonique du Roman de Notre Dame de La Grasse: le texte
utilise habilement plusieurs modèles d'écriture
et si l'aspect épique semble privilégié,
le rédacteur a su s'inspirer avec un certain bonheur des
textes hagiographiques et du type romanesque. L'oeuvre nous semble
aussi un produit profondément marqué par une tradition
locale, par un terroir; elle a été rédigée
également dans le cadre de l'institution monastique et
cela se ressent dans sa visée. Sa valeur est grande pour
celui qui veut scruter l'épopée de langue d'oc,
elle reste un document inégalable tant pour l'étude
de la prose en langue vulgaire dans le Midi que pour l'abord d'une
tradition épique originale. Elle doit être considérée
comme un élément essentiel dans le débat
relatif à l'existence d'une épopée d'oc primitive
et originale, antérieure aux textes en langue d'oïl.