LE ROMAN NOTRE DAME
DE LAGRASSE

article paru dans

La France Latine, Foi et Littérature au Moyen Age,

n° 116, 1993.

En 1898 Fr. E. Schneegans faisait paraître une édition critique des Gesta Karoli Magni ad Carcassonam et Narbonam dont il publiait le texte latin et une version en langue d'oc. Ce travail eut le grand mérite de faire connaître un des plus intéressants et des plus anciens documents de la prose d'oc médiévale, relativement peu abondante comme on le sait ; cette oeuvre est connue également sous les noms de Philomena , de Pseudo-Philomena ou encore de Roman de Notre Dame de Lagrasse.

Ce texte littéraire relate essentiellement la fondation d'une abbaye, de l'ordre de Saint-Benoît, qui fut historiquement instituée par un certain abbé Nimphridias, au sud de Carcassonne et Narbonne. Ce monastère se situait dans une vallée des Corbières septentrionales, entre des rochers escarpés, sur le bord de l'Orbieu, à 1200 mètres en amont du confluent de l'Alsou. Une charte de Charlemagne, datée de 778, officialisa cette fondation. La vraie abbaye, qui porta d'abord le nom de Sainte-Marie d'Orbieu et qui fut par la suite appelée Lagrasse, joua un rôle primordial dans la région, possédant de nombreuses terres et des fiefs, jusqu'en Catalogne, Roussillon et Aragon.

Le titre et l'auteur

Comme la plupart des oeuvres du Moyen Age, le texte n'indique pas de titre et ne mentionne pas d'auteur certain et défini. On l'a appelé traditionnellement Philomena, parfois avec la graphie Filomena, d'après un passage du récit qui mentionne un historiographe de Charlemagne : l'empereur fait appel à lui pour consigner les événements qui viennent d'être vécus.

Ainsi le texte d'oc dit au folio 14 r° du manuscrit B : Enapres Karles apelec Filomena, lo maystre de la storia e dis li que tot aysso meses en la ystoria ses messorgua, si volia estar en sa amistat. Toutefois rien ne dit dans ce passage, si l'on considère la lettre du texte d'oc, que cet historien légendaire soit l'auteur du texte latin ou de la version en langue vulgaire que nous lisons. Filomena semble n'être qu'un personnage comme les autres. En aucun endroit le texte d'oc ne dit explicitement que son auteur s'appelle Philomena. Tout au plus peut-on admettre que ce passage se réfère indirectement à une source ancienne, d'époque carolingienne.

Le texte latin, dans son prologue, attribue de façon indirecte le texte à ce Philomena, juratus scriptor de Charlemagne. Suivant une habitude médiévale, pour donner une apparence de vérité historique au texte épique et littéraire qu'il présente, il mentionne le texte de Philomena comme une source ancienne et abîmée (que ystoria antiquata litteratura et fere destructa). Le texte aurait été trouvé dans la bibliothèque du monastère (in librorum repositorio dicti monasterii fuit inventa). Ce serait à l'initiative de l'abbé de Lagrasse, un certain Bernard (ad instanciam...dompni Bernardii abbatis) que le texte aurait été fixé, réécrit ("translatare" ne signifie pas "traduire" en latin médiéval) en langue latine par un certain "Paduanus", c'est à dire un natif de Padoue, en Italie.

La fin du manuscrit L nous donne l'identité de ce copiste-remanieur : Guillermus Paduanus et insiste sur l'antiquité de la source (quadam hystoria vetustissima quam vix legere poteram). On peut ainsi admettre que ce Guillermus soit le remanieur du texte latin que nous lisons, mais rien ne prouve strictement qu'il en soit le véritable auteur et créateur. Par ailleurs, de façon significative, le texte d'oc ne mentionne pas ce Guillermus Paduanus ; il l'aurait peut-être cité s'il avait été l'auteur.

Nous pouvons seulement penser en toute certitude que notre Guillermus, sans doute moine de La Grasse, n'a fait que compiler, reprendre on dirait aujourd'hui rewriter une version plus ancienne en latin.

Ainsi, comme rien n'atteste l'authenticité historique carolingienne du texte ni l'existence de son "auteur", on peut être tenté de remettre ce titre traditionnel en question, d'où la nouvelle appellation de Pseudo-Philomena, utilisée par Schneegans dans des travaux universitaires.

Le titre utilisé par Schneegans pour son édition renvoie au titre-phrase d'un manuscrit latin : Incipit Gesta Karoli Magni quantum ad destructionem Carcassone et Narbone et ad constructionem monasterii Crassensis. Ce titre résume de façon frappante le contenu du texte et le mot "gesta" signifie clairement l'appartenance du texte à la mouvance épique. De manière voisine une version française tardive désigne le texte ainsi : Les faits et gestes de Charlemagne, touchant la prise de Carcassonne et de Narbonne, ainsi que la fondation de l'abbaye de Lagrasse, récit fait sur l'ordre de ce souverain par Philomen, son secrétaire juré.. On voit clairement que c'est une reprise du titre du manuscrit latin et un renvoi au prologue.

Plus récemment et dans un effort de stricte objectivité, remettant en cause la tradition, Lafont et Anatole, dans leur Histoire de la littérature occitane, désignaient le texte sous l'appellation de Roman de Notre Dame de La Grasse, se référant ainsi au contenu thématique du livre, à son style "romanesque" avec, sans doute, une allusion au sens premier de roman, c'est à dire, récit de fiction en langue romane, vulgaire par opposition à la langue savante, le latin. Cette appellation convient bien pour désigner la version en langue d'oc ; il semble inutile de conserver le titre de Philomena, puisque à aucun moment, le texte ne signifie clairement, de façon univoque, que son auteur ou narrateur soit l'historien légendaire. Quant au titre de Gesta Karoli..., il nous semble adéquat pour désigner la version en latin.

La datation

Ce texte pose par ailleurs à l'instar de beaucoup de textes médiévaux un problème de datation. La plupart des critiques, en l'absence de date explicite, l'ont daté du XIII ème / XIV ème siècles. Assez récemment Lafont et Anatole estimaient que le texte avait été produit dans la première moitié du XIII ème et considéraient qu'il était un des plus anciens textes narratifs de la prose d'oc. P. Bec considérait qu'il s'agissait d'une légende édifiante composée au XIII ème par les moines de l'abbaye.

Si l'on se fie au texte latin qui mentionne un certain abbé Bernard à l'origine de la rédaction de l'oeuvre, il est possible, à partir de cet indice, de poser un repère chronologique. Au XIII ème, il y eut deux abbés de ce nom à La Grasse : Bernard II, abbé en 1205 et Bernard III, abbé en 1237-1256. Ce dernier, Bernard Imbert pour être plus précis, homme de moeurs douteuses et qui falsifia des actes royaux, fut rendu responsable de la décadence de l'abbaye ; l'archevêque de Narbonne en 1248, à la demande d' Innocent IV, prit des sanctions : 28 moines furent ainsi exilés et l'abbé Bernard dut comparaître devant une juridiction. Blanchi artificiellement, l'abbé donna sa démission en 1256 et fut remplacé par Béranger de Grave.

Compte tenu de cela, la version latine serait nécessairement postérieure à 1205 et antérieure à 1256, donc datable de la première moitié du XIII ème siècle. Schneegans penche pour le début de ce siècle. A dire vrai, on imagine mal que le texte ait pu être rédigé à une époque de totale décadence, spirituelle et matérielle, sous l'abbatiat de Bernard Imbert.

Cela dit, il faut préciser de quoi l'on parle : est-ce de la date de conception d'un hypothétique texte original ou de la date d'élaboration des manuscrits que nous possédons, qui peuvent être éloignés dans le temps du moment de la rédaction par l'auteur. Il faut distinguer aussi les versions : texte en latin et texte d'oc ; elles ne renvoient pas forcément à la même époque.

Le manuscrit latin L porte un explicit au folio 80 v°, à la fin d'un autre texte, une version du Pseudo-Turpin : Guillermus Brito me scribit. In civitate Carcassone. Au folio 82 v°, un autre explicit, à la fin d'un recueil de recettes médicales, indique : presens scriptura inventa fuit in archa domini Maurini quondam archiepiscopi Narbonensis. Des documents attestent que ce Maurinus fut archevêque de Narbonne entre 1263 et 1272. Ces explicit nous fournissent ainsi des repères pertinents pour dater et surtout localiser cette copie latine.

Les versions en langue vulgaire que nous possédons manifestent, quant à elles, des faits de langue du XIV ème siècle. Sans entrer ici dans les détails, mentionnons certaines formes de pluriel pour les substantifs en -i (avengudi = avengutz), l'état résiduel de la déclinaison, les parfaits analogiques en -c (anec), l'utilisation répétée du parfait périphrastique (anec plus infinitif) dans le manuscrit P. Si la grammaire et la phonétique renvoient au XIV ème, on notera aussi la référence dans un texte à l'évêque de Castres : ce siège épiscopal n'a été en effet établi qu'en 1317. N'oublions pas également qu'à la fin du manuscrit P figurent, sur le dernier folio mutilé, les restes d'un explicit : -ta de.K. lan com... C e.XXV. XII. calen-. Dans son édition, Schneegans reconstituait ainsi ce fragment : gesta de K. lan com comtava MCC CXXV. XII calendas. Il est vraisemblable que cette copie a été faite en 1325, date admise par Clovis Brunel dans sa Bibliographie des manuscrits littéraires en ancien provençal. Nous pouvons ainsi penser, à la lumière de ces indices concordants, que nos versions d'oc actuelles remontent au XIV ème, mais elles peuvent reproduire plus ou moins directement un original d'oc du XIII ème. Notons également qu'un manuscrit d'oc (P) semble manifestement plus tardif que l'autre par certains faits de langue et d'écriture.

Les sources

Quant aux sources de notre texte, elles sont relativement nombreuses ; plusieurs manuscrits du Moyen-Age sont parvenus jusqu'à nous ainsi que des copies postérieures. On peut les classer en deux groupes principaux : les textes latins et les manuscrits en langue d'oc.

Les manuscrits latins sont représentés par deux documents de valeur :      

le manuscrit de Florence, L, conservé à la bibliothèque Laurentienne, Pluteus 66, Codex 27. Il fut relié au XVI ème, c'est un parchemin, de 163 pages, qui mesure 15 cm sur 21. Notre texte, qui se trouve contenu dans les folios 1 r° à 51 r°, y est désigné et titré : Incipit Gesta Karoli Magni quantum ad destructionem Carcassone et Narbone et ad constructionem monasterii Crassensis. Le manuscrit contient d'autres textes latins médiévaux. Il existe une copie de ce manuscrit à la bibliothèque municipale de Toulouse, sous la référence n° 627.

le manuscrit de Carcassonne, C, provenant des archives de l'abbaye de La Grasse, recueilli en 1790 par des officiers municipaux et conservé à la Bibliothèque publique sous le n° 66 (8486-36) ; son titre dans le catalogue est : Gesta Karoli magni ad Carcassonam et Narbonam et de edificatione monasterii Crassensis, authore Philomena. Ce document, non relié, comporte 32 feuilles de parchemin et mesure 26,4 cm sur 20 cm. Sa couverture, de parchemin, est faite d'une bulle d'Urbain V à Géraud de Mas, chanoine de Saint-Cyprien, diocèse de Sarlat, elle est datée de 1368. Au dos de la couverture se lit la note suivante : Ce manuscrit se trouve dans les archives de Carcassonne et de l'abbaye de Lagrasse. L'original est un ancien roman, composé par Philomena, historien de Charlemagne, puis tourné en latin par un nommé Vidal, du mandement de l'abbé de Lagrasse. Il contient la prise de Narbonne et de Carcassonne ; mais ce sont des récits fabuleux, dans le genre de ceux de l'archevêque Turpin.

D'après un acte d'inventaire établi par Jean de Durfort, viguier du Termenois, un manuscrit latin était conservé au monastère ; il a disparu après 1521, ainsi que l'attestent des inventaires postérieurs. On peut imaginer qu'il s'agissait de l'original de L et C.

Les manuscrits d'oc sont également au nombre de deux pour les documents d'époque médiévale :

le manuscrit de Paris, P, conservé à la Bibliothèque Nationale, fonds français, n° 2232. Ce document a été conservé à la Bibliothèque Royale sous le n° 10307 ; il provenait du fonds Baluze, n° 658. C'est un volume de 135 feuillets, de belle écriture, mesurant environ 12 cm sur 17 cm ; le feuillet 134 est mutilé et il manque le début et la fin du texte. Le titre porté sur la reliure est "Philomela" (sic). Une notice à la plume donne ces informations pertinentes : Histoire de Charlemagne en vieux langage du Bas Languedoc, autrement appelée Philomena. Voir si c'est le même livre que celui de L'Archevêque Turpin,non (barré). Le titre qui se lit au dos est : Gestes de Charles magne à Notre Dame de la Grace, écriture du XIV ème siècle. Sur ce Roman voir un mémoire de l'Abbé Le Beuf dans l'Histoire de l'Académie Royale des Belles Lettres. tome 21.

le manuscrit de Londres, B, conservé au British Museum, Additionnal n° 21 218, sous le titre : Philomena. Gestes de Charlemagne. Ce manuscrit de parchemin comporte 130 pages et contient en outre le testament en latin de Charlemagne et sa généalogie. Notre texte y figure dans les folios 3 r° 63 r°.

Ce manuscrit figure au catalogue du British Museum sous l'entrée Philomena Juratus scriptor Caroli Magni, Romance of, or Gestes de Charlemagne, 14 th century. Il a été acquis en 1855 et non en 1875 comme le dit l'édition de Schneegans à la suite d'une coquille. Il provient de la bibliothèque de l'Hôtel-de-Ville de Narbonne.

Il existe encore trois copies différentes et assez récentes du texte d'oc, manifestement faites sur le manuscrit aujourd'hui déposé à Londres ; elles sont de plus ou moins bonne qualité, du point de vue de leur fidélité et de leur graphie...

Par ailleurs, outre la traduction figurant sur la copie de Doat, il existe deux versions en langue française de notre texte.

L'une, tardive, F, a été publiée par Louis Fédié, sous le titre de Philomena. Chronique Historique du temps de Charlemagne, in Mémoires de la Société des Arts et Sciences de Carcassonne, tome VI en 1890. Le texte édité reproduirait un texte en français, écrit sur un cahier de 35 feuillets de grand format, d'état vétuste. Ce document, propriété de Fédié, aurait été recueilli par un membre de sa famille. Fédié datait ce cahier du milieu du XVIII ème, entre 1740 et 1760. Il proviendrait du monastère de Lagrasse et aurait sans doute été copié par un religieux du monastère. Pendant la Révolution un moine l'aurait donné au bisaïeul de l'éditeur. Le manuscrit a été remis aux archives de la Société. Apparemment le texte traduit un texte latin ; la traduction est relativement fantaisiste, mais c'est un document intéressant par les leçons attestées.

L'autre version, inconnue de Schneegans, figure dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale à Paris : fonds français, nouvelles acquisitions, n° 1915. Ce manuscrit, écrit sur cinq cahiers de papier, comporte 116 feuillets et mesure 25,5 cm sur 19 cm. Il est catalogué comme étant du XVIII ème siècle. Son titre est Traduction littérale des Gestes de Charlemagne à Notre Dâme de La Grâce, autrement appelés Filomena. Il traduit, de façon intéressante, P, dont il reproduit d'ailleurs le tout début.

Langue d'origine

Un problème fondamental qui se pose à la réflexion critique est le rapport de filiation de ces manuscrits : en quelle langue a été composé le texte ? Quel est le document le plus ancien ? Il est frappant de constater la divergence des avis. Si L. Fédié et Du Mège pensaient que l'original était le texte en langue "néo-romane", Schneegans avait fini par estimer, contrairement à ses premières opinions, que le texte avait été composé en latin et traduit en provençal. Plus récemment, P. Bec notait que rien n'était sûr, qu'on pouvait douter.

Il faut se garder d'interpréter de façon définitive comme Fédié le prologue latin. Guillermus Paduanus ne dit pas qu'il traduit de la langue vulgaire en latin. Il écrit simplement : quam ystoriam... latinis verbis ego Paduanus conposui prout mei possibilitas translatare... Il insistait précédemment sur l'ancienneté du document, son mauvais état et la difficulté à l'interpréter. (antiquata litteratura et fere destructa). Ce peut être d'ailleurs un topos, car rien ne prouve que la source qu'il indique ait existé ; il veut seulement donner un gage d'ancienneté et d'authenticité, une auctoritas.

Dans l'épilogue, Guillermus revient sur la difficulté de lecture du texte-source : ego, Guillermus Paduanus supradicta omnia, que de quadam ystoria vetustissima, quam vix legere poteram elicui, prout melius et brevius potui nichil tamen omisso de his, que ad hedificationem consecrationemve pertinebant, compilavi (...) Il se présente comme un remanieur ici, mais ne parle pas de traduction explicitement.

Le seul argument troublant qu'on pourrait apporter à la thèse de la primauté du texte d'oc est la grande fidélité de B au texte latin de L et C, même s'il abrège et allège un peu la version en latin ; il est rare de trouver des traductions médiévales en langue vulgaire d'oeuvres rédigées en latin aussi fidèles, décalquées de si près sur l'original. On peut suivre mot à mot, pour ainsi dire, le fil du texte. Ordinairement les traductions d'alors sont de belles infidèles, des réécritures, voire des adaptations. Cette fidélité pourrait signifier l'action d'un moine traduisant en latin, pour lui donner plus de prestige, d'apparence de sérieux et d'ancienneté un texte en langue d'oc.

Inversement, certains indices linguistiques amènent à croire que le texte latin est antérieur et que la langue d'oc n'est que la langue cible de la traduction. Schneegans a noté certaines formes "latines" de noms propres sarrasins,déclinés : Fureus / Fureum, Sobrecingus,Guarantus ; ce peut être le reflet du texte latin traduit. De même la forme de l'adjectif marochinum, de phonétique et morphologie latines, appliqué à un chevalier sarrasin est significative. Notons aussi un passage de B (folio 46 r°) qui écrit : faretz gran curialitat, so es cortesia. Curialitat est une forme latinisante, le copiste éprouve le besoin de la gloser, de la traduire en langue courante : il semble traduire du latin en langue d'oc.

J. Coulet, dans son compte-rendu de l'édition Schneegans, pour confirmer cette thèse relevait trois séries d'indices :

1) Les noms propres de forme latine abondants.

2) Certaines fautes de la rédaction d'oc ne seraient explicables que si l'on supposait que le texte est traduit du latin.

3) Certaines constructions de B sont pour le moins étranges en langue d'oc et semblent décalquer le latin.

Selon nous, un autre indice intéressant apparaît dans les lacunes des manuscrits : les textes latins sont plus complets, plus cohérents que le meilleur texte d'oc, B. Les versions d'oc sont plus dégradées que le texte latin ; toutefois en stricte logique cela prouve seulement que le texte latin n'a pas pu être traduit d'après les versions que nous possédons actuellement en langue d'oc. Rien n'interdit, a priori, de penser que le manuscrit B soit une copie qui déforme un meilleur texte d'oc, qui aurait pu être la source de LC.

Schneegans dans son édition a essayé de reconstruire la généalogie de nos manuscrits et construit un stemma. Pour résumer ses propos, disons qu'il établit d'après les variations de L et C que l'un de ces manuscrits n'a pas été copié directement sur l'autre ; tous d'eux semblent renvoyer à un autre texte latin perdu, peut-être le manuscrit disparu de l'abbaye en 1521 ? En comparant P et B, d'après les lacunes et les leçons différentes, on constate que B et P ne sont pas liés entre eux, mais que ce sont des copies d'un autre manuscrit en langue d'oc, comme l'indiquent certaines erreurs. F, quant à lui, d'après des fautes et des leçons typiques, semble traduire un texte latin inconnu.

Voici le stemma proposé par Schneegans :

                    

O serait l'original en latin, à partir d'où deux autres copies, au moins, auraient été faites (l et l''). De ces deux textes dériveraient les deux groupes que nous possédons encore actuellement. Les manuscrits d'oc B et P remonteraient à un texte perdu p.

De toute façon, il nous semble essentiel de voir que notre texte dès le XIII ème ou XIV ème existe à la fois en langue vulgaire et en langue latine. La version latine devait être utilisée en tant que texte officiel, document "authentique" justifiant les prétentions de l'abbaye : cette version devait être lue par les clercs, destinée aux institutions religieuses, juridiques, politiques. Le texte vulgaire devait servir à la formation et au divertissement des moines d'origine populaire, des frères convers et des laïcs de passage dans l'établissement, malades de l'hôpital, hôtes, pèlerins. On pense ainsi irrésistiblement aux théories de J. Bédier quant à l'origine des légendes épiques.

Localisation

En ce qui concerne la localisation des versions d'oc, il convient de nuancer les jugements de Schneegans qui partit en effet du postulat, logique par ailleurs, que le texte avait dû être écrit dans la région de l'abbaye de Lagrasse ; il chercha à justifier sa thèse en s'appuyant sur des textes dialectaux locaux, plus ou moins récents.

En fait, ainsi que l'avait déjà constaté Coulet, le texte de B manifeste très peu de formes et de traits dialectaux ; au contraire il est rédigé dans une langue très classique, la koinê littéraire de la langue d'oc médiévale. Le manuscrit P plus tardif semble porter plus de traits régionaux marqués. Ainsi les éléments de langue signifiants que l'on peut noter dans B sont les suivants : alternance de le / lo, los / les ; pluriels de substantifs et participes en -i ; parfaits en -c. Coulet estimait probable, mais non certaine et avérée, une origine narbonnaise de l'auteur du texte (en effet les copistes ont pu colorer la langue du texte selon leurs habitudes personnelles). Par ailleurs, certaines formes semblent d'influence catalane : article el, morphologie verbale etc. Ainsi Coulet émettait l'hypothèse que l'auteur pouvait être originaire du Bas Languedoc, aux confins du Roussillon.

Typologie

Le contenu du texte est pour un moderne extrêmement déroutant et atypique. De prime abord, nous avons affaire à une chronique monastique mélangeant les matériaux historiques et légendaires, suivant les habitudes médiévales. On nous présente ainsi l'historique, la genèse de l'abbaye de La Grasse et ses premiers temps. Le texte pouvait ainsi avoir un rôle fonctionnel et servir à justifier les privilèges de l'abbaye, son autorité sur d'autres lieux, en invoquant une origine carolingienne. En effet, pendant très longtemps le texte fut considéré comme historique ; son authenticité ne fut remise en cause qu'au XVII ème.

Cette chronique tend à devenir Vie de Saints dans la mesure où elle met en avant les faits et gestes des sept ermites à l'origine indirecte de la création du monastère. Le texte se transforme aussi en recueil de miracles, ces Miracula qu'affectionnait le Moyen Age, en insistant sur les prodiges réalisés par Dieu. Une autre fonction du texte se manifeste ici : il devait servir de modèle aux moines et aux novices. Moralisateur, il définit des valeurs monastiques, avec certaines contradictions internes puisqu'il propose tantôt des valeurs de pauvreté et de vie ascétique, tantôt des valeurs aristocratiques, chevaleresques et courtoises : le monastère, prestigieux et puissant, devait recruter dans l'élite sociale. Quoi qu'il en soit, un des objectifs du texte est d'énoncer un idéal monacal.

Si l'aspect religieux domine, il est intimement associé à l'élément épique. En effet notre texte se rattache fermement au cycle carolingien, aux légendes de Roland et Olivier et présente quelques éléments communs avec le Pseudo-Turpin, dont il existe une version d'oc.

Ce mélange ne doit pas nous étonner : en effet, les chansons de geste allient le registre guerrier et le sacré dans une perspective de croisade, comme le montrent bien la Chanson de Roland, dans sa version d'Oxford, la Chanson de Guillaume, où les héros guerriers, Roland et Vivien, sont présentés à l'image du saint, qui souffre le martyre du Christ. La dimension religieuse est certainement essentielle dans les épopées : on y relève fréquemment des prières, des récits de miracles, des morts en odeur de sainteté. Cet aspect épique de notre texte devait à la fois exalter et divertir les jeunes moines.

Pour faire bonne mesure, l'élément romanesque n'est pas totalement absent : le thème de la Belle Sarrasine est repris et développé on le trouve déjà dans la Chanson de Guillaume avec Guibourc ; on pourrait même noter sans exagérer que le texte est marqué par les valeurs de la fin' amor casta amor, dit le texte des troubadours, ce qui est piquant dans un texte religieux. Cet aspect de l'oeuvre montre bien son inscription dans un milieu régional.

On peut même voir dans le texte une sorte de légende étiologique, de mythe des origines : en effet, il nous rappelle la provenance de certains toponymes; on y voit nommer, "baptiser" en quelque sorte un paysage qu'on christianise ; la précision des localisations géographiques, de la toponymie est étonnante pour un tel texte, surtout que d'habitude la géographie des textes épiques est plus que fantaisiste. Cela peut constituer un indice notable en faveur de la production du texte dans la région dont il parle; la langue utilisée dans les versions d'oc renvoie aux dialectes locaux par un petit nombre de traits, ainsi que nous l'avons déjà dit.

L'ultime paradoxe, idéologique et culturel, de ce texte épico-religieux est l'attitude à l'égard des Juifs, présentés avec une sympathie indéniable, par opposition aux musulmans regardés comme des païens selon la vision de bien des textes de l'époque. Certes le texte n'est pas "manichéen" dans le sens où il désigne les qualités chevaleresques de certains Sarrasins. Cette "tolérance" est bien méridionale : l'esprit de croisade dans la France du Nord a fait naître des sentiments anti-juifs, exacerbés à partir du XIII ème, ainsi qu'en témoigne, par exemple, La vengeance Notre Seigneur Jésus Christ.

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