LES POINTS DE VUE
LES VOIX NARRATIVES
Le récit peut représenter ou effacer l'image du narrateur, celle du destinataire ; il peut même leur faire jouer un rôle dans l'intrigue. Le narrateur, le "lecteur" ou "auditeur" peuvent être représentés comme tels, sur le modèle du récit oral (cf. Odyssée, Heptaméron). Le récit prend alors un aspect conversationnel.
Il importe d'abord de bien distinguer d'une part auteur et narrateur, et d'autre part lecteur et narrataire :
L'auteur et le lecteur sont ainsi des personnes humaines réelles qui vivent ou ont vécu ; l'auteur est celui qui écrit, qui produit le texte, le lecteur étant la personne réelle qui reçoit le texte, le lit à un moment donné, dans un espace social donné. Le narrateur et le narrataire ne sont que des figures linguistiques, littéraires, des signes qui peuvent parfois s'incarner dans des personnages. Le narrateur est l'instance qui raconte l'histoire ; il est constitué de et par les mots, produit par le texte, comme les personnages : on ne peut le trouver que dans le texte ; hors du texte il n'a aucune existence, car c'est bien souvent un être fictif, imaginaire, qui appartient à l'histoire racontée. Le narrataire est une sorte de figure virtuelle du lecteur concret, le narrateur s'adressant à lui en tant que destinataire fictif, virtuel.
Le cas d'un roman de S.F. permet de rendre palpable et simple la discrimination auteur / narrateur : si l'histoire racontée se passe en 2525 A.D., on peut déduire tout simplement que la voix qui rapporte l'histoire est située en 2525 ou postérieurement à cette date, donc elle relève clairement de la fiction. Mais comme nous, lecteurs réels, lisons en 2001, 2004..., nous en déduisons que l'auteur, réel aussi, a dû écrire au plus tard en 2001, 2004... son récit pour qu'il nous soit communiqué par la publication.
Pour aller
plus loin, le narrateur du Père Goriot n’est pas Balzac,
même si la voix narratrice exprime çà ou là des opinions,
des thèses connues de celui-ci, car ce narrateur-auteur est quelqu’un
qui «connaît » la pension Vauquer et ses pensionnaires,
êtres fictifs, alors qu'Honoré de Balzac ne fait que les imaginer,
les inventer dans son écriture. En ce sens, la situation narrative d’un
récit de fiction ne se ramène jamais à sa situation d’écriture.
Le narrateur n'est jamais vraiment l'auteur, mais un rôle
inventé et adopté par l'auteur ; le narrateur est lui-même
un rôle fictif, comme le constate G. Genette.
Pour identifier
l’auteur, il faut se poser la question : « Qui a écrit ce
texte ? »
Pour identifier le narrateur : « Qui "parle" ? Qui est-ce qui
raconte ? »
Dans un récit
autobiographique, le narrateur figure textuelle de l'auteur adulte
tend à se constituer en personnage distancié dans le récit ;
il se met ainsi en perspective car du temps a coulé entre le moment de
l'écriture et le moment de référence de l'histoire personnelle
racontée. Citons ici A. Gide, dans Si le grain
ne meurt... : «M. Vedel pria l'élève Gide de
répéter...».
La voix adulte pointe ici l'évolution, la transformation du personnage
et met à distance par le passage significatif du je au il
: car il y a bien une distance, voire une fracture entre le narrateur adulte
et le personnage plus jeune ou enfant, adolescent. Voir aussi J.P. Sartre dans
Les Mots, à cet égard : Jean-Paul n'est plus "Poulou"
; de même Chateaubriand n'est plus "François" ou le "chevalier
de Chateaubriand"
en
1811. On notera donc que l'on ne peut pas superposer, exactement, l'identité
du narrateur à celle du personnage dans l'autobiographie. S'il y a quête
de l'identité, de la continuité, des permanences, il y a aussi
objectivation et perception des évolutions, ruptures ; une autobiographie
est également l'histoire de conversions et d'apostasies pour
parler comme Sartre..
Il est donc un peu
naïf et simplificateur de souligner la triple identité de l'auteur,
du narrateur et du personnage dans l'autobiographie (A=N=P).
Le narrateur et le narrataire peuvent être totalement effacés : c'est le cas du récit objectif à la 3ème personne et au passé simple ; le récit semble ainsi se raconter lui-même. Alors narrateur / narrataire sont extérieurs au récit, à sa diégèse : ils sont extradiégétiques.
Inversement, le narrateur et le destinataire (lecteur, auditeur) peuvent être des protagonistes dans l'intrigue, par exemple, dans les romans épistolaires, l'autobiographie, les récits internes au récit (faits ou rapportés par des personnages à d'autres) ; ils sont alors intradiégétiques.
LA PERSPECTIVE NARRATIVE
Le narrateur extradiégétique, à l'image de Dieu, tend souvent à être omniscient : il possède le don d'ubiquité, sait tout ce qui est nécessaire à l'action. Il a alors tendance à résumer, dire l'action ; il la manipule quand cela s'avère nécessaire : il est ainsi omnipotent.
Le narrateur peut se présenter comme un témoin-observateur : il aura tendance à montrer l'action, comme un témoin apparemment impartial, sans en tirer toutes les ficelles. C'est le cas du roman américain behavioriste.
Le narrateur peut-être le ou un héros de la fiction : il raconte l'histoire selon son point de vue. Ce narrateur-protagoniste (intradiégétique) peut même se cacher derrière l'anonymat : cf. le Dr Rieux dans La Peste de Camus.
On peut caractériser ainsi le rapport entre le point de vue du narrateur et celui des personnages :
1) vision par derrière : le narrateur > personnage : il en sait plus que lui.
Le narrateur
est alors omniscient, il porte le regard d‘un Dieu qui sonde les reins
et les cœurs ; il sait tout de l’histoire et accède à
la boîte noire : psychologie des personnages.
2) vision « avec » : le narrateur = personnage ; le narrateur peut s'identifier alors au personnage, prendre son parti, son pont de vue ; nous avons alors un récit à point de vue.
La narration
ou la description passent par la conscience d'un personnage. Le lecteur partage
ses perceptions, ses émotions, ses pensées. Ce point de vue permet
de comprendre le personnage "de l'intérieur". Mais c'est une
vision limitée dans le sens où le lecteur ne sait rien de plus
que ce que le personnage peut savoir.
3) vision du dehors : le narrateur < personnage ; le narrateur n'est qu'un témoin ordinaire, il ne perçoit que les apparences, qu'une partie de l'action.
Le narrateur
découvre l’action au fur et à mesure qu’elle se déroule.Iil
s'agit en quelque sorte d'une vision objective, moderne, celle d’un
témoin : les faits, les actions, les paroles sont "enregistrés"
de façon plutôt neutre et objective. La perspective est de type
behavioriste car les événements etles personnages sont vus comme
de l'extérieur. L'intériorité des personnages est absente
; le lecteur ne dispose que de ces éléments extérieurs,
comportementaux, comme un psychologue behavioriste, voire un éthologue.
Le narrateur donne l'impression d'en savoir moins que les personnages : penser
aux récits de Kafka, Duras, Sartre, Camus…
RESTRICTION ET CHANGEMENT DE CHAMP
Le récit peut prendre le point de vue d'un personnage privilégié : le récit se focalise alors (focalisation) sur un personnage.
Comme G. Genette pour séparer clairement la narration et la focalisation, on peut se poser ces questions :
- Qui parle? => la narration
- Qui perçoit? => focalisation.
Le texte peut prendre successivement plusieurs points de vue avec alternance des focalisations, en fonction de chapitres différents ou à l'intérieur d'un même chapitre. La focalisation centre la "caméra narrative" sur un personnage auquel le lecteur pourra s'identifier.
On parle de
focalisation zéro
quand dans un récit aucun personnage n'est privilégié et
que le narrateur est omniscient ; par exemple dans Boule de Suif ou avec
l'incipit de Louis Lambert de Balzac.
Le point de vue alors n'est pas restreint : il est illimité et il y a absence proprement de focalisation. Le narrateur sait tout, il voit tout. Il révèle le passé et l'avenir de ses personnages, en dit plus que ce que n'en sait aucun d'entre eux ; le lecteur partage ce savoir. Ce point de vue lui donne l'impression de maîtriser toutes les données du récit.
La focalisation
peut être interne ou
externe selon que le personnage est vu, perçu de l'intérieur
ou de l'extérieur, avec accès à sa psychologie ou non.
Exemple de focalisation
interne avec le début du chapitre X de La Chartreuse de Parme
de Stendhal.
Exemple de
focalisation externe avec le début du Cousin Pons de Balzac.
Quand les événements
ne sont perçus qu'à travers les yeux d'un personnage, le filtre
de sa conscience (il n'en voit qu'une partie, ne les comprend pas forcément),
on parle de restriction de champ.
La vision reste parcellaire, fragmentaire. Exemple de Fabrice à
Waterloo, dans La Chartreuse de Parme de Stendhal, ou cet extrait de
l'Education Sentimentale.