Qui cherche mal ne trouve rien nulle part.
Qui cherche bien ne trouve rien ici;
Qui trouve ici se heurte ailleurs aux portes closes.

NIHUMIM, Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz

Autobiographie

Mes parents m'avaient fait entrer à l'école. J'avais huit ans... Quelques semaines ou quelques jours avant ce que je vais raconter, mon père m'avait accompagné pour me présenter au directeur. Comme les classes avaient déjà repris et que j'étais retardataire, les élèves dans la cour, rangés pour nous laisser passer, chuchotaient: "Oh ! un nouveau ! un nouveau !" et, très ému, je me pressais contre mon père. Puis j'avais pris place auprès des autres.

Or ce jour-là, le professeur, M. Vedel, enseignait aux élèves qu'il y a parfois dans les langues plusieurs mots qui, indifféremment, peuvent désigner un même objet, et qu'on les nomme alors des synonymes. C'est ainsi, donnait-il en exemple, que le mot "coudrier" et le mot "noisetier" désignent à la fois le même arbuste. Et faisant alterner suivant l'usage, et pour animer la leçon, l'interrogation et l'enseignement, M. Vedel pria l'élève Gide de répéter ce qu'il venait de dire...

Je ne répondis pas. Je ne savais pas répondre. Mais M. Vedel était bon: il répéta sa définition avec la patience des vrais maîtres, proposa de nouveau le même exemple; mais quand il me demanda de nouveau de redire après lui le mot synonyme de "coudrier", de nouveau je demeurai coi. Alors il se fâcha quelque peu, pour la forme, et me pria d'aller dans la cour répéter vingt fois de suite que "coudrier" est synonyme de "noisetier", puis de revenir le lui dire. Ma stupidité avait mis en joie toute la classe. Si j'avais voulu me tailler un succès, il m'eût été facile, au retour de ma pénitence, lorsque M. Vedel, m'ayant rappelé, me demanda pour la troisième fois le synonyme de "coudrier" , de répondre "chou-fleur ou "citrouille". Mais non, je ne cherchais pas le succès et il me déplaisait de prêter à rire ; simplement j'étais stupide. Peut-être bien aussi que je m'étais mis dans la tête de ne pas céder ? — Non, pas même cela: en vérité, je crois que je ne comprenais pas ce que l'on me voulait, ce que l'on attendait de moi.

André Gide, Si le grain ne meurt

Portrait de M. Strogoff

Michel Strogoff était haut de taille, vigoureux, épaules larges, poitrine vaste. Sa tête puissante présentait les beaux caractères de la race caucasique. Ses membres, bien attachés, étaient autant de leviers disposés mécaniquement pour le meilleur accomplissement des ouvrages de force. Ce beau et solide garçon, bien campé, bien planté, n'eût pas été facile à déplacer malgré lui, car lorsqu'il avait posé ses deux pieds sur le sol, il semblait qu'ils s'y fussent enracinés. Sur sa tête, carrée du haut, large de front, se crêpelait une chevelure abondante, qui s'échappait en boucles, quand il la coiffait de la casquette moscovite. Lorsque sa face, ordinairement pâle, venait à se modifier, c'était uniquement sous un battement plus rapide du coeur, sous l'influence d'une circulation plus vive qui lui envoyait la rougeur artérielle. Ses yeux étaient d'un bleu foncé, avec un regard droit, franc, inaltérable, et ils brillaient sous une arcade dont les muscles sourciliers, contractés faiblement, témoignaient d'un courage élevé, "ce courage sans colère des héros", suivant l'expression des physiologistes. Son nez puissant, large de narines, dominait une bouche symétrique avec les lèvres un peu saillantes de l'être généreux et bon.

Jules Verne, Michel Strogoff

Récit fictif à la première personne : journal intime d'un personnage
Nouvelle de Maupassant, Le Horla

2 août. - Rien de nouveau; il fait un temps superbe. Je passe mes journées à regarder couler la Seine.

4 août. - Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu'on casse les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la cuisinière, qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est le coupable ? Bien fin qui le dirait!

6 août. - Cette fois, je ne suis pas fou. J'ai vu... j'ai vu... j'ai vu!... Je ne puis plus douter... j'ai vu!... J'ai encore froid jusque dans les ongles... j'ai encore peur jusque dans les moelles... j'ai vu!... Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de rosiers... dans l'allée des rosiers d'automne qui commencent à fleurir. Comme je m'arrêtais à regarder un géant des batailles, qui portait trois fleurs magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout près de moi, la tige d'une de ces roses se plier, comme si une main invisible l'eût tordue, puis se casser, comme si cette main l'eût cueillie! Puis la fleur s'éleva, suivant une courbe qu'aurait décrite un bras en la portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l'air transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge à trois pas de mes yeux.

Eperdu, je me jetai sur elle pour la saisir! Je ne trouvai rien; elle avait disparu. Alors je fus pris d'une colère furieuse contre moi-même; car il n'est pas permis à un homme raisonnable et sérieux d'avoir de pareilles hallucinations.

Mais était-ce bien une hallucination ? Je me retournai pour chercher la tige, et je la retrouvai immédiatement sur l'arbuste, fraîchement brisé, entre les deux autres roses demeurées à la branche. Alors, je rentrai chez moi l'âme bouleversée (...)

Emile Zola, Germinal, Troisième Partie, I

Le lendemain, les jours suivants, Etienne reprit son travail à la fosse. Il s'accoutumait, son existence se réglait sur cette besogne et ces habitudes nouvelles, qui lui avaient paru si dures au début. Une seule aventure coupa la monotonie de la première quinzaine, une fièvre éphémère qui le tint quarante-huit heures au lit, les membres brisés, la tête brûlante, rêvassant, dans un demi-délire, qu'il poussait sa berline au fond d'une voie trop étroite où son corps ne pouvait passer. C'était simplement la courbature de l'apprentissage, un excès de fatigue dont il se remit tout de suite.

Et les jours succédaient aux jours, des semaines, des mois s'écoulèrent. Maintenant, comme les camarades, il se levait à trois heures, buvait le café, emportait la double tartine que Mme Rasseneur lui préparait dès la veille. Régulièrement, en se rendant à la fosse, il rencontrait le vieux Bonnemort qui allait se coucher, et en sortant l'après-midi, il se croisait avec Bouteloup qui arrivait prendre sa tâche. Il avait le béguin, la culotte, la veste de toile, il grelottait et il se chauffait le dos à la baraque, devant le grand feu. Puis venait l'attente, pieds nus, à la recette, traversée de furieux courants d'air.

Mais la machine, dont les gros membres d'acier, étoilés de cuivre, luisaient là-haut, dans l'ombre, ne le préoccupait plus, ni les câbles qui filaient d'une aile noire et muette d'oiseau nocturne, ni les cages émergeant et plongeant sans cesse, au milieu du vacarme (...)

Fr. Mauriac, Thérèse Desqueyroux, chap. II

L'enfance de Thérèse: de la neige à la source du fleuve le plus sali. Au lycée, elle avait paru vivre indifférente et comme absente des menues tragédies qui déchiraient ses compagnes. Les maîtresses souvent leur proposaient l'exemple de Thérèse Larroque : " Thérèse ne demande point d'autre récompense que cette joie de réaliser en elle un type d'humanité supérieure. Sa conscience est son unique et suffisante lumière. L'orgueil d'appartenir à l'élite humaine la soutient mieux que ne ferait la crainte du châtiment... " Ainsi s'exprimait une de ses maîtresses. Thérèse s'interroge : "Etais-je si heureuse? Etais-je si candide? Tout ce qui précède mon mariage prend dans mon souvenir cet aspect de pureté; contraste, sans doute, avec cette ineffaçable salissure des noces. Le lycée, au-delà de mon temps d'épouse et de mère, m'apparaît comme un paradis. Alors je n'en avais pas conscience. Comment aurais-je pu savoir que dans ces années d'avant la vie je vivais ma vraie vie? Pure, je l'étais : un ange, oui! Mais un ange plein de passions. Quoi que prétendissent mes maîtresses, je souffrais, je faisais souffrir. Je jouissais du mal que je causais et de celui qui me venait de mes amies; pure souffrance qu'aucun remords n'altérait: douleurs et joies naissaient des plus innocents plaisirs."

Maupassant : Rouen vu de Canteleu, Bel Ami

Ils venaient de s'arrêter aux deux tiers de la montée, à un endroit renommé pour la vue, où l'on conduit tous les voyageurs. On dominait l'immense vallée, longue et large, que le fleuve clair parcourait d'un bout à l'autre, avec de grandes ondulations. On le voyait venir de là-bas, taché par des îles nombreuses et décrivant une courbe avant de traverser Rouen. Puis la ville apparaissait sur la rive droite, un peu noyée dans la brume matinale, avec des éclats de soleil sur ses toits, et ses mille clochers légers, pointus ou trapus, frêles et travaillés comme des bijoux géants, ses tours carrées ou rondes coiffées de couronnes héraldiques, ses beffrois, ses clochetons, tout le peuple, gothique des sommets d'églises que dominait la flèche aiguë de la cathédrale, surprenante aiguille de bronze, laide, étrange et démesurée, la plus haute qui soit au monde. Mais en face, de l'autre côté du fleuve, s'élevaient rondes et renflées à leur faîte, les minces cheminées d'usines du vaste faubourg de Saint-Sever.

Stendhal, Le Rouge et le Noir

C'est aux bénéfices qu'il a faits sur sa grande fabrique de clous que le maire de Verrières doit cette belle habitation en pierres de taille qu'il achève en ce moment. Sa famille, dit-on, est espagnole, antique, et, à ce qu'on prétend, établie dans ce pays bien avant la conquête de Louis XIV.

Depuis 1815, il rougit d'être industriel: 1815 l'a fait maire de Verrières. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de ce magnifique jardin qui, d'étage en étage, descend jusqu'au Doubs, sont aussi la récompense de la science de M. de Rênal dans le commerce du fer.

Ne vous attendez point à trouver en France ces jardins pittoresques qui entourent les villes manufacturières de l'Allemagne, Leipsick, Francfort, Nuremberg, etc. En Franche-Comté, plus on bâtit de murs, plus on hérisse sa propriété de pierres rangées les unes au-dessus des autres, plus on acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de Rênal, remplis de murs, sont encore admirés parce qu'il a acheté, au poids de l'or, certains petits morceaux du terrain qu'ils occupent. Par exemple, cette scie à bois, dont la position singulière sur la rive du Doubs vous a frappé en entrant à Verrières, et où vous avez remarqué le nom de SOREL, écrit en caractères gigantesques sur une planche qui domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l'espace sur lequel on élève en ce moment le mur de la quatrième terrasse des jardins de M. de Rênal.

Malgré sa fierté, M. le maire a dû faire bien des démarches auprès du vieux Sorel, paysan dur et entêté; il a dû lui compter de beaux louis d'or pour obtenir qu'il transportât son usine ailleurs. Quant au ruisseau public qui faisait aller la scie, M. de Rênal, au moyen du crédit dont il jouit à Paris, a obtenu qu'il fut détourné. Cette grâce lui vint après les élections de 182*.

Balzac, Le Cousin Pons

Portrait d'un ménage de portiers

Cibot, petit homme rabougri, devenu presque olivâtre à force de rester toujours assis, à la turque, sur une table élevée à la hauteur de la croisée grillagée qui voyait sur la rue, gagnait à son métier environ quarante sous par jour. Il travaillait encore, quoiqu'il eût cinquante-huit ans; mais cinquante-huit ans, c'est le plus bel âge des portiers; ils se sont faits à leur loge, la loge est devenue pour eux ce qu'est l'écaille pour les huîtres, et ils sont connus dans le quartier!

Mme Cibot, ancienne belle écaillère, avait quitté son poste au Cadran bleu par amour pour Cibot, à l'âge de vingt-huit ans, après toutes les aventures qu'une belle écaillère rencontre sans les chercher. La beauté des femmes du peuple dure peu, surtout quand elles restent en espalier à la porte d'un restaurant. Les chauds rayons de la cuisine se projettent sur les traits qui durcissent, les restes de bouteilles bus en compagnie des garçons s'infiltrent dans le teint, et nulle fleur ne mûrit plus vite que celle d'une écaillère. Heureusement pour Mme Cibot, le mariage légitime et la vie de concierge arrivèrent à temps pour la conserver; elle demeura comme un modèle de Rubens, en gardant une beauté virile que ses rivales de la rue de Normandie calomniaient, en la qualifiant de grosse dondon. Ses tons de chair pouvaient se comparer aux appétissants glacis des mottes de beurre d'Isigny; et nonobstant son embonpoint, elle déployait une incomparable agilité dans ses fonctions.

Zola, Germinal

Début du roman

Fin du roman

Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et d'une épaisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d'avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude d'une jetée, au milieu de l'embrun aveuglant des ténèbres.

L'homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup; et il le serrait contre ses flancs, tantôt d'un coude, tantôt de l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d'est faisaient saigner. Une seule idée occupait sa tête vide d'ouvrier sans travail et sans gîte, l'espoir que le froid serait moins vif après le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la gauche, à deux kilomètres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus. D'abord, il hésita, pris de crainte; puis, il ne put résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains. (...)

Mais Etienne, quittant le chemin de Vandame, débouchait sur le pavé. A droite, il apercevait Montsou qui dévalait et se perdait. En face, il avait les décombres du Voreux, le trou maudit que trois pompes épuisaient sans relâche. Puis, c'étaient les autres fosses à l'horizon, la Victoire, Saint-Thomas, Feutry-Cantel; tandis que, vers le nord, les tours élevées des hauts fourneaux et les batteries des fours à coke fumaient dans l'air transparent du matin. S'il voulait ne pas manquer le train de huit heures, il devait se hâter, car il avait encore six kilomètres à faire.

Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des rivelaines continuaient. Les camarades étaient tous là, il les entendait le suivre à chaque enjambée. N'était-ce pas la Maheude, sous cette pièce de betteraves, l'échine cassée, dont le souffle montait si rauque, accompagné par le ronflement du ventilateur? A gauche, à droite, plus loin, il croyait en reconnaître d'autres, sous les blés, les baies vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleil d'avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée des herbes. De toutes parts des graines se, gonflaient, s'allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées d'un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s'épandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l'astre, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre.

Mauriac, Thérèse Desqueyroux

Thérèse souriait. Dans le bref intervalle d'espace et de temps, entre l'écurie et la maison, marchant aux côtés de Bernard, soudain elle avait vu, elle avait cru voir ce qu'il importait qu'elle fît. La seule approche de cet homme avait réduit à néant son espoir de s'expliquer, de se confier. Les êtres que nous connaissons le mieux, comme nous les déformons dès qu'ils ne sont plus là! Durant tout ce voyage, elle s'était efforcée, à son insu, de recréer un Bernard capable de la comprendre, d'essayer de la comprendre -- mais, du premier coup d'oeil, il lui apparaissait tel qu'il était réellement, celui qui ne s'est jamais mis, fût-ce une fois dans sa vie, à la place d'autrui; qui ignore cet effort pour sortir de soi-même, pour voir ce que l'adversaire voit. Au vrai, Bernard l'écouterait-il seulement? Il arpentait la grande pièce humide et basse, et le plancher pourri par endroits craquait sous ses pas. Il ne regardait pas sa femme — tout plein des paroles qu'il avait dès longtemps préméditées. Et Thérèse, elle aussi, savait ce qu'elle allait dire. La solution la plus simple, c'est toujours à celle-là que nous ne pensons jamais. Elle allait dire : " Je disparais, Bernard. Ne vous inquiétez pas de moi. Tout de suite, si vous voulez, je m'enfonce dans la nuit. La forêt ne me fait pas peur, ni les ténèbres. Elles me connaissent; nous nous connaissons. J'ai été créée à l'image de ce pays aride et où rien n'est vivant, hors les oiseaux qui passent, les sangliers nomades. Je consens à être rejetée; brûlez toutes mes photographies; que ma fille même ne sache plus mon nom, que je sois aux yeux de la famille comme si je n'avais jamais été. "

Et déjà Thérèse ouvre la bouche; elle dit : "Laissez-moi disparaître, Bernard."

Stendhal, La chartreuse de Parme

Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois, la peur ne venait chez lui qu'en seconde Iigne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop ; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-de1à du canal, et ce champ était jonché de cadavres.

- Les habits rouges ! Les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de l'escorte, et d'abord Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua qu'en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d'horreur; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore; ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne ne s'arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez d'attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.

- Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et presque de réprimande; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin :

- Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?

- Pardi, c'est le maréchal !

- Quel maréchal ?

- Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu'ici?

Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l'injure ; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskowa, le brave des braves.

 

Maupassant, "La Parure"

Mme Loisel connut la vie horrible des nécessiteux. Elle prit son parti, d'ailleurs, tout d'un coup, héroïquement. Il fallait payer cette dette effroyable. Elle payerait. On renvoya la bonne; on changea de logement; on loua sous les toits une mansarde.

Elle connut les gros travaux du ménage, les odieuses besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant ses ongles roses sur les poteries grasses et le fond des casseroles. Elle savonna le linge sale, les chemises et les torchons, qu'elle faisait sécher sur une corde; elle descendit à la rue, chaque matin, les ordures, et monta l'eau, s'arrêtant à chaque étage pour souffler. Et, vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez le fruitier, chez l'épicier, chez le boucher, le panier au bras, marchandant, injuriée, défendant sou à sou son misérable argent.

Il fallait chaque mois payer des billets, en renouveler d'autres, obtenir du temps.

Le mari travaillait, le soir, à mettre au net les comptes d'un commercant, et la nuit, souvent, il faisait de la copie à cinq sous la page.

Et cette vie dura dix ans.

Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué, tout, avec le taux de l'usure, et l'accumulation des intérêts superposés.

Mme Loisel semblait vieille, maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres. Mal peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut, lavait à grande eau les planchers. Mais parfois, lorsque son mari était au bureau, elle s'asseyait auprès de la fenêtre, et elle songeait à cette soirée d'autrefois, à ce bal où elle avait été si belle et si fêtée.

Que serait-il arrivé si elle n'avait point perdu cette parure? Qui sait? qui sait? Comme la vie est singulière, changeante! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous sauver!

Or, un dimanche, comme elle était allée faire un tour aux Champs-Elysées pour se délasser des besognes de la semaine, elle aperçut tout à coup une femme qui promenait un enfant. C'était Mme Forestier, toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante.

Mme Loisel se sentit émue. Allait-elle lui parler? Oui, certes. Et maintenant qu'elle avait payé, elle lui dirait tout. Pourquoi pas?

Elle s'approcha.

- Bonjour, Jeanne.

L'autre ne la reconnaissait point, s'étonnant d'être appelée ainsi familièrement par cette bourgeoise.

Elle balbutia:

- Mais... madame!... Je ne sais... Vous devez vous tromper.

- Non. Je suis Mathilde Loisel.

Son amie poussa un cri.

- Oh!... ma pauvre Mathilde, comme tu es changée!...

- Oui, j'ai eu des jours bien durs, depuis que je ne t'ai vue; et bien des misères... et cela à cause de toi!...

- De moi . . . Comment ça?

- Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que tu m'as prêtée pour aller à la fête du Ministère.

- Oui. Eh bien?

- Eh bien, je l'ai perdue.

- Comment! puisque tu me l'as rapportée.

- Je t'en ai rapporté une autre toute pareille. Et voilà dix ans que nous la payons. Tu comprends que ça n'était pas aisé pour nous, qui n'avions rien... Enfin c'est fini, et je suis rudement contente.

Mme Forestier s'était arrêtée.

- Tu dis que tu as acheté une rivière de diamants pour remplacer la mienne?

- Oui. Tu ne t'en étais pas aperçue, hein! Elles étaient bien pareilles.

Et elle souriait d'une joie orgueilleuse et naïve.

Mme Forestier, fort émue, lui prit les deux mains.

- Oh! ma pauvre Mathilde! Mais la mienne était fausse. Elle valait au plus cinq cents francs!...

 

 

J.M.G. Le Clézio, Le déluge

Venues du plus brouillé de l'horizon, les lames avançaient les unes derrière les autres, roulant, déferlant, se creusant, portant des crêtes blanches que le vent fauchait au passage, ainsi qu'au rempart de la terre. Là, elles se levaient une dernière fois très haut, suspendues un instant commme gelées, et l'on voyait le large creux couleur de métal où étincelaient des paillettes; puis elles se rabattaient brièvement, avec un claquement de couvercle; le déferlement commençait très loin au bout de la baie, et se rapprochait, ébranlant sourdement le socle de la terre au passage, jusqu'à atteindre le point du littoral où se trouvait Besson....

 

 

Victor Hugo, Notre Dame de Paris, 1831 (Livre III, Chapitre 2 )

Paris à vol d'oiseau

Vus à vol d'oiseau, ces trois bourgs, la Cité, l'Université, la Ville, présentaient chacun à l'oeil un tricot inextricable de rues bizarrement brouillées. Cependant, au premier aspect, on reconnaissait que ces trois fragments de cité formaient un seul corps. On voyait tout de suite deux longues rues parallèles sans rupture, sans perturbation, presque en ligne droite, qui traversaient à la fois les trois villes d'un bout à l'autre, du midi au nord, perpendiculairement à la Seine, les liaient, les mêlaient, infusaient, versaient, transvasaient sans relâche le peuple de l'une dans les murs de l'autre, et des trois n'en faisaient qu'une. La première de ces deux rues allait de la Porte Saint-Jacques à la porte Saint-Martin ; elle s'appelait rue Saint-Jacques dans l'Université, rue de la Juiverie dans la Cité, rue Saint-Martin dans la Ville ; elle passait l'eau deux fois sous le nom de Petit-Pont et de Pont Notre-Dame. La seconde, qui s'appelait rue de la Harpe sur la rive gauche, rue de la Barillerie dans l'île, rue Saint-Denis sur la rive droite, Pont Saint-Michel sur un bras de la Seine, Pont-au-Change sur l'autre, allait de la Porte Saint-Michel dans l'Université à la Porte Saint-Denis dans la Ville. Du reste, sous tant de noms divers, ce n'étaient toujours que deux rues, mais les deux rues mères, les deux rues génératrices, les deux artères de Paris. Toutes les autres veines de la triple ville venaient y puiser ou s'y dégorger.

 

Pierre Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses (1782)

LETTRE XXI

LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Enfin, ma belle amie, j'ai fait un pas en avant, mais un grand pas; et qui, s'il ne m'a pas conduit jusqu'au but, m'a fait connaître au moins que je suis dans la route, et a dissipé la crainte où j'étais de m'être égaré. J'ai enfin déclaré mon amour; et quoiqu'on ait gardé le silence le plus obstiné, j'ai obtenu la réponse peut-être la moins équivoque et la plus flatteuse: mais n'anticipons pas sur les événements, et reprenons plus haut. Vous vous souvenez qu'on faisait épier mes démarches. Eh bien! j'ai voulu que ce moyen scandaleux tournât à l'édification publique, et voici ce que j'ai fait. J'ai chargé mon confident de me trouver, dans les environs, quelque malheureux qui eût besoin de secours. Cette commission n'était pas difficile à remplir. Hier après-midi, il me rendit compte qu'on devait saisir aujourd'hui, dans la matinée, les meubles d'une famille entière qui ne pouvait payer la taille. Je m'assurai qu'il n'y eût dans cette maison aucune fille ou femme dont l'âge ou la figure pussent rendre mon action suspecte; et, quand je fus bien informé, je déclarai à souper mon projet d'aller à la chasse le lendemain. Ici je dois rendre justice à ma Présidente: sans doute elle eut quelques remords des ordres qu'elle avait donnés; et, n'ayant pas la force de vaincre sa curiosité, elle eut au moins celle de contrarier mon désir. Il devait faire une chaleur excessive; je risquais de me rendre malade; je ne tuerais rien et me fatiguerais en vain; et, pendant ce dialogue, ses yeux, qui parlaient peut-être mieux qu'elle ne voulait, me faisaient assez connaître qu'elle désirait que je prisse pour bonnes ces mauvaises raisons. Je n'avais garde de m'y rendre, comme vous pouvez croire, et je résistai de même à une petite diatribe contre la chasse et les Chasseurs, et à un petit nuage d'humeur qui obscurcit, toute la soirée, cette figure céleste. Je craignis un moment que ses ordres ne fussent révoqués, et que sa délicatesse ne me nuisît. Je ne calculais pas la curiosité d'une femme; aussi me trompais- je. Mon Chasseur me rassura dès le soir même, et je me couchai satisfait.

Au point du jour je me lève et je pars. A peine à cinquante pas du Château, j'aperçois mon espion qui me suit. J'entre en chasse, et marche à travers champs vers le Village où je voulais me rendre; sans autre plaisir, dans ma route, que de faire courir le drôle qui me suivait, et qui, n'osant pas quitter les chemins, parcourait souvent, à toute course, un espace triple du mien. A force de l'exercer, j'ai eu moi-même une extrême chaleur, et je me suis assis au pied d'un arbre. N'a-t-il pas eu l'insolence de se couler derrière un buisson qui n'était pas à vingt pas de moi, et de s'y asseoir aussi? J'ai été tenté un moment de lui envoyer mon coup de fusil, qui, quoique de petit plomb seulement, lui aurait donné une leçon suffisante sur les dangers de la curiosité: heureusement pour lui, je me suis ressouvenu qu'il était utile et même nécessaire à mes projets; cette réflexion l'a sauvé.

Cependant j'arrive au Village; je vois de la rumeur; je m'avance: j'interroge; on me raconte le fait. Je fais venir le Collecteur; et, cédant à ma généreuse compassion, je paie noblement cinquante-six livres, pour lesquelles on réduisait cinq personnes à la paille et au désespoir. Après cette action si simple, vous n'imaginez pas quel chœur de bénédictions retentit autour de moi de la part des assistants! Quelles larmes de reconnaissance coulaient des yeux du vieux chef de cette famille, et embellissaient cette figure de Patriarche, qu'un moment auparavant l'empreinte farouche du désespoir rendait vraiment hideuse! J'examinais ce spectacle, lorsqu'un autre paysan, plus jeune, conduisant par la main une femme et deux enfants, et s'avançant vers moi à pas précipités, leur dit: " Tombons tous aux pieds de cette image de Dieu " , et dans le même instant, j'ai été entouré de cette famille, prosternée à mes genoux. J'avouerai ma faiblesse; mes yeux se sont mouillés de larmes, et j'ai senti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. J'ai été étonné du plaisir qu'on éprouve en faisant le bien; et je serais tenté de croire que ce que nous appelons les gens vertueux n'ont pas tant de mérite qu'on se plaît à nous le dire. Quoi qu'il en soit, j'ai trouvé juste de payer à ces pauvres gens le plaisir qu'ils venaient de me faire. J'avais pris dix louis sur moi; je les leur ai donnés. Ici ont recommencé les remerciements, mais ils n'avaient plus ce même degré de pathétique: le nécessaire avait produit le grand, le véritable effet; le reste n'était qu'une simple expression de reconnaissance et d'étonnement pour des dons superflus.

Cependant, au milieu des bénédictions bavardes de cette famille, je ne ressemblais pas mal au Héros d'un Drame, dans la scène du dénouement. Vous remarquerez que dans cette foule était surtout le fidèle espion. Mon but était rempli: je me dégageai d'eux tous, et regagnai le Château. Tout calculé, je me félicite de mon invention. Cette femme vaut bien sans doute que je me donne tant de soins; ils seront un jour mes titres auprès d'elle; et l'ayant, en quelque sorte, ainsi payée d'avance, j'aurai le droit d'en disposer à ma fantaisie, sans avoir de reproche à me faire. J'oubliais de vous dire que pour mettre tout à profit, j'ai demandé à ces bonnes gens de prier Dieu pour le succès de mes projets. Vous allez voir si déjà leurs prières n'ont pas été en partie exaucées... Mais on m'avertit que le souper est servi, et il serait trop tard pour que cette Lettre partît si je ne la fermais qu'en me retirant. Ainsi, le reste à l'ordinaire prochain . J'en suis fâché, car le reste est le meilleur. Adieu, ma belle amie. Vous me volez un moment du plaisir de la voir.

De ..., ce 20 août 17**

LETTRE XXII

LA PRESIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE VOLANGES

Vous serez sans doute bien aise, Madame, de connaître un trait de M. de Valmont, qui contraste beaucoup, ce me semble, avec tous ceux sous lesquels on vous l'a représenté. Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que ce soit, si fâcheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu! Enfin vous aimez tant à user d'indulgence, que c'est vous obliger que de vous donner des motifs de revenir sur un jugement trop rigoureux. M. de Valmont me paraît fondé à espérer cette faveur, je dirais presque cette justice; et voici sur quoi je le pense.

Il a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire supposer quelque projet de sa part dans les environs, comme l'idée vous en était venue; idée que je m'accuse d'avoir saisie peut-être avec trop de vivacité. Heureusement pour lui, et surtout heureusement pour nous, puisque cela nous sauve d'être injustes, un de mes gens devait aller du même côté que lui [Madame de Tourvel n'ose donc pas dire que c'était par son ordre?]; et c'est par là que ma curiosité répréhensible, mais heureuse, a été satisfaite. Il nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au Village de ... une malheureuse famille dont on vendait les meubles, faute d'avoir pu payer les impositions, non seulement s'était empressé d'acquitter la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d'argent assez considérable. Mon Domestique a été témoin de cette vertueuse action; et il m'a rapporté de plus que les paysans, causant entre eux et avec lui, avaient dit qu'un Domestique, qu'ils ont désigné, et que le mien croit être celui de M. de Valmont, avait pris hier des informations sur ceux des habitants du Village qui pouvaient avoir besoin de secours. Si cela est ainsi, ce n'est même plus seulement une compassion passagère, et que l'occasion détermine: c'est le projet formé de faire du bien; c'est la sollicitude de la bienfaisance; c'est la plus belle vertu des plus belles âmes; mais, soit hasard ou projet, c'est toujours une action honnête et louable, et dont le seul récit m'a attendrie jusqu'aux larmes. J'ajouterai de plus, et toujours par justice, que quand je lui ai parlé de cette action, de laquelle il ne disait mot, il a commencé par s'en défendre, et a eu l'air d'y mettre si peu de valeur lorsqu'il en est convenu, que sa modestie en doublait le mérite.

A présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour? S'il n'est que cela et se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes? Quoi! les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance? Dieu permettrait-il qu'une famille vertueuse reçût, de la main d'un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence? et pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé? Non. J'aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles; et je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l'ennemi de la vertu. M. de Valmont n'est peut-être qu'un exemple de plus du danger des liaisons. Je m'arrête à cette idée qui me plaît. Si, d'une part, elle peut servir à le justifier dans votre esprit, de l'autre, elle me rend de plus en plus précieuse l'amitié tendre qui m'unit à vous pour la vie.

J'ai l'honneur d'être, etc.

P.S : Madame de Rosemonde et moi nous allons, dans l'instant, voir aussi l'honnête et malheureuse famille, et joindre nos secours tardifs à ceux de M. de Valmont. Nous le mènerons avec nous. Nous donnerons au moins à ces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur; c'est, je crois, tout ce qu'il nous a laissé à faire.

De ..., ce 20 août 17**

 

 

Honoré de Balzac, Le père Goriot

Après la description du quartier et de la pension de famille Vauquer, Balzac fait ici la description du salon...


Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu'il faudrait appeler l'odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d'une salle où l'on a dîné ; elle pue le service, l'office, l'hospice. Peut-être pourrait-elle se décrire si l'on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes qu'y jettent les atmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux. Eh bien, malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l'être un boudoir. Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd'hui, qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont des carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles d'assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une boîte à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s'y rencontre de ces meubles indestructibles proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucin qui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l'appétit, toutes encadrées en bois noir verni à filets dorés ; un cartel en écaille incrustée de cuivre ; un poêle vert, des quinquets d'Argand où la poussière se combine avec l'huile, une longue table couverte en toile cirée assez grasse pour qu'un facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de style, des chaises estropiées, de petits paillassons piteux en sparterie qui se déroule toujours sans se perdre jamais, puis des chaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites, dont le bois se carbonise. Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas. Le carreau rouge est plein de vallées produites par le frottement ou par les mises en couleur. Enfin là règne la misère sans poésie ; une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n'a pas de fange encore, elle a des taches ; si elle n'a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture.

 

 


Honoré de Balzac, Eugénie Grandet


Il se trouve dans certaines villes de province des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître et l'aridité des landes et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y sont si tranquilles qu'un étranger les croirait inhabitées, s'il ne rencontrait tout à coup le regard pâle et froid d'une personne immobile dont la figure à demi monastique dépasse l'appui de la croisée, au bruit d'un pas inconnu. Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d'un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l'étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent à la vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois séculaires y sont encore solides, quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent à l'originalité qui recommande cette partie de Saumur à l'attention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons, sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures bizarres et qui couronnent d'un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart d'entre elles. Ici, des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d'un logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par l'action alternative de la pluie et du soleil. Là se présentent des appuis de fenêtre usés, noircis, dont les délicates sculptures se voient à peine, et qui semblent trop légers pour le pot d'argile brune d'où s'élancent les oeillets ou les rosiers d'une pauvre ouvrière. Plus loin, c'est des portes garnies de clous énormes où le génie de nos ancêtres a tracé des hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. Tantôt un protestant y a signé sa foi, tantôt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravé les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son échevinage oublié. L'Histoire de France est là tout entière. A côté de la tremblante maison à pans hourdés où l'artisan a déifié son rabot, s'élève l'hôtel d'un gentilhomme où sur le plein cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges de ses armes, brisées par les diverses révolutions qui depuis 1789 ont agité le pays. Dans cette rue, les rez-de-chaussée commerçants ne sont ni des boutiques ni des magasins, les amis du Moyen Age y retrouveraient l'ouvrouère de nos pères en toute sa naïve simplicité. Ces salles basses, qui n'ont ni devanture, ni montre, ni vitrages, sont profondes, obscures et sans ornements extérieurs ou intérieurs. Leur porte est ouverte en deux parties pleines, grossièrement ferrées, dont la supérieure se replie intérieurement, et dont l'inférieure, armée d'une sonnette à ressort, va et vient constamment. L'air et le jour arrivent à cette espèce d'antre humide, ou par le haut de la porte, ou par l'espace qui se trouve entre la voûte, le plancher et le petit mur à hauteur d'appui dans lequel s'encastrent de solides volets, ôtés le matin, remis et maintenus le soir avec des bandes de fer boulonnées. Ce mur sert à étaler les marchandises du négociant. Là, nul charlatanisme. Suivant la nature du commerce, les échantillons consistent en deux ou trois baquets pleins de sel et de morue, en quelques paquets de toile à voile, des cordages, du laiton pendu aux solives du plancher, des cercles le long des murs, ou quelques pièces de drap sur des rayons. Entrez ? Une fille propre, pimpante de jeunesse, au blanc fichu, aux bras rouges, quitte son tricot, appelle son père ou sa mère qui vient et vous vend à vos souhaits, flegmatiquement, complaisamment, arrogamment, selon son caractère, soit pour deux sous, soit pour vingt mille francs de marchandise. Vous verrez un marchand de merrain assis à sa porte et qui tourne ses pouces en causant avec un voisin, il ne possède en apparence que de mauvaises planches à bouteilles et deux ou trois paquets de lattes ; mais sur le port son chantier plein fournit tous les tonneliers de l'Anjou ; il sait, à une planche près, combien il peut de tonneaux si la récolte est bonne ; un coup de soleil l'enrichit, un temps de pluie le ruine : en une seule matinée, les poinçons valent onze francs ou tombent à six livres. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de l'atmosphère dominent la vie commerciale. Vignerons, propriétaires, marchands de bois, tonneliers, aubergistes, mariniers, sont tous à l'affût d'un rayon de soleil ; ils tremblent en se couchant le soir d'apprendre le lendemain matin qu'il a gelé pendant la nuit ; ils redoutent la pluie, le vent, la sécheresse, et veulent de l'eau, du chaud, des nuages, à leur fantaisie. Il y a un duel constant entre le ciel et les intérêts terrestres. Le baromètre attriste, déride, égaie tour à tour les physionomies. D'un bout à l'autre de cette rue, l'ancienne Grand-rue de Saumur, ces mots : " Voilà un temps d'or ! " se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun répond-il au voisin : " Il pleut des louis ", en sachant ce qu'un rayon de soleil, ce qu'une pluie opportune lui en apporte. Le samedi, vers midi, dans la belle saison, vous n'obtiendriez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours à la campagne. Là, tout étant prévu, l'achat, la vente, le profit, les commerçants se trouvent avoir dix heures sur douze à employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une ménagère n'achète pas une perdrix sans que les voisins demandent au mari si elle était cuite à point. Une jeune fille ne met pas la tête à sa fenêtre sans y être vue par tous les groupes inoccupés. Là donc les consciences sont à jour, de même que ces maisons impénétrables, noires et silencieuses n'ont point de mystères. La vie est presque toujours en plein air : chaque ménage s'assied à sa porte, y déjeune, y dîne, s'y dispute. Il ne passe personne dans la rue qui ne soit étudié. Aussi, jadis, quand un étranger arrivait dans une ville de province, était-il gaussé de porte en porte. De là les bons contes, de là le surnom de copieux donné aux habitants d'Angers qui excellaient à ces railleries urbaines. Les anciens hôtels de la vieille ville sont situés en haut de cette rue jadis habitée par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mélancolie où se sont accomplis les événements de cette histoire était précisément un de ces logis, restes vénérables d'un siècle où les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les moeurs françaises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont l'effet général tend à plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à monsieur Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de monsieur Grandet.

 

 

Victor Hugo, Les Misérables, Livre quatrième - La masure Gorbeau
Chapitre II
Nid pour hibou et fauvette

Ce fut devant cette masure Gorbeau que Jean Valjean s'arrêta. Comme les oiseaux fauves, il avait choisi le lieu le plus désert pour y faire son nid.

Il fouilla dans son gilet, y prit une sorte de passe-partout, ouvrit la porte, entra, puis la referma avec soin, et monta l'escalier, portant toujours Cosette.

Au haut de l'escalier, il tira de sa poche une autre clef avec laquelle il ouvrit une autre porte. La chambre où il entra et qu'il referma sur-le-champ était une espèce de galetas assez spacieux meublé d'un matelas posé à terre, d'une table et de quelques chaises. Un poêle allumé et dont on voyait la braise était dans un coin. Le réverbère du boulevard éclairait vaguement cet intérieur pauvre. Au fond il y avait un cabinet avec un lit de sangle. Jean Valjean porta l'enfant sur ce lit et l'y déposa sans qu'elle s'éveillât.

Il battit le briquet, et alluma une chandelle; tout cela était préparé d'avance sur la table; et, comme il l'avait fait la veille, il se mit à considérer Cosette d'un regard plein d'extase où l'expression de la bonté et de l'attendrissement allait presque jusqu'à l'égarement. La petite fille, avec cette confiance tranquille qui n'appartient qu'à l'extrême force et qu'à l'extrême faiblesse, s'était endormie sans savoir avec qui elle était, et continuait de dormir sans savoir où elle était.

Jean Valjean se courba et baisa la main de cette enfant.

Neuf mois auparavant il baisait la main de la mère qui, elle aussi, venait de s'endormir.

Le même sentiment douloureux, religieux, poignant, lui remplissait le coeur.

Il s'agenouilla près du lit de Cosette.

Il faisait grand jour que l'enfant dormait encore. Un rayon pâle du soleil de décembre traversait la croisée du galetas et traînait sur le plafond de longs filandres d'ombre et de lumière. Tout à coup une charrette de cartier, lourdement chargée, qui passait sur la chaussée du boulevard, ébranla la baraque comme un roulement d'orage et la fit trembler du haut en bas.

– Oui, madame! cria Cosette réveillée en sursaut, voilà! voilà!

Et elle se jeta à bas du lit, les paupières encore à demi fermées par la pesanteur du sommeil, étendant le bras vers l'angle du mur.

– Ah! mon Dieu! mon balai! dit-elle.

Elle ouvrit tout à fait les yeux, et vit le visage souriant de Jean Valjean.

– Ah! tiens, c'est vrai! dit l'enfant. Bonjour, monsieur.

Les enfants acceptent tout de suite et familièrement la joie et le bonheur, étant eux-mêmes naturellement bonheur et joie.

Cosette aperçut Catherine au pied de son lit, et s'en empara, et, tout en jouant, elle faisait cent questions à Jean Valjean. – Où elle était? Si c'était grand, Paris? Si madame Thénardier était bien loin? Si elle ne reviendrait pas? etc., etc. Tout à coup elle s'écria: – Comme c'est joli ici!

C'était un affreux taudis; mais elle se sentait libre.

– Faut-il que je balaye? reprit-elle enfin.

– Joue, dit Jean Valjean.

La journée se passa ainsi. Cosette, sans s'inquiéter de rien comprendre, était inexprimablement heureuse entre cette poupée et ce bonhomme.

 

 

Emile Zola, La Terre, III, 1 (1887)

Ainsi la Beauce, devant lui, déroula sa verdure, de novembre à juillet, depuis le moment où les pointes vertes se montrent, jusqu'à celui où les hautes tiges jaunissent. Sans sortir de sa maison, il la désirait sous ses yeux, il avait débarricadé la fenêtre de la cuisine, celle de derrière, qui donnait sur la plaine - et il se plantait là, il voyait dix lieues de pays, la nappe immense, élargie, toute nue, sous la rondeur du ciel. Pas un arbre, rien que les poteaux télégraphiques de la route de Châteaudun à Orléans, filant droit, à perte de vue. D'abord, dans les grands carrés de terre brune, au ras du sol, il n'y eut qu'une ombre verdâtre, à peine sensible. Puis, ce vert tendre s'accentua, des pans de velours vert, d'un ton presque uniforme. Puis les brins montèrent et s'épaissirent, chaque plante prit sa nuance, il distingua de loin le vert jaune du blé, le vert bleu de l'avoine, le vert gris du seigle, des pièces à l'infini, étalées dans tous les sens, parmi les plaques rouges des trèfles incarnats. C'était l'époque où la Beauce est belle de sa jeunesse ainsi vêtue de printemps, unie et fraîche à l'oeil, en sa monotonie. Les tiges grandirent encore, et ce fut la mer, la mer des céréales roulante, profonde, sans bornes. Le matin, par les beaux temps, un brouillard rose s'envolait. A mesure que montait le soleil, dans l'air limpide, une brise soufflait par grandes haleines régulières, creusant les champs d'une houle, qui partait de l'horizon, se prolongeait, allait mourir à l'autre bout. Un vacillement pâlissait les teintes, des moires de vieil or couraient le long des blés, les avoines bleuissaient, tandis que les seigles frémissants avaient des reflets violâtres. Continuellement, une ondulation succédait à une autre, l'éternel flux battait sous le vent du large. Quand le soir tombait, des façades lointaines, vivement éclairées, étaient comme des voiles blanches, des clochers émergeant plantaient des mâts, derrière des plis de terrain. Il faisait froid, les ténèbres élargissaient cette sensation humide et murmurante de pleine mer, un bois lointain s'évanouissait, pareil à la tache perdue d'un continent.

Notes prises par Zola pour La Terre (août 1887), lors d’un séjour en Beauce du 3 mai au 11 mai 1886, dans la région de Châteaudun.
La Beauce
Les fermes et les villages bleuâtres le matin, par le beau temps. Plusieurs en vue ; les clochers qui émergent derrière les plis de terrain. Les routes sans arbres, très blanches, entre les champs verts ; plates, droites à l'infini, des lieues, et les poteaux télégraphiques. À l'horizon des petits arbres en peignes, une lisière de bois très lointaine, un bouquet, une remise, une oasis. Quelques arbres isolés, nus et tristes sur l'horizon. Des moulins de bois sur pied, une échelle derrière, grandes ailes chargées de voiles : ils ne se chargent que de la mouture. Des mares immobiles, les unes bleues, les autres grises, les autres sales. La terre labourée est jaune, grasse, forte, profonde. Des ondulations lentes et immenses se détachent sur le ciel, pareilles à celles de la mer par un temps à demi calme.
La Beauce n'est belle qu'en mai et juin, toute verte puis en juillet, toute dorée, quand le blé est mûr. Mais, après la moisson, abominable. Les chaumes pelés à l'infini, jaune sale, secs, désolés. Et les meules de place en place. Par la neige, par les grands vents, par la pluie qui laisse à la longue des mares, surtout dans la Beauce pouilleuse.
[...] Dans la comparaison avec la mer; les vagues sous le vent qui souffle de loin : les seigles gris, au remous rougeâtre, le blé vert jaune, l'avoine vert bleu, le trèfle incarnat d'un vert plus noir que le trèfle ordinaire, et la couleur, lorsque les fleurs rouges ou roses sont en masse; donc l'ondulation des vagues ; puis les clochers qui émergent comme des mâts ; puis, les villages pareils à des îlots gris ; puis, au coucher du soleil, des façades lointaines, vivement éclairées, toutes blanches comme des voiles ; et le souffle du large, et la monotonie, un continent lointain figuré par un bois, la nudité, la voûte ronde du ciel au-dessus de l'infini. La mer. [...]
Terre de Beauce
La Beauce jolie, en vert, belle en blé mûr, affreuse après la moisson. Terre nue, jaune, chaumes desséchés. Meules. Le soir, en mai, les verts qui se fanent, noircissent au bord du ciel pâle.
Routes sans arbres, blanches, aveuglantes dans le vert, au soleil. Des fermes éparses dans la verdure, taches grises et blanches. De lointaines taches de maisons blanches au soleil couchant pareilles à des voiles. Des clochers émergeant pareils à des mâts. La mer, horizon immense et plat, sans un arbre, ligne ronde, infinie. Des villages comme des îlots. Les différents verts, les taches jaunes des jachères.

Emile Zola, Carnets d'enquêtes, Une ethnographie inédite de la France, textes établis et présentés par Henri Mitterrand d'après les collections de la Bibliothèque nationale, Plon, coll. Terre humaine, 1986

 


Victor Hugo, Portrait de Cosette, Les Misérables, 2ème partie, livre troisième, chap.VIII

Cosette était laide. Heureuse, elle eût peut-être été jolie. Nous avons déjà esquissé cette petite figure sombre. Cosette était maigre et blême. Elle avait près de huit ans, on lui en eût donné à peine six. Ses grands yeux enfoncés dans une sorte d'ombre profonde étaient presque éteints à force d'avoir pleuré. Les coins de sa bouche avaient cette courbe de l'angoisse habituelle, qu'on observe chez les condamnés et chez les malades désespérés. Ses mains étaient, comme sa mère l'avait deviné, "perdues d'engelures". Le feu qui l'éclairait en ce moment faisait saillir les angles de ses os et rendait sa maigreur affreusement visible. Comme elle grelottait toujours, elle avait pris l'habitude de serrer ses deux genoux l'un contre l'autre. Tout son vêtement n'était qu'un haillon qui eût fait pitié l'été et qui faisait horreur l'hiver. Elle n'avait sur elle que de la toile trouée; pas un chiffon de laine. On voyait sa peau çà et là, et l'on y distinguait partout des taches bleues ou noires qui indiquaient les endroits où la Thénardier l'avait touchée. Ses jambes nues étaient rouges et grêles. Le creux de ses clavicules était à faire pleurer. Toute la personne de cette enfant, son allure, son attitude, le son de sa voix, ses intervalles entre un mot et l'autre, son regard, son silence, son moindre geste, exprimaient et traduisaient une seule idée: la crainte.

La crainte était répandue sur elle; elle en était pour ainsi dire couverte; la crainte ramenait ses coudes contre ses hanches, retirait ses talons sous ses jupes, lui faisait tenir le moins de place possible, ne lui laissait de souffle que le nécessaire, et était devenue ce qu'on pourrait appeler son habitude de corps, sans variation possible que d'augmenter. Il y avait au fond de sa prunelle un coin étonné où était la terreur.

H. de Balzac, Louis Lambert

Louis Lambert naquit, en 1797, à Montoire, petite ville du Vendômois, où son père exploitait une tannerie de médiocre importance et comptait faire de lui son successeur ; mais les dispositions qu'il manifesta prématurément pour l'étude modifièrent l'arrêt paternel. D'ailleurs le tanneur et sa femme chérissaient Louis comme on chérit un fils unique et ne le contrariaient en rien. L'Ancien et le Nouveau Testament étaient tombés entre les mains de Louis à l'âge de cinq ans ; et ce livre, où sont contenus tant de livres, avait décidé de sa destinée. Cette enfantine imagination comprit-elle déjà la mystérieuse profondeur des Ecritures, pouvait-elle déjà suivre l'Esprit-Saint dans son vol à travers les mondes, s'éprit-elle seulement des romanesques attraits qui abondent en ces poèmes tout orientaux ; ou, dans sa première innocence, cette âme sympathisa-t-elle avec le sublime religieux que des mains divines ont épanché dans ce livre ! Pour quelques lecteurs, notre récit résoudra ces questions.

 

Stendhal, La Chartreuse de Parme, début du chapitre X

L'âme de Fabrice était exaltée par les discours du vieillard, par la profonde attention et par l'extrême fatigue. Il eut grand-peine à s'endormir, et son sommeil fut agité de songes, peut-être présages de l'avenir; le matin, à dix heures, il fut réveillé par le tremblement général du clocher, un bruit effroyable semblait venir du dehors. Il se leva éperdu, et se crut à la fin du monde, puis il pensa qu'il était en prison; il lui fallut du temps pour reconnaître le son de la grosse cloche que quarante paysans mettaient en mouvement en l'honneur du grand saint Giovita, dix auraient suffi.
Fabrice chercha un endroit convenable pour voir sans être vu; il s'aperçut que de cette grande hauteur, son regard plongeait sur les jardins, et même sur la cour intérieure du château de son père. Il l'avait oublié. L'idée de ce père arrivant aux bornes de la vie changeait tous ses sentiments. Il distinguait jusqu'aux moineaux qui cherchaient quelques miettes de pain sur le grand balcon de la salle à manger."Ce sont les descendants de ceux qu'autrefois j'avais apprivoisés", se dit-il. Ce balcon, comme tous les autres balcons du palais, était chargé d'un grand nombre d'orangers dans des vases de terre plus ou moins grands: cette vue l'attendrit; l'aspect de cette cour intérieure, ainsi ornée avec ses ombres bien tranchées et marquées par un soleil éclatant, était vraiment grandiose.

 

 

H. de Balzac, Cousin Pons

I. Un glorieux débris de l'empire

Vers trois heures de l'après-midi, dans le mois d'octobre de l'année 1844, un homme âgé d'une soixantaine d'années, mais à qui tout le monde eût donné plus que cet âge, allait le long du boulevard des Italiens, le nez à la piste, les lèvres papelardes, comme un négociant qui vient de conclure une excellente affaire, ou comme un garçon content de lui-même au sortir d'un boudoir. C'est à Paris la plus grande expression connue de la satisfaction personnelle chez l'homme. En apercevant de loin ce vieillard, les personnes qui sont là tous les jours assises sur des chaises, livrées au plaisir d'analyser les passants, laissaient toutes poindre dans leurs physionomies ce sourire particulier aux gens de Paris, et qui dit tant de choses ironiques, moqueuses ou compatissantes, mais qui, pour animer le visage d'un Parisien, blasé sur tous les spectacles possibles, exigent de hautes curiosités vivantes. Un mot fera comprendre et la valeur archéologique de ce bonhomme et la raison du sourire qui se répétait comme un écho dans tous les yeux. On demandait à Hyacinthe, un acteur célèbre par ses saillies, où il faisait faire les chapeaux à la vue desquels la salle pouffe de rire: "- Je ne les fais point faire, je les garde?" répondit-il. Eh bien! il se rencontre dans le million d'acteurs qui composent la grande troupe de Paris, des Hyacinthes sans le savoir qui gardent sur eux tous les ridicules d'un temps, et qui vous apparaissent comme la personnification de toute une époque pour vous arracher une bouffée de gaieté quand vous vous promenez en dévorant quelque chagrin amer causé par la trahison d'un ex-ami.

En conservant dans quelques détails de sa mise une fidélité quand même aux modes de l'an 1806, ce passant rappelait l'Empire sans être par trop caricature. Pour les observateurs, cette finesse rend ces sortes d'évocations extrêmement précieuses. Mais cet ensemble de petites choses voulait l'attention analytique dont sont doués les connaisseurs en flânerie; et, pour exciter le rire à distance, le passant devait offrir une de ces énormités à crever les yeux, comme on dit, et que les acteurs recherchent pour assurer le succès de leurs entrées. Ce vieillard, sec et maigre, portait un spencer couleur noisette sur un habit verdâtre à boutons de métal blanc!... Un homme en spencer, en 1844, c'est, voyez-vous, comme si Napoléon eût daigné ressusciter pour deux heures.

 

 

G. Flaubert, L'Éducation Sentimentale, deuxième partie, chapitre IV.

Rosanette voulut qu'on arrêtât, pour mieux voir le défilé. Mme Arnoux pouvait reparaître. Il cria au postillon :
-- «Va donc! va donc! en avant!»
Et la berline se lança vers les Champs-Elysées au milieu des autres voitures, calèches, briskas, wursts, tandems, tilburys, dog-carts, tapissières à rideaux de cuir où chantaient des ouvriers en goguette, demi-fortune que dirigeaient avec prudence des pères de famille eux-mêmes. Dans des victorias bourrées de monde, quelque garçon, assis sur les pieds des autres, laissait pendre en dehors ses deux jambes. De grands coupés à siège de drap promenaient des douairières qui sommeillaient; ou bien un stepper magnifique passait, emportant une chaise, simple et coquette comme l'habit noir d'un dandy. L'averse cependant redoublait. On tirait les parapluies, les parasols, les mackintosh; on se criait de loin : «Bonjour! -- Ca va bien? -- Oui! -- Non! -- A tantôt!» et les figures se succédaient dans une vitesse d'ombres chinoises. Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte d'hébétude à voir auprès d'eux continuellement, toutes ces roues tourner.
Par moments, les files de voitures, trop pressées, s'arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les uns près des autres, et l'on s'examinait. [... ] Puis tout se remettait en mouvement; les cochers lâchaient les rênes, abaissaient leurs longs fouets; les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de l'écume autour d'eux; et les croupes et les harnais humides fumaient, dans la vapeur d'eau que le soleil couchant traversait. Passant sous l'Arc de triomphe, il allongeait à hauteur d'homme une lumière roussâtre, qui faisait étinceler les moyeux des roues, les poignées des portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes; et, sur les deux côtés de la grande avenue, -- pareille à un fleuve où ondulaient des crinières, des vêtements, des têtes humaines -- les arbres tout reluisants de pluie se dressaient, comme deux murailles vertes. Le bleu du ciel, au-dessus, reparaissant à de certaines places, avait des douceurs de satin.
Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviait l'inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, à côté d'une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et n'en était pas plus joyeux.

 

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, 1849

Nous étions un dimanche sur la grève, à l’éventail* de la porte Saint-Thomas à l’heure de la marée. Au pied du château et le long du Sillon, de gros pieux enfoncés dans le sable protègent les murs contre la houle. Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premières ondulations du flux. Les places étaient prises comme de coutume : plusieurs petites filles se mêlaient aux petits garçons. J’étais le plus en pointe vers la mer, n’ayant devant moi qu’une jolie mignonne, Hervine Magon, qui riait de plaisir et pleurait de peur. Gesril se trouvait à l’autre bout, du côté de la terre. Le flot arrivait, il faisait du vent ; déjà les bonnes et les domestiques criaient : « Descendez, Mademoiselle ! descendez, Monsieur ! ». Gesril attend une grosse lame : lorsqu’elle s’engouffre entre les pilotis, il pousse l’enfant assis auprès de lui ; celui-là se renverse sur un autre : celui-ci sur un autre : toute la file s’abat comme des moines de cartes*, mais chacun est retenu par son voisin ; il n’y eut que la petite fille de l’extrémité de la ligne sur laquelle je chavirai qui, n’étant appuyée par personne, tomba. Le jusant* l’entraîne ; aussitôt mille cris, toutes les bonnes retroussant leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son marmot et lui donnant une tape. Hervine fut repêchée ; mais elle déclara que François l’avait jetée bas. Les bonnes fondent sur moi ; je leur échappe ; je cours me barricader dans la cave de la maison : l’armée femelle me pourchasse. Ma mère et mon père étaient heureusement sortis. La Villeneuve* défend vaillamment la porte et soufflette l’avant-garde ennemie. Le véritable auteur du mal, Gesril, me prête secours : il monte chez lui, et avec ses deux soeurs jette par les fenêtres des potées d’eau et des pommes cuites aux assaillantes. Elles levèrent le siège à l’entrée de la nuit ; mais cette nouvelle se répandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, âgé de neuf ans, passa pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont saint Aaron avait purgé son rocher*.

1 L’éventail : La voûte. Il s’agit des fortifications de la ville de Saint-Malo.
2 Comme un château de cartes.
3 Jusant : marée descendante.
4 La Villeneuve : gouvernante de François.
5 Île où vécut saint Aaron, un ermite.

 

Emile Zola, L'Assommoir, II
C'était un envahissement du trottoir, de la chaussée, des ruisseaux, un flot paresseux coulant des portes ouvertes, s'arrêtant au milieu des voitures, faisant une traînée de blouses, de bourgerons et de vieux paletots, toute pâlie et déteinte sous la nappe de lumière blonde qui enfilait la rue. Au loin, des cloches d'usine sonnaient ; et les ouvriers ne se pressaient pas, rallumaient des pipes ; puis, le dos arrondi, après s'être appelés d'un marchand de vin à l'autre, ils se décidaient à reprendre le chemin de l'atelier, en traînant les pieds. Gervaise s'amusa à suivre trois ouvriers, un grand et deux petits, qui se retournaient tous les dix pas ; ils finirent par descendre la rue, ils vinrent droit à l'Assommoir du père Colombe.
"Ah bien ! murmura-t-elle, en voilà trois qui ont un fameux poil dans la main !
– Tiens, dit Coupeau, je le connais, le grand ; c'est Mes-Bottes, un camarade." L'Assommoir s'était empli. On parlait très fort, avec des éclats de voix qui déchiraient le murmure gras des enrouements. Des coups de poing sur le comptoir, par moments, faisaient tinter les verres. Tous debout, les mains croisées sur le ventre ou rejetées derrière le dos, les buveurs formaient de petits groupes, serrés les uns contre les autres ; il y avait des sociétés, près des tonneaux, qui devaient attendre un quart d'heure, avant de pouvoir commander leurs tournées au père Colombe.
"Comment ! c'est cet aristo de Cadet-Cassis ! cria Mes-Bottes, en appliquant une rude tape sur l'épaule de Coupeau. Un joli monsieur qui fume du papier et qui a du linge !... On veut donc épater sa connaissance, on lui paie des douceurs !
– Hein ! ne m'embête pas !" répondit Coupeau, très contrarié.
Mais l'autre ricanait.
"Suffit ! on est à la hauteur, mon bonhomme... Les mufes sont des mufes, voilà !" Il tourna le dos, après avoir louché terriblement, en regardant Gervaise. Celle– ci se reculait, un peu effrayée. La fumée des pipes, l'odeur forte de tous ces hommes, montaient dans l'air chargé d'alcool ; et elle étouffait, prise d'une petite toux.
"Oh ! c'est vilain de boire !" dit-elle à demi-voix.
Et elle raconta qu'autrefois, avec sa mère, elle buvait de l'anisette, à Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et ça l'avait dégoûtée ; elle ne pouvait plus voir les liqueurs.
"Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j'ai mangé ma prune ; seulement, je laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal." Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu'on pût avaler de pleins verres d'eau-de-vie. Une prune par-ci, par-là, ça n'était pas mauvais. Quant au vitriol, à l'absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir ! il n'en fallait pas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait à la porte, lorsque ces cheulards-là entraient à la mine à poivre.

 

Emile Zola, Germinal, IV, chapitre 7

Il fut terrible, jamais il n'avait parlé si violemment. D'un bras, il maintenait le vieux Bonnemort, il l'étalait comme un drapeau de misère et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usée à la mine, mangée par la Compagnie, plus affamée après cent ans de travail ; et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie, qui suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus depuis un siècle, à ne rien faire, à jouir de leur corps. N'était-ce pas effroyable : un peuple d'hommes crevant au fond de père en fils, pour qu'on paie des pots-de-vin à des ministres, pour que des générations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou s'engraissent au coin de leur feu ! Il avait étudié les maladies des mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des détails effrayants : l'anémie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui étouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces misérables, on les jetait en pâture aux machines, on les parquait ainsi que du bétail dans les corons, les grandes Compagnies les absorbaient peu à peu, réglementant l'esclavage, menaçant d'enrégimenter tous les travailleurs d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux.

 

Les Tix

Texte 1
Les tix
Un soir, en 3206, un tix avait bérudé un stepagor. Pendant un long moment, il déribait un camatis et temouvait sa pliche. Ensuite il vamidait le clurk, puis ramiasait les maridas. Tout à coup, une fabelle l'emprigouda. Il caroudisa le stepagor.
Deux jours plus tard, le tix cloubait sur les sobres. Il ne travisanait pas le batou. Quand soudain il barta dans le groumi, celui-ci pata dirago. Le tix rifla dig dag et clapa.
Ce n'est qu'en 3208, après avoir digué longtemps que le tix ravisa à nouveau le stepagor. Il darait gitiquement dans une pitou. Tout de suite, le tix gacla et ticla le stepagor.
Depuis lors, le tix n'a plus jamais flagué.

 

Texte 2
Les tix
Les tix bérudent sans doute fifrement les sirs :
1. Tout d'abord les tix déribent les pliches. C'est pourquoi ils ne vamident jamais les clurks.
2. Ensuite ils n'empigoident les faiselles. D'une part, ils ne gant pas marident. D'autre part, ils ne cloubent pas sur les sobres. En outre, ils travisent le batou (par exemple ils pant stupagors).
3. Finalement les tix bartent dans le groumi. D'ailleurs, le sarpagou cloube le cadeur d'autant plus que le cadeur travise le batou. Réciproquement les tix déribent les cloutis, étant donné que les parlis rouflent dans le stix.
Les tix gant néanmoins rifleux et en plus tiffent isideusement.
En résumé : les tix soment les fifis pafis.

Extrait de : "Contribution à la pédagogie du texte", in Cahiers sur la section des Scierices de l'Éducation : Pratiques et théorie, n° 40, Université de Genève, Faculté de Psychologie et des Sciences de l'Éducation.

 

 

Pluto

Version simple du texte : la séquence narrative canonique pure ; ordre chronologique linéaire ; registre neutre.

Pluto se promenait sur un trottoir. Tout à coup, il se trouva nez à nez avec un bouledogue menaçant. Il détala dans l'espoir d'arriver chez lui sans encombre. Il fit le tour du pâté de maisons à toute allure. Au loin il vit enfin sa maison, encore quelques mètres... Ouf, il était sauvé.

1. équilibre 2. rupture ou complication 3. remède 4. résolution 5. état final

Version complexe avec imbrication de séquences conversationnelle et narrative ; ordre non linéaire ; registre humoristique.

Je vais vous raconter comment Pluto est devenu champion à la course. Il est capable de faire le tour du pâté de maisons et de rentrer en moins de vingt secondes. Ne vous étonnez pas de cette prouesse. Il suffit qu'il rencontre un bouledogue menaçant. C'est ce qui s'est produit hier alors qu'il se promenait paisiblement. La peur lui a donné des ailes! Depuis cette aventure, il n'a pas quitté la maison.

1. résumé 2. remède 3.résolution 4.complication 5. état initial 6. évaluation 7. état final
Textes de Bronckart, J.-P. (1985). Le fonctionnement des discours, Lausanne : Delachaux et Niestlé.

 

Colette, Sido

Car j'aimais tant l'aube, déjà, que ma mère me l'accordait en récompense. J'obtenais qu'elle m'éveillât à trois heures et demis, et je m'en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraise, les cassis et les groseilles barbues.
À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d'abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps... J'allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C'est sur ce chemin, c'est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d'un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion...
Ma mère me laissait partir, après m'avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait courir et décroître sur la pente son oeuvre, - « chef-d'oeuvre », disait-elle. J'étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d'accord... Je l'étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu'à mon retour, et de ma supériorité d'enfant éveillé sur les autres enfants endormis.
Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d'avoir mangé mon soûl, pas avant d'avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l'eau de deux sources perdues, que je révérais. L'une se haussait hors de la terre par une convulsion cristalline, une sorte de sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait aussitôt née et replongeait sous la terre. L'autre source, presque invisible, froissait l'herbe comme un serpent, s'étalait secrète au centre d'un pré où des narcisses, fleuris en ronde, attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer et de tige de jacinthe... Rien qu'à parler d'elles je souhaite que leur saveur m'emplisse la bouche au moment de tout finir, et que j'emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire...»

 

Colette, Sido

Dans mon quartier natal, on n'eut pas compté vingt maisons privées de jardin. Les plus mal partagées jouissaient d'une cour, plantée ou non, couverte ou non de treilles. Chaque façade cachait un « jardin-de-derrière » profond, tenant aux autres jardins-de-derrière par des murs mitoyens. Ces jardins-de-derrière donnaient le ton au village. On y vivait l'été, on y lessivait ; on y fendait le bois l'hiver, on y besognait en toute saison, et les enfants, jouant sous les hangars, perchaient sur les ridelles des chars à foin dételés.
Les enclos qui jouxtaient le nôtre ne réclamaient pas de mystère : la déclivité du sol, des murs hauts et vieux, des rideaux d'arbres protégeaient notre « jardin d'en haut » et notre « jardin d'en
bas ». Le flanc sonore de la colline répercutait les bruits, portait, d'un atoll maraîcher cerné de maisons à un « parc d'agrément », les nouvelles.
De notre jardin, nous entendions, au Sud, Miton éternuer en bêchant et parler à son chien blanc dont il teignait, au 14 juillet, la tête en bleu et l'arrière-train en rouge. Au Nord, la mère Adolphe chantait un petit cantique en bottelant des violettes pour l'autel de notre église foudroyée, qui n'a plus de clocher. À l'Est, une sonnette triste annonçait chez le notaire la visite d'un client... Que me parle-t-on de la méfiance provinciale ? Belle méfiance ! Nos jardins se disaient tout.
Oh ! aimable vie policée de nos jardins ! Courtoisie, aménité de potager à « fleuriste » et de bosquet à basse-cour ! Quel mal jamais fût venu par-dessus un espalier mitoyen, le long des faîtières en dalles plates cimentées de lichen et d'orpin brûlant, boulevard des chats et des chattes ? De l'autre côté, sur la rue, les enfants insolents musaient, jouaient aux billes, troussaient leurs jupons, au-dessus du ruisseau ; les voisins se dévisageaient et jetaient une petite malédiction, un rire, une épluchure dans le sillage de chaque passant, les hommes fumaient sur les seuils et crachaient... Gris de fer, à grands volets décolorés, notre façade à nous ne s'entrouvrait que sur mes gammes malhabiles, un aboiement de chien répondant aux coups de sonnette, et le chant des serins verts en cage.
Peut-être nos voisins imitaient-ils, dans leurs jardins, la paix de notre jardin où les enfants ne se battaient point, où bêtes et gens s'exprimaient avec douceur, un jardin où, trente années durant, un mari et une femme vécurent sans élever la voix l'un contre l'autre...
Il y avait dans ce temps-là de grands hivers, de brûlants étés. J'ai connu, depuis, des étés dont la couleur, si je ferme les yeux, est celle de la terre ocreuse, fendillée entre les tiges du blé et sous la géante ombelle du panais sauvage, celle de la mer grise ou bleue. Mais aucun été, sauf ceux de mon enfance, ne commémore le géranium écarlate et la hampe enflammée des digitales. Aucun hiver n'est plus d'un blanc pur à la base d'un ciel bourré de nues ardoisées, qui présageaient une tempête de flocons plus épais, puis un dégel illuminé de mille gouttes d'eau et de bourgeons lancéolés... Ce ciel pesait sur le toit chargé de neige des greniers à fourrages, le noyer nu, la girouette, et pliait les oreilles des chattes... La calme et verticale chute de neige devenait oblique, un faible ronflement de mer lointaine se levait sur ma tête encapuchonnée, tandis que j'arpentais le jardin, happant la neige volante... Avertie par ses antennes, ma mère s'avançait sur la terrasse, goûtait le temps, me jetait un cri :
– La bourrasque d'Ouest ! Cours ! Ferme les lucarnes du grenier !... La porte de la remise aux voitures !... Et la fenêtre de la chambre du fond !
Mousse exalté du navire natal, je m'élançais, claquant des sabots, enthousiasmée si du fond de la mêlée blanche et bleu-noir, sifflante, un vif éclair, un bref roulement de foudre, enfants d'Ouest et de Février, comblaient tous deux un des abîmes du ciel... Je tâchais de trembler, de croire à la fin du monde...
Mais dans le pire du fracas ma mère, l'oeil sur une grosse loupe cerclée de cuivre, s'émerveillait, comptant les cristaux ramifiés d'une poignée de neige qu'elle venait de cueillir aux mains mêmes de l'Ouest rué sur notre Jardin...

 

R. Brasillach, Note sur Les Sept Couleurs

Les sept couleurs sont les sept formes d'expression littéraire employées par Brasillach pour conter cette histoire, sur sept épisodes. Les différents procédés de narration utilisés sont ainsi :
1. le récit d'une rencontre,
2. les lettres de deux amoureux,
3. le journal de Patrice, de 1935 à 1936,
4. les réflexions d'un homme de trente ans,
5. le dialogue pour présenter une tentative de retrouvailles,
6. les documents sur la guerre d'Espagne,
7. le discours à propos du devoir de fidélité.

 

La Fille et le loup, version vellave (1874)

[ «La Fille et le loup» est une version folklorique du Petit Chaperon rouge, contée en 1874 par Nanette Lévesque, femme illettrée habitant Fraisse (Loire), née vers 1794 à Sainte-Eulalie (Ardèche). Cette variante orale a été recueillie par Victor Smith in Contes de Nanette Lévesque, Bibliothèque de l’Institut catholique. Elle ancre le départ de la fillette dans le contexte des activités de la société paysanne de l’époque : elle est "affermée", i.e. placée ou louée à un maître dans une ferme pour garder les vaches.]

Une petite fille était affermée dans une maison pour garder deux vaches. Quand elle eut fini son temps, elle s'en est allée. Son maître lui donna un petit fromage et une pompette de pain.
– Tiens ma petite, porte ça à ta mère. Ce fromage et cette pompette y aura pour ton souper quand tu arriveras vers ta mère.
La petite prend le fromage et la pompette. Elle passa dans le bois, rencontra le loup qui lui dit : Où vas-tu ma petite ?
– Je m'en vais vers ma mère. Moi j'ai fini mon gage.
– T'ont payé ?
– Oui, m'ont payé, m'ont donné encore une petite pompette, m'ont donné un fromage.
– De quel côté passes-tu pour t'en aller ?
– Je passe du côté de les épingles, et vous, de quel côté passez-vous ?
– Je passe du côté de les aiguilles.
Le loup se mit à courir, le premier, alla tuer la mère et la mangea, il en mangea la moitié, il mit le feu bien allumé, et mit cuire l'autre moitié et ferma bien la porte. Il s'alla coucher dans le lit de la mère.
La petite arriva. Elle piqua la porte : Ah ! ma mère, ouvrez-moi.
– Je suis malade ma petite. Je me suis couchée. Je peux pas me lever pour t'aller ouvrir. Vire la tricolète.
Quand la petite virait la tricolète, ouvrit la porte entra dans la maison, le loup était dans le lit de sa mère.
– Vous êtes malade, ma mère ?
– Oui je suis bien malade. Et tu es venue de Nostera.
– Oui, je suis venue. Ils m'ont donné une pompette et un fromageau.
– Ça va bien ma petite, donne m'en un petit morceau. Le loup prit le morceau et le mangea, et dit à la fille, il y a de la viande sur le feu et du vin sur la table, quand tu auras mangé et bu, tu te viendras coucher.
Le sang de sa mère, le loup l'avait mis dans une bouteille, et il avait mis un verre à côté à demi plein de sang. Il lui dit : Mange de la viande, il y en a dans l'oulle ; il y a du vin sur la table, tu en boiras.
Il y avait un petit oiseau sur la fenêtre du temps que la petite mangeait sa mère qui disait :
– Ri tin tin tin tin. Tu manges la viande de ta mère et tu lui bois le sang. Et la petite dit :
– Que dit-il maman, cet oiseau ?
– Il dit rien, mange toujours, il a bien le temps de chanter.
Et quand elle eut mangé et bu le loup dit à la petite : Viens te coucher ma petite. Viens te coucher. Tu as assez mangé ma petite, à présent et bien viens te coucher à ras moi. J'ai froid aux pieds tu me réchaufferas.
– Je vais me coucher maman.
Elle se déshabille et va se coucher à ras sa mère, en lui disant :
– Ah ! maman, que tu es bourrue !
– C'est de vieillesse, mon enfant, c'est de vieillesse.
La petite lui touche ses pattes : Ah ! maman que vos ongles sont devenus longs.
– C'est de vieillesse, c'est de vieillesse.
– Ah ! maman, que vos dents sont devenues longues. C'est de vieillesse, c'est de vieillesse. Mes dents sont pour te manger, et il la mangea.

 

Emile ZOLA, L'Assommoir, chapitre I, (incipit dur roman)

Gervaise avait attendu Lantier jusqu'à deux heures du matin.
Puis, toute frissonnante d'être restée en camisole à l'air vif de la fenêtre, elle s'était assoupie, jetée en travers du lit, fiévreuse, les joues trempées de larmes. Depuis huit jours, au sortir du Veau à deux têtes, où ils mangeaient, il l'envoyait se coucher avec les enfants et ne reparaissait que tard dans la nuit, en racontant qu'il cherchait du travail. Ce soir-là, pendant qu'elle guettait son retour, elle croyait l'avoir vu entrer au bal du Grand-Balcon, dont les dix fenêtres flambantes éclairaient d'une nappe d'incendie la coulée noire des boulevards extérieurs ; et, derrière lui, elle avait aperçu la petite Adèle, une brunisseuse qui dînait à leur restaurant, marchant à cinq ou six pas, les mains ballantes comme si elle venait de lui quitter le bras pour ne pas passer ensemble sous la clarté crue des globes de la porte.
Quand Gervaise s'éveilla, vers cinq heures, raidie, les reins brisés, elle éclata en sanglots. Lantier n'était pas rentré. Pour la première fois, il découchait. Elle resta assise au bord du lit, sous le lambeau de perse déteinte qui tombait de la flèche attachée au plafond par une ficelle. Et, lentement, de ses yeux voilés de larmes, elle faisait le tour de la misérable chambre garnie, meublée d'une commode de noyer dont un tiroir manquait, de trois chaises de paille et d'une petite table graisseuse, sur laquelle traînait un pot à eau ébréché. On avait ajouté, pour les enfants, un lit de fer qui barrait la commode et emplissait les deux tiers de la pièce. La malle de Gervaise et de Lantier, grande ouverte dans un coin, montrait ses flancs vides, un vieux chapeau d'homme tout au fond, enfoui sous des chemises et des chaussettes sales ; tandis que, le long des murs, sur le dossier des meubles, pendaient un châle troué, un pantalon mangé par la boue, les dernières nippes dont les marchands d'habits ne voulaient pas. Au milieu de la cheminée, entre deux flambeaux de zinc dépareillés, il y avait un paquet de reconnaissances du mont-de-piété, d'un rose tendre.
C'était la belle chambre de l'hôtel, la chambre du premier, qui donnait sur le boulevard.
Cependant, couchés côte à côte sur le même oreiller, les deux enfants dormaient. Claude, qui avait huit ans, ses petites mains rejetées hors de la couverture, respirait d'une haleine lente, tandis qu'Etienne, âgé de quatre ans seulement, souriait, un bras passé au cou de son frère.
Lorsque le regard noyé de leur mère s'arrêta sur eux, elle eut une nouvelle crise de sanglots, elle tamponna un mouchoir sur sa bouche, pour étouffer les légers cris qui lui échappaient. Et, pieds nus, sans songer à remettre ses savates tombées, elle retourna s'accouder à la fenêtre, elle reprit son attente de la nuit, interrogeant les trottoirs au loin.
L'hôtel se trouvait sur le boulevard de la Chapelle, à gauche de la barrière Poissonnière. C'était une masure de deux étages, peinte en rouge lie de vin jusqu'au second, avec des persiennes pourries par la pluie. Au-dessus d'une lanterne aux vitres étoilées, on parvenait à lire entre les deux fenêtres : Hôtel Boncoeur, tenu par Marsoullier, en grandes lettres jaunes, dont la moisissure du plâtre avait emporté des morceaux. Gervaise, que la lanterne gênait, se haussait, son mouchoir sur les lèvres. Elle regardait à droite, du côté du boulevard de Rochechouart, où des groupes de bouchers, devant les abattoirs, stationnaient en tabliers sanglants ; et le vent frais apportait une puanteur par moments, une odeur fauve de bêtes massacrées. Elle regardait à gauche, enfilant un long ruban d'avenue, s'arrêtant presque en face d'elle, à la masse blanche de l'hôpital de Lariboisière, alors en construction. Lentement, d'un bout à l'autre de l'horizon, elle suivait le mur de l'octroi, derrière lequel, la nuit, elle entendait parfois des cris d'assassinés ; et elle fouillait les angles écartés, les coins sombres, noirs d'humidité et d'ordure, avec la peur d'y découvrir le corps de Lantier, le ventre troué de coups de couteau.
Quand elle levait les yeux, au-delà de cette muraille grise et interminable qui entourait la ville d'une bande de désert, elle apercevait une grande lueur, une poussière de soleil, pleine déjà du grondement matinal de Paris. Mais c'était toujours à la barrière Poissonnière qu'elle revenait, le cou tendu, s'étourdissant à voir couler, entre les deux pavillons trapus de l'octroi, le flot ininterrompu d'hommes, de bêtes, de charrettes, qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. Il y avait là un piétinement de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en mares sur la chaussée, un défilé sans fin d'ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pain sous le bras ; et la cohue s'engouffrait dans Paris où elle se noyait, continuellement. Lorsque Gervaise, parmi tout ce monde, croyait reconnaître Lantier, elle se penchait davantage, au risque de tomber ; puis, elle appuyait plus fortement son mouchoir sur la bouche, comme pour renfoncer sa douleur.
Une voix jeune et gaie lui fit quitter la fenêtre.
"Le bourgeois n'est donc pas là, madame Lantier !
– Mais non, monsieur Coupeau", répondit-elle en tâchant de sourire.
C'était un ouvrier zingueur qui occupait, tout en haut de l'hôtel, un cabinet de dix francs. Il avait son sac passé à l'épaule. Ayant trouvé la clef sur la porte, il était entré, en ami.
"Vous savez, continua-t-il, maintenant, je travaille là, à l'hôpital...
Hein ! quel joli mois de mai ! Ça pique dur, ce matin." Et il regardait le visage de Gervaise, rougi par les larmes.

 

Emile Zola, La Curée, 1872

[Arrivé de Plassans, au lendemain du coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, Aristide Rougon s’est rendu à Paris avec des appétits de loup. Le chapitre limininaire a montré le personnage au sein du luxe. Le second raconte dans un retour en arrière comment Aristide a rendu plusieurs visites à son frère Eugène, alors « puissance occulte » du nouveau régime impérial et futur ministre. Le passage suivant se situe lors de la dernière de ces visites. Eugène vient d’offrir à son frère une place à l’Hôtel de ville de Paris.]

Et se levant, mettant la nomination dans les mains d'Aristide :
- Prends, continua-t-il, tu me remercieras un jour. C'est moi qui ai choisi la place, je sais ce que tu peux en tirer... Tu n'auras qu'à regarder et à écouter. Si tu es intelligent, tu comprendras et tu agiras... Maintenant retiens bien ce qu'il me reste à te dire. Nous entrons dans un temps où toutes les fortunes sont possibles. Gagne beaucoup d'argent, je te le permets ; seulement pas de bêtise, pas de scandale trop bruyant, ou je te supprime.

Cette menace produisit l'effet que ses promesses n'avaient pu amener. Toute la fièvre d'Aristide se ralluma à la pensée de cette fortune dont son frère lui parlait. Il lui sembla qu'on le lâchait enfin dans la mêlée, en l'autorisant à égorger les gens, mais légalement, sans trop les faire crier. Eugène lui donna deux cents francs pour attendre la fin du mois. Puis il resta songeur.
- Je compte changer de nom, dit-il enfin, tu devrais en faire autant... Nous nous gênerions moins.
- Comme tu voudras, répondit tranquillement Aristide.
- Tu n'auras à t'occuper de rien, je me charge des formalités... Veux-tu t'appeler Sicardot, du nom de ta femme ?

Aristide leva les yeux au plafond, répétant, écoutant la musique des syllabes :
- Sicardot..., Aristide Sicardot... Ma foi, non ; c'est ganache et ça sent la faillite.
- Cherche autre chose alors, dit Eugène.
- J'aimerais mieux Sicard tout court, reprit l'autre après un silence ; Aristide Sicard..., pas trop mal..., n'est-ce pas ? peut-être un peu gai...Il rêva un instant encore, et, d'un air triomphant :
- J’y suis, j’ai trouvé, cria-t-il... Sacard, Aristide Saccard!... avec deux c... Hein! Il y a de l’argent dans ce nom-là ; on dirait que l’on compte des pièces de cent sous.

Eugène avait la plaisanterie féroce. Il congédia son frère en lui disant avec un sourire :
- Oui, un nom à aller au bagne ou à gagner des millions.

 

Alain Fournier, Le Grand Meaulnes, I, 1
LE PENSIONNAIRE
Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189…

Je continue à dire « chez nous », bien que la maison ne nous appartienne plus. Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n'y reviendrons certainement jamais.

Nous habitions les bâtiments du Cours Supérieur de Sainte-Agathe. Mon père, que j'appelais M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à la fois le Cours Supérieur, où l'on préparait le brevet d'instituteur, et le Cours Moyen. Ma mère faisait la petite classe.

Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes vierges, à l'extrémité du bourg ; une cour immense avec préaux et buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail ; sur le côté nord, la route où donnait une petite grille et qui menait vers La Gare, à trois kilomètres ; au sud et par derrière, des champs, des jardins et des près qui rejoignaient les faubourgs… tel est le plan sommaire de cette demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés et les plus chers de ma vie – demeure d'où partirent et où revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures.

Le hasard des « changements », une décision d'inspecteur ou de préfet nous avaient conduits là.

Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, nous avait déposés, ma mère et moi, devant la petite grille rouillée. Des gamins qui volaient des pêches dans le jardin s'étaient enfuis silencieusement par les trous de la haie… Ma mère, que nous appelions Millie, et qui était bien la ménagère la plus méthodique que j'aie jamais connue, était entrée aussitôt dans les pièces remplies de paille poussiéreuse, et tout de suite elle avait constaté avec désespoir, comme à chaque « déplacement », que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si mal construite… Elle était sortie pour me confier sa détresse. Tout en me parlant, elle avait essuyé doucement avec son mouchoir ma figure d'enfant noircie par le voyage. Puis elle était rentrée faire le compte de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner pour rendre le logement habitable… Quant à moi, coiffé d'un grand chapeau de paille à rubans, j'étais resté là, sur le gravier de cette cour étrangère, à attendre, à fureter petitement autour du puits et sous le hangar.

C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d'autres attentes que je me rappelle ; déjà, les deux mains appuyées aux barreaux du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu'un qui va descendre la grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la première nuit que je dus passer dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont d'autres nuits que je me rappelle ; je ne suis plus seul dans cette chambre ; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se promène. Tout ce paysage paisible – l'école, le champ du père Martin, avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour par des femmes en visite – est à jamais, dans ma mémoire, agité transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos.

Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva.

 


Maupassant, La Chevelure

Les murs de la cellule étaient nus, peints à la chaux. Une fenêtre étroite et grillée, percée très haut de façon qu'on ne pût pas y atteindre, éclairait cette petite pièce claire et sinistre; et le fou, assis sur une chaise de paille, nous regardait d'un oeil fixe, vague et hanté. Il était fort maigre avec des joues creuses et des cheveux presque blancs qu'on devinait blanchis en quelques mois. Ses vêtements semblaient trop larges pour ses membres secs, pour sa poitrine rétrécie, pour son ventre creux. On sentait cet homme ravagé, rongé par sa pensée, par une Pensée, comme un fruit par un ver. Sa Folie, son idée était là, dans cette tête, obstinée, harcelante, dévorante. Elle mangeait le corps peu à peu. Elle, l'Invisible, l'Impalpable, l'Insaisissable, l'Immatérielle Idée minait la chair, buvait le sang, éteignait la vie. Quel mystère que cet homme tué par un Songe ! Il faisait peine, peur et pitié, ce Possédé ! Quel rêve étrange, épouvantable et mortel habitait dans ce front, qu'il plissait de rides profondes, sans cesse remuantes ?
Le médecin me dit: "Il a de terribles accès de fureur, c'est un des déments les plus singuliers que j'ai vus. Il est atteint de folie érotique et macabre. C'est une sorte de nécrophile. Il a d'ailleurs écrit son journal qui nous montre le plus clairement du monde la maladie de son esprit. Sa folie y est pour ainsi dire palpable. Si cela vous intéresse vous pouvez parcourir ce document." Je suivis le docteur dans son cabinet, et il me remit le journal de ce misérable homme. "Lisez, dit-il, et vous me direz votre avis."
Voici ce que contenait ce cahier:

***

Jusqu'à l'âge de trente-deux ans, je vécus tranquille, sans amour. La vie m'apparaissait très simple, très bonne et très facile. J'étais riche. J'avais du goût pour tant de choses que je ne pouvais éprouver de passion pour rien. C'est bon de vivre ! Je me réveillais heureux, chaque jour, pour faire des choses qui me plaisaient, et je me couchais satisfait, avec l'espérance paisible du lendemain et de l'avenir sans souci.
J'avais eu quelques maîtresses sans avoir jamais senti mon coeur affolé par le désir ou mon âme meurtrie d'amour après la possession. C'est bon de vivre ainsi. C'est meilleur d'aimer, mais terrible. Encore, ceux qui aiment comme tout le monde doivent-ils éprouver un ardent bonheur, moindre que le mien peut-être, car l'amour est venu me trouver d'une incroyable manière.
Etant riche, je recherchais les meubles anciens et les vieux objets; et souvent je pensais aux mains inconnues qui avaient palpé ces choses, aux yeux qui les avaient admirées, aux coeurs qui les avaient aimées, car on aime les choses ! Je restais souvent pendant des heures, des heures et des heures, à regarder une petite montre du siècle dernier. Elle était si mignonne, si jolie, avec son émail et son or ciselé. Et elle marchait encore comme au jour où une femme l'avait achetée dans le ravissement de posséder ce fin bijou. Elle n'avait point cessé de palpiter, de vivre sa vie de mécanique, et elle continuait toujours son tic-tac régulier, depuis un siècle passé. Qui donc l'avait portée la première sur son sein dans la tiédeur des étoffes, le coeur de la montre battant contre le coeur de la femme ? Quelle main l'avait tenue au bout de ses doigts un peu chauds, l'avait tournée, retournée, puis avait essuyé les bergers de porcelaine ternis une seconde par la moiteur de la peau ? Quels yeux avaient épié sur ce cadran fleuri l'heure attendue, l'heure chérie, l'heure divine ?
Comme j'aurais voulu la connaître, la voir, la femme qui avait choisi cet objet exquis et rare ! Elle est morte ! Je suis possédé par le désir des femmes d'autrefois; j'aime, de loin, toutes celles qui ont aimé ! L'histoire des tendresses passées m'emplit le coeur de regrets. Oh ! la beauté, les sourires, les caresses jeunes, les espérances ! Tout cela ne devrait-il pas être éternel !
Comme j'ai pleuré, pendant des nuits entières, sur les pauvres femmes de jadis, si belles, si tendres, si douces, dont les bras se sont ouverts pour le baiser et qui sont mortes ! Le baiser est immortel, lui ! Il va de lèvre en lèvre, de siècle en siècle, d'âge en âge. - Les hommes le recueillent, le donnent et meurent.
Le passé m'attire, le présent m'effraie parce que l'avenir c'est la mort. Je regrette tout ce qui s'est fait, je pleure tous ceux qui ont vécu; je voudrais arrêter le temps, arrêter l'heure. Mais elle va, elle va, elle passe, elle me prend de seconde en seconde un peu de moi pour le néant de demain. Et je ne revivrai jamais.
Adieu celles d'hier. Je vous aime.
Mais je ne suis pas à plaindre. Je l'ai trouvée, moi, celle que j'attendais; et j'ai goûté par elle d'incroyables plaisirs.
Je rôdais dans Paris par un matin de soleil, l'âme en fête, le pied joyeux, regardant les boutiques avec cet intérêt vague du flâneur. Tout à coup, j'aperçus chez un marchand d'antiquités un meuble italien du XVII° siècle. Il était fort beau, fort rare. Je l'attribuai à un artiste vénitien du nom de Vitelli, qui fut célèbre à cette époque.
Puis je passai.
Pourquoi le souvenir de ce meuble me poursuivit-il avec tant de force que je revins sur mes pas ? Je m'arrêtai de nouveau devant le magasin pour le revoir, et je sentis qu'il me tentait. <...>

***

Le manuscrit s'arrêtait là. Et soudain, comme je relevais sur le médecin des yeux effarés, un cri épouvantable, un hurlement de fureur impuissante et de désir exaspéré s'éleva dans l'asile.
"Ecoutez-le, dit le docteur. Il faut doucher cinq fois par jour ce fou obscène. Il n'y a pas que le sergent Bertrand qui ait aimé les mortes."
Je balbutiai, ému d'étonnement, d'horreur et de pitié:
"Mais... cette chevelure... existe-t-elle réellement ?"
Le médecin se leva, ouvrit une armoire pleine de fioles et d'instruments et il me jeta, à travers son cabinet, une longue fusée de cheveux blonds qui vola vers moi comme un oiseau d'or.
Je frémis en sentant sur mes mains son toucher caressant et léger. Et je restai le coeur battant de dégoût et d'envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans les crimes, d'envie comme devant la tentation d'une chose infâme et mystérieuse.
Le médecin reprit en haussant les épaules :
"L'esprit de l'homme est capable de tout."

 

Maupassant, Le Horla, Première version

Le docteur Marrande, le plus illustre et le plus éminent des aliénistes, avait prié trois de ses confrères et quatre savants, s'occupant de sciences naturelles, de venir passer une heure chez lui, dans la maison de santé qu'il dirigeait, pour leur montrer un de ses malades.
Aussitôt que ses amis furent réunis, il leur dit : "Je vais vous soumettre le cas le plus bizarre et le plus inquiétant que j'aie jamais rencontré. D'ailleurs, je n'ai rien à vous dire de mon client. Il parlera lui-même." Le docteur alors sonna. Un domestique fit entrer un homme. Il était fort maigre, d'une maigreur de cadavre, comme sont maigres certains fous que ronge une pensée, car la pensée malade dévore la chair du corps plus que la fièvre ou la phtisie.
Ayant salué et s'étant assis, il dit :

Messieurs, je sais pourquoi on vous a réunis ici et je suis prêt à vous raconter mon histoire, comme m'en a prié mon ami le docteur Marrande. Pendant longtemps il m'a cru fou. Aujourd'hui il doute. Dans quelque temps, vous saurez tous que j'ai l'esprit aussi sain, aussi lucide, aussi clairvoyant que les vôtres, malheureusement pour moi, et pour vous, et pour l'humanité tout entière.
Mais je veux commencer par les faits eux-mêmes, par les faits tout simples. Les voici :
J'ai quarante-deux ans. Je ne suis pas marié, ma fortune est suffisante pour vivre avec un certain luxe. Donc j'habitais une propriété sur les bords de la Seine, à Biessard, auprès de Rouen. J'aime la chasse et la pêche. Or, j'avais derrière moi, au-dessus des grands rochers qui dominaient ma maison, une des plus belles forêts de France, celle de Roumare, et devant moi un des plus beaux fleuves du monde.
Ma demeure est vaste, peinte en blanc à l'extérieur, jolie, ancienne, au milieu d'un grand jardin planté d'arbres magnifiques et qui monte jusqu'à la forêt, en escaladant les énormes rochers dont je vous parlais tout à l'heure.
Mon personnel se compose, ou plutôt se composait d'un cocher, un jardinier, un valet de chambre, une cuisinière et une lingère qui était en même temps une espèce de femme de charge. Tout ce monde habitait chez moi depuis dix à seize ans, me connaissait, connaissait ma demeure, le pays, tout l'entourage de ma vie. C'étaient de bons et tranquilles serviteurs. Cela importe pour ce que je vais dire.
J'ajoute que la Seine, qui longe mon jardin, est navigable jusqu'à Rouen, comme vous le savez sans doute ; et que je voyais passer chaque jour de grands navires soit à voile, soit à vapeur, venant de tous les coins du monde.
Donc, il y a eu un an à l'automne dernier, je fus pris tout à coup de malaises bizarres et inexplicables. Ce fut d'abord une sorte d'inquiétude nerveuse qui me tenait en éveil des nuits entières, une telle surexcitation que le moindre bruit me faisait tressaillir. Mon humeur s'aigrit. J'avais des colères subites inexplicables ? J'appelai un médecin qui m'ordonna du bromure de potassium et des douches.
Je me fis donc doucher matin et soir, et je me mis à boire du bromure. Bientôt, en effet, je recommençai à dormir, mais d'un sommeil plus affreux que l'insomnie. Ë peine couché, je fermais les yeux et je m'anéantissais. Oui, je tombais dans le néant, dans un néant absolu, dans une mort de l'être entier dont j'étais tiré brusquement, horriblement par l'épouvantable sensation d'un poids écrasant sur ma poitrine, et d'une bouche qui mangeait ma vie, sur ma bouche. Oh ! ces secousses-là ! je ne sais rien de plus épouvantable.
Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se réveille avec un couteau dans la gorge ; et qui râle couvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas -- voilà !
Je maigrissais d'une façon inquiétante, continue ; et je m'aperçus soudain que mon cocher, qui était fort gros, commençait à maigrir comme moi.
Je lui demandai enfin :
"Qu'avez-vous donc, Jean ? Vous êtes malade."
Il répondit :
"Je crois bien que j'ai gagné la même maladie que Monsieur. C'est mes nuits qui perdent mes jours."

 

L'Odyssée d'Homère, traduction de Leconte de Lisle, 1818-1894

[ Chant 9 : Odysseus, id est Ulysse, arrivé chez les Phéaciens commence à raconter ses mésaventures. ]

Et le subtil Odysseus, lui répondant, parla ainsi :

- Roi Alkinoos, le plus illustre de tout le peuple, il est doux d'écouter un Aoide tel que celui-ci, semblable aux Dieux par la voix. Je ne pense pas que rien soit plus agréable. La joie saisit tout ce peuple, et tes convives, assis en rang dans ta demeure, écoutent l'Aoide. Et les tables sont chargées de pain et de chairs, et l'Échanson, puisant le vin dans le kratère, en remplit les coupes et le distribue. Il m'est très-doux, dans l'âme, de voir cela. Mais tu veux que je dise mes douleurs lamentables, et je n'en serai que plus affligé. Que dirai-je d'abord ? Comment continuer ? comment finir ? car les Dieux Ouraniens m'ont accablé de maux innombrables. Et maintenant je dirai d'abord mon nom, afin que vous le sachiez et me connaissiez, et, qu'ayant évité la cruelle mort, je sois votre hôte, bien qu'habitant une demeure lointaine.

Je suis Odysseus Laertiade, et tous les hommes me connaissent par mes ruses, et ma gloire est allée jusqu'à l'Ouranos. J'habite la très-illustre Ithakè, où se trouve le mont Nèritos aux arbres battus des vents. Et plusieurs autres'iles sont autour, et voisines, Doulikhios, et Samè, et Zakynthos couverte de forêts. Et Ithakè est la plus éloignée de la terre ferme et sort de la mer du côté de la nuit ; mais les autres sont du côté d'Éôs et de Hèlios. Elle est âpre, mais bonne nourrice de jeunes hommes, et il n'est point d'autre terre qu'il me soit plus doux de contempler. Certes, la noble Déesse Kalypsô m'a retenu dans ses grottes profondes, me désirant pour mari ; et, de même, Kirkè, pleine de ruses, m'a retenu dans sa demeure, en l'île Aiaiè, me voulant aussi pour mari ; mais elles n'ont point persuadé mon coeur dans ma poitrine, tant rien n'est plus doux que la patrie et les parents pour celui qui, loin des siens, habite même une riche demeure dans une terre étrangère. Mais je te raconterai le retour lamentable que me fit Zeus à mon départ de Troiè.

D'Ilios le vent me poussa chez les Kikônes, à Ismaros. Là, je dévastai la ville et j'en tuai les habitants ; et les femmes et les abondantes dépouilles enlevées furent partagées, et nul ne partit privé par moi d'une part égale. Alors, j'ordonnai de fuir d'un pied rapide, mais les insensés n'obéirent pas. Et ils buvaient beaucoup de vin, et ils égorgeaient sur le rivage les brebis et les boeufs noirs aux pieds flexibles.

Et, pendant ce temps, des Kikônes fugitifs avaient appelé d'autres Kikônes, leurs voisins, qui habitaient l'intérieur des terres. Et ceux-ci étaient nombreux et braves, aussi habiles à combattre sur des chars qu'à pied, quand il le fallait. Et ils vinrent aussitôt, vers le matin, en aussi grand nombre que les feuilles et les fleurs printanières. Alors la mauvaise destinée de Zeus nous accabla, malheureux, afin que nous subissions mille maux. Et ils nous combattirent auprès de nos nefs rapides ; et des deux côtés nous nous frappions de nos lances d'airain. Tant que dura le matin et que la lumière sacrée grandit, malgré leur multitude, le combat fut soutenu par nous ; mais quand Hèlios marqua le moment de délier les boeufs, les Kikônes domptèrent les Akhaiens, et six de mes compagnons aux belles knèmides furent tués par nef, et les autres échappèrent à la mort et à la Kèr.

Et nous naviguions loin de là, joyeux d'avoir évité la mort et tristes dans le coeur d'avoir perdu nos chers compagnons ; et mes nefs armées d'avirons des deux côtés ne s'éloignèrent pas avant que nous eussions appelé trois fois chacun de nos compagnons tués sur la plage par les Kikônes. Et Zeus qui amasse les nuées souleva Boréas et une grande tempête, et il enveloppa de nuées la terre et la mer, et la nuit se rua de l'Ouranos. Et les nefs étaient emportées hors de leur route, et la force du vent déchira les voiles en trois ou quatre morceaux ; et, craignant la mort, nous les serrâmes dans les nefs. Et celles-ci, avec de grands efforts, furent tirées sur le rivage, où, pendant deux nuits et deux jours, nous restâmes gisants, accablés de fatigue et de douleur. Mais quand Éôs aux beaux cheveux amena le troisième jour, ayant dressé les mâts et déployé les blanches voiles, nous nous assîmes sur les bancs, et le vent et les pilotes nous conduisirent ; et je serais arrivé sain et sauf dans la terre de la patrie, si la mer et le courant du cap Maléien et Boréas ne m'avaient porté par delà Kythèrè. Et nous fûmes entraînés, pendant neuf jours, par les vents contraires, sur la mer poissonneuse : mais, le dixième jour, [84] nous abordâmes la terre des Lotophages qui se nourrissent d'une fleur. Là, étant montés sur le rivage, et ayant puisé de l'eau, mes compagnons prirent leur repas auprès des nefs rapides. Et, alors, je choisis deux de mes compagnons, et le troisième fut un héraut, et je les envoyai afin d'apprendre quels étaient les hommes qui vivaient sur cette terre.

 

Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe

Ouverture du texte
1 L. 1, Chapitre 1
La Vallée-aux-Loups, près d'Aulnay, ce 4 octobre 1811.
Il y a quatre ans qu'à mon retour de la Terre-Sainte j'achetai près du hameau d'Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Chatenay une maison de jardinier cachée parmi des collines couvertes de bois. Le terrain inégal et sablonneux dépendant de cette maison, n'était qu'un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de châtaigniers. Cet étroit espace me parut propre à renfermer mes longues espérances ; spatio brevi spem longam reseces. Les arbres que j'y ai plantés prospèrent, ils sont encore si petits que je leur donne de l'ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j'ai protégé leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l'ai pu des divers climats où j'ai erré, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon coeur d'autres illusions.
Si jamais les Bourbons remontent sur le trône, je ne leur demanderai, en récompense de ma fidélité, que de me rendre assez riche pour joindre à mon héritage la lisière des bois qui l'environnent : l'ambition m'est venue ; je voudrais accroître ma promenade de quelques arpents : tout chevalier errant que je suis, j'ai les goûts sédentaires d'un moine : depuis que j'habite cette retraite, je ne crois pas avoir mis trois fois les pieds hors de mon enclos. Mes pins, mes sapins, mes mélèzes, mes cèdres tenant jamais ce qu'ils promettent, la Vallée-aux-Loups deviendra une véritable chartreuse. Lorsque Voltaire naquit à Chatenay, le 20 février 1694 quel était l'aspect du coteau où se devait retirer, en 1807 l'auteur du Génie du Christianisme ?
Ce lieu me plaît ; il a remplacé pour moi les champs paternels ; je l'ai payé du produit de mes rêves et de mes veilles ; c'est au grand désert d'Atala que je dois le petit désert d'Aulnay ; et pour me créer ce refuge, je n'ai pas, comme le colon américain, dépouillé l'Indien des Florides. Je suis attaché à mes arbres ; je leur ai adressé des élégies, des sonnets, des odes. Il n'y a pas un seul d'entre eux que je n'aie soigné de mes propres mains, que je n'aie délivré du ver attaché à sa racine, de la chenille collée à sa feuille ; je les connais tous par leurs noms, comme mes enfants : c'est ma famille, je n'en ai pas d'autre, j'espère mourir au milieu d'elle.
Ici, j'ai écrit les Martyrs, les Abencerages, l'Itinéraire et Moïse ; que ferai-je maintenant dans les soirées de cet automne ? Ce 4 octobre 1811, anniversaire de ma fête et de mon entrée à Jérusalem, me tente à commencer l'histoire de ma vie. L'homme qui ne donne aujourd'hui l'empire du monde à la France que pour la fouler à ses pieds, cet homme, dont j'admire le génie et dont j'abhorre le despotisme, cet homme m'enveloppe de sa tyrannie comme d'une autre solitude ; mais s'il écrase le présent, le passé le brave, et je reste libre dans tout ce qui a précédé sa gloire.
La plupart de mes sentiments sont demeurés au fond de mon âme, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd'hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, je veux remonter le penchant de mes belles années : ces Mémoires seront un temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs. <...>


Clôture du texte

3 L. 43, Chapitre 9
Résumé des changements arrivés sur le globe pendant ma vie.
<...> Des orages nouveaux se formeront ; on croit pressentir des calamités qui l'emporteront sur les afflictions dont nous avons été accablés ; déjà, pour retourner au champ de bataille, on songe à rebander ses vieilles blessures. Cependant, je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent : peuples et rois sont également recrus ; des catastrophes imprévues ne fondront pas sur la France : ce qui me suivra ne sera que l'effet de la transformation générale. On touchera sans doute à des stations pénibles ; le monde ne saurait changer de face sans qu'il y ait douleur. Mais, encore un coup, ce ne seront point des révolutions à part, ce sera la grande révolution allant à son terme. Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d'autres peintres : à vous, messieurs.
En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin j'aperçois la lune pâle et élargie, elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité.

 

Émile ZOLA, Les Carnets d'enquête, L'Assommoir

(Il s'agit ici de notes documentaires prises par Zola dans le quartier de la Goutte d'Or, à Paris. Elles sont utilisées dans le chapitre II du roman.)
Rue de la Goutte d'or
Du côté de la rue des Poissonniers, très populeux. Du côté opposé, province.
La grande maison entre deux petites est près de la rue des Poissonniers, à quatre ou cinq maisons. Elle a onze fenêtres de façade et six étages. Toute noire, nue, sans sculptures ; les fenêtres avec des persiennes noires, mangées, et où des lames manquent. La porte au milieu, immense, ronde. À droite, une vaste boutique de marchand de vin, avec salles pour les ouvriers ; à gauche, la boutique du charbonnier, peinte, une boutique de parapluies, et la boutique que tiendra Gervaise et où se trouvait une fruitière. En entrant sous le porche, le ruisseau coule au milieu. Vaste cour carrée, intérieure. Le concierge, en entrant à droite ; la fontaine est à côté de la loge. Les quatre façades, avec leurs six étages, nues, trouées des fenêtres noires, sans persiennes ; les tuyaux de descente avec les plombs. En bas, des ateliers tout autour ; des menuisiers, un serrurier, un atelier de teinturerie, avec les eaux de couleur qui coulent. Quatre escaliers, un pour chaque corps de bâtiment A. B. C. D. Au dedans, de longs / couloirs à chaque étage, avec des portes uniformes peintes en jaune. Sur le devant, dans les logements à persiennes, logent des gens qui passent pour riches. Dans la cour, tous ouvriers ; les linges qui sèchent. Il y a le côté du soleil, et le côté où le soleil ne vient pas, plus noir, plus humide. Cour pavée, le coin humide de la fontaine. Le jour cru qui tombe dans la cour.


Roger MARTIN DU GARD, « Le cahier gris », Les Thibault (1922-1939)

Retour à la maison
(Révolté que ses maîtres aient lu sa correspondance avec un ami, Jacques a fait une fugue. Retrouvé près de Marseille, il est ramené chez lui, par son frère Antoine.)

L'ascenseur l'enleva, comme un fétu, pour le jeter sous la férule paternelle : de toutes parts, sans résistance possible, il était prisonnier des mécanismes de la famille, de la police, de la société.
Pourtant, lorsqu'il retrouva son palier, lorsqu'il reconnut le lustre allumé dans le vestibule comme les soirs où son père donnait ses dîners d'hommes, il éprouva une douceur, malgré tout, à sentir autour de lui l'enveloppement de ces habitudes anciennes ; et lorsqu'il vit venir, boitillant vers lui du fond de l'antichambre, Mademoiselle, plus menue, plus branlante que jamais, il eut envie de s'élancer, presque sans rancune, dans ces petits bras de laine noire qui s'écartaient pour lui. Elle l'avait saisi et le dévorait de caresses, tandis que sa voix trébuchante psalmodiait, sur une seule note aiguë :
- Quel péché ! Le sans-coeur ! Tu voulais donc nous faire mourir de chagrin ? Dieu bon, quel péché ! Tu n'as donc plus de coeur ? Et ses yeux de lama s'emplissaient d'eau.
Mais la porte du cabinet s'ouvre à deux battants, et le père surgit dans l'embrasure.
Du premier coup d'oeil il aperçoit Jacques et ne peut se défendre d'être ému. Il s'arrête cependant et referme les paupières ; il semble attendre que le fils coupable se précipite à ses genoux, comme dans le Greuze, dont la gravure est au salon.
Le fils n'ose pas. Car le bureau, lui aussi, est éclairé comme pour une fête, et les deux bonnes viennent d'apparaître à la porte de l'office, et puis M. Thibault est en redingote, bien que ce soit l'heure de la vareuse du soir : tant de choses insolites paralysent l'enfant. Il s'est dégagé des embrassades de Mademoiselle ; il a reculé, et reste debout, baissant la tête, attendant il ne sait quoi, ayant envie, tant il y a de tendresse accumulée dans son coeur, de pleurer, et aussi d'éclater de rire !
Mais le premier mot de M. Thibault semble l'exclure de la famille. L'attitude de Jacques, en présence de témoins, a fait s'évanouir en un instant toute velléité d'indulgence ; et pour mater l'insubordonné, il affecte un complet détachement :
- Ah, te voilà, dit-il, s'adressant à Antoine seul. Je commençais à m'étonner. Tout s'est normalement passé là-bas ? Et, sur la réponse affirmative d'Antoine, qui vient serrer la main molle que son père lui tend : Je te remercie, mon cher, de m'avoir épargné une démarche... une démarche aussi humiliante !
Il hésite quelques secondes, il espère encore un élan du coupable ; il décoche un coup d'oeil vers les bonnes, puis vers l'enfant, qui fixe le tapis avec une physionomie sournoise. Alors, décidément fâché, il déclare :
- Nous aviserons dès demain aux dispositions à prendre pour que de pareils scandales ne se renouvellent jamais.

 

Emile Zola, L’Assommoir (1877), chapitre II

Trois semaines plus tard, vers onze heures et demie, un jour de beau soleil, Gervaise et Coupeau, l'ouvrier zingueur, mangeaient ensemble une prune, à l'Assommoir du père Colombe. Coupeau, qui fumait une cigarette sur le trottoir, l'avait forcée à entrer comme elle traversait la rue, revenant de porter du linge ; et son grand panier carré de blanchisseuse était par terre, près d'elle, derrière la petite table de zinc. (…)

"Oh ! c'est vilain de boire !" dit-elle à demi-voix. Et elle raconta qu'autrefois, avec sa mère, elle buvait de l'anisette, à Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et ça l'avait dégoûtée ; elle ne pouvait plus voir les liqueurs. "Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j'ai mangé ma prune ; seulement, je laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal."
Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu'on pût avaler de pleins verres d'eau-de-vie. Une prune par-ci, par-là, ça n'était pas mauvais. Quant au vitriol, à l'absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir ! il n'en fallait pas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait à la porte, lorsque ces cheulards-là entraient à la mine à poivre. Le papa Coupeau, qui était zingueur comme lui, s'était écrabouillé la tête sur le pavé de la rue Coquenard, en tombant, un jour de ribote, de la gouttière du n° 25; et ce souvenir, dans la famille, les rendait tous sages. Lui, lorsqu'il passait rue Coquenard et qu'il voyait la place, il aurait plutôt bu l'eau du ruisseau que d'avaler un canon gratis chez le marchand de vin. Il conclut par cette phrase : "Dans notre métier, il faut des jambes solides."
Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d'existence. Et elle dit encore, lentement, sans transition apparente : "Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand-chose... Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d'avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage... Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c'était possible... Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage ; non, ça ne me plairait pas d'être battue... Et c'est tout, vous voyez, c'est tout..."
Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de sérieux qui la tentât. Cependant, elle reprit, après avoir hésité : "Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit... Moi, après avoir bien trimé toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi."
Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s'inquiétant de l'heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite ; elle eut la curiosité d'aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour ; et le zingueur, qui l'avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l'appareil, montrant l'énorme cornue d'où tombait un filet limpide d'alcool.
L'alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s'échappait ; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain ; c'était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s'accouder sur la barrière, en attendant qu'un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille ! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu'on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l'emplir, lui descendre jusqu'aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe ! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même. L'alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d'alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris.

Codage : discours direct, discours indirect, discours indirect libre, discours narrativisé.

 

Lesage, Gil Blas de Santillane (1715-35), Livre I, chapitre I

Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des applications des caractères vicieux ou ridicules qu'elles trouvent dans les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu'ils auraient tort d'appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. J'en fais un aveu public : je ne me suis proposé que de représenter la vie des hommes telle qu'elle est ; à Dieu ne plaise que j'aie eu dessein de désigner quelqu'un en particulier ! Qu'aucun lecteur ne prenne donc pour lui ce qui peut convenir à d'autres aussi bien qu'à lui ; autrement, comme dit Phèdre, il se fera connaître mal à propos : stulte nudabit animi conscientiam. On voit en Castille, comme en France, des médecins dont la méthode est de faire un peu trop saigner leurs malades. On voit partout les mêmes vices et les mêmes originaux. J'avoue que je n'ai pas toujours exactement suivi les m¦urs espagnoles et ceux qui savent dans quel désordre vivent les comédiennes de Madrid pourraient me reprocher de n'avoir pas fait une peinture assez forte de leurs dérèglements ; mais j'ai cru devoir les adoucir, pour les conformer à nos manières.

GIL BLAS AU LECTEUR
Avant que d'entendre l'histoire de ma vie, écoute, ami lecteur, un conte que je vais te faire. Deux écoliers allaient ensemble de Peñafiel à Salamanque. Se sentant las et altérés, ils s'arrêtèrent au bord d'une fontaine qu'ils rencontrèrent sur leur chemin. Là, tandis qu'ils se délassaient après s'être désaltérés, ils aperçurent par hasard auprès d'eux, sur une pierre à fleur de terre, quelques mots déjà un peu effacés par le temps et par les pieds des troupeaux qu'on venait abreuver à cette fontaine. Ils jetèrent de l'eau sur la pierre pour la laver, et ils lurent ces paroles castillanes : " Aqui esta encerrada el alma del licenciado Pedro Garcias : ici est enfermée l'âme du licencié Pierre Garcias. "
Le plus jeune des écoliers, qui était vif et étourdi, n'eut pas achevé de lire l'inscription, qu'il dit en riant de toute sa force : Rien n'est plus plaisant ! Ici est enfermée l'âmeŠ Une âme enfermée !Š Je voudrais savoir quel original a pu faire une si ridicule épitaphe. En achevant ces paroles, il se leva pour s'en aller. Son compagnon, plus judicieux, dit en lui-même : il y a là-dessous quelque mystère. Je veux demeurer ici pour l'éclaircir. Celui-ci laissa donc partir l'autre, et, sans perdre de temps, se mit à creuser avec son couteau tout autour de la pierre. Il fit si bien qu'il l'enleva. Il trouva dessous une bourse de cuir qu'il ouvrit. Il y avait dedans cent ducats, avec une carte sur laquelle étaient écrites ces paroles en latin : " Sois mon héritier, toi qui as eu assez d'esprit pour démêler le sens de l'inscription, et fais un meilleur usage que moi de mon argent. " L'écolier, ravi de cette découverte, remit la pierre comme elle était auparavant, et reprit le chemin de Salamanque avec l'âme du licencié.
Qui que tu sois, ami lecteur, tu vas ressembler à l'un ou à l'autre de ces deux écoliers. Si tu lis mes aventures sans prendre garde aux instructions morales qu'elles renferment, tu ne tireras aucun fruit de cet ouvrage ; mais si tu le lis avec attention, tu y trouveras, suivant le précepte d'Horace, l'utile mêlé avec l'agréable.

LIVRE PREMIER
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CHAPITRE PREMIER

De la naissance de Gil Blas, et de son éducation.

Blas de Santillane, mon père, après avoir longtemps porté les armes pour le service de la monarchie espagnole, se retira dans la ville où il avait pris naissance. Il y épousa une petite bourgeoise qui n'était plus de sa première jeunesse, et je vins au monde dix mois après leur mariage. Ils allèrent ensuite demeurer à Oviédo, où ma mère se mit femme de chambre, et mon père écuyer. Comme ils n'avaient pour tout bien que leurs gages, j'aurais couru risque d'être assez mal élevé, si je n'eusse pas eu dans la ville un oncle chanoine. Il se nommait Gil Perez. Il était frère aîné de ma mère et mon parrain. Représentez-vous un petit homme haut de trois pieds et demi, extraordinairement gros, avec une tête enfoncée entre les deux épaules : voilà mon oncle. Au reste, c'était un ecclésiastique qui ne songeait qu'à bien vivre, c'est-à-dire qu'à faire bonne chère ; et sa prébende, qui n'était pas mauvaise, lui en fournissait les moyens.
Il me prit chez lui dès mon enfance, et se chargea de mon éducation. Je lui parus si éveillé, qu'il résolut de cultiver mon esprit. Il m'acheta un alphabet, et entreprit de m'apprendre lui-même à lire ; ce qui ne lui fut pas moins utile qu'à moi ; car, en me faisant connaître mes lettres, il se remit à la lecture, qu'il avait toujours fort négligée, et, à force de s'y appliquer, il parvint à lire couramment son bréviaire, ce qu'il n'avait jamais fait auparavant. Il aurait encore bien voulu m'enseigner la langue latine ; c'eût été autant d'argent épargné pour lui ; mais, hélas ! le pauvre Gil Perez ! il n'en avait de sa vie su les premiers principes ; c'était peut-être (car je n'avance pas cela comme un fait certain) le chanoine du chapitre le plus ignorant. Aussi j'ai ouï dire qu'il n'avait pas obtenu son bénéfice par son érudition ; il le devait uniquement à la reconnaissance de quelques bonnes religieuses dont il avait été le discret commissionnaire, et qui avaient eu le crédit de lui faire donner l'ordre de prêtrise sans examen. Il fût donc obligé de me mettre sous la férule d'un maître : il m'envoya chez le docteur Godinez, qui passait pour le plus habile pédant d'Oviédo. Je profitai si bien des instructions qu'on me donna, qu'au bout de cinq à six années, j'entendis un peu les auteurs grecs et assez bien les poètes latins. Je m'appliquai aussi à la logique, qui m'apprit à raisonner beaucoup. J'aimais tant la dispute, que j'arrêtais les passant, connus ou inconnus, pour leur proposer des arguments. Je m'adressais quelquefois à des figures hibernoises qui ne demandaient pas mieux, et il fallait alors nous voir disputer ! Quels gestes ! Quelles grimaces ! Quelles contorsions ! Nos yeux étaient pleins de fureur, et nos bouches écumantes. On nous devait plutôt prendre pour des possédés que pour des philosophes.
Je m'acquis toutefois par là, dans la ville, la réputation de savant. Mon oncle en fut ravi, parce qu'il fit réflexion que je cesserais bientôt de lui être à charge. Or ça, Gil Blas, me dit-il un jour, le temps de ton enfance est passé ; tu as déjà dix-sept ans, et te voilà devenu habile garçon. Il faut songer à te pousser ; je suis d'avis de t'envoyer à l'université de Salamanque : avec l'esprit que je te vois, tu ne manqueras pas de trouver un bon poste. Je te donnerai quelques ducats pour faire ton voyage, avec ma mule qui vaut bien dix à douze pistoles ; tu la vendras à Salamanque, et tu emploieras l'argent à t'entretenir jusqu'à ce que tu sois placé.
Il ne pouvait rien me proposer qui me fût plus agréable car je mourais d'envie de voir le pays. Cependant j'eus assez de force sur moi pour cacher ma joie ; et lorsqu'il fallut partir, ne paraissant sensible qu'à la douleur de quitter un oncle à qui j'avais tant d'obligation, j'attendris le bonhomme, qui me donna plus d'argent qu'il ne m'en aurait donné qu'il eût pu lire au fond de mon âme. Avant mon départ, j'allai embrasser mon père et ma mère, qui ne m'épargnèrent pas les remontrances. Ils m'exhortèrent à prier Dieu pour mon oncle, à vivre en honnête homme, à ne me point engager dans de mauvaises affaires, et, sur toutes choses, à ne pas prendre le bien d'autrui. Après qu'ils m'eurent très longtemps harangué, ils me firent présent de leur bénédiction, qui était le seul bien que j'attendais d'eux. Aussitôt je montai sur ma mule, et sortis de la ville.

Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1835

(Après avoir décrit, dans le contexte de son quartier, une pension bourgeoise assez sordide, le narrateur présente sa propriétaire Madame Vauquer.)

Cette pièce est dans tout son lustre au moment où, vers sept heures du matin, le chat de madame Vauquer précède sa maîtresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieurs jattes couvertes d’assiettes, et fait entendre son rourou matinal. Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle sous lequel pend un tour de faux cheveux mal mis ; elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec de perroquet ; ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un rat d’église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle où suinte le malheur, où s’est blottie la spéculation et dont madame Vauquer respire l’air chaudement fétide sans en être écoeurée. Sa figure fraîche comme une première gelée d’automne, ses yeux ridés, dont l’expression passe du sourire prescrit aux danseuses à l’amer renfrognement de l’escompteur, enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. Le bagne ne va pas sans l’argousin, vous n’imagineriez pas l’un sans l’autre. L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d’un hôpital. Son jupon de laine tricoté, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate s’échappe par les fentes de l’étoffe lézardée, résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est là, ce spectacle est complet.

Conte traditionnel Le Merle Blanc

Un roi assez vieux avait trois fils. Les deux aînés étaient méchants, emportés, brutaux même. Quant au cadet, il était doux, mais assez simple d'esprit. Un certain jour, le roi les rassembla tous trois et leur dit :
- On m'a assuré qu'à cinquante lieues d'ici, dans une grande forêt, il y a une bête merveilleuse qu'on nomme le merle blanc. Cette bête a le pouvoir de rajeunir celui qui peut la posséder. Me voila avancé en âge: si donc quelqu'un pouvait m'apporter cette bête merveilleuse, je suis disposé à l'en récompenser par ma couronne.
L'aîné, prenant alors la parole, demanda à son père de le laisser aller à la recherche du merle blanc et déclara qu'il ne reviendrait point sans l'avoir trouvé.
Le roi fit donner des armes, un bon cheval et de l'argent, et le laissa partir.
Après avoir marché bien longtemps, il arriva dans une grande et belle ville, où régnait alors un roi débonnaire et ami du plaisir. Le prince, bien accueilli par les habitants qui le voyaient porteur d'un beau sac rempli d'or, ne tarda pas à être introduit au milieu de la cour dissipée du roi régnant. De sorte que, un an après son départ, il n'était pas encore de retour.
Voyant cela, le second des fils du roi partit à la recherche du fameux merle blanc, emportant comme son frère un beau cheval, des armes et de l'or. Il lui arriva les mêmes aventures qu'à son frère, qu'il rencontra, dépouillé de tout, dans la ville des plaisirs. Malgré cet exemple, il y mena une vie dissipée, oubliant complètement et son père et la couronne promise à celui qui pourrait ramener le grand merle blanc. De sorte qu'un an après son départ le roi n'en avait encore reçu aucune nouvelle.
Alors le cadet dit à son père :
- Sire, si vous me le permettez, j'irai, moi aussi, à la recherche de la bête merveilleuse, et, Dieu aidant, j'espère vous revenir avant trois mois. Faites-moi donner un peu d'argent. Je n'ai besoin d'armes et de cheval pour faire ce voyage. C'est à ma bonne étoile que je remets le soin de mon succès.
Après quelques difficultés, le roi laissa partir son dernier fils.
Cinq jours après avoir quitté le palais de son père, le prince traversait une forêt lorsqu'il entendit les cris d'une bête. Courir dans cette direction et arriver auprès d'un renard pris au piège fut pour lui l'affaire d'un instant ému de pitié, le jeune prince débarrassa le renard qui le remercia en lui disant :
-Ecoute, tu m'as sauvé la vie. Pour te récompenser de ton bon coeur, je me mets à ta disposition, quand tu auras besoin de mon assistance, tu diras : "Renard, renard, passe monts et vallées, j'ai besoin de ton secours." Je viendrai et il n'est point de chose qui puisse me résister. Je sais que tu vas t'emparer du merle blanc. Il se trouve à deux lieues d'ici, à cent pas de la grosse tour de la ville. Il est dans une grotte gardée par deux dragons. Pour endormir ces bêtes, tu prendras seize pains de quatre livres et deux oies. Tu mettras à tremper les pains dans l'eau-de-vie et tu ira près de la grotte jeter ces provisions aux dragons. Une heure après, le merle blanc sera en ta possession. Cours, et surtout fais diligence. Un dernier conseil, ne rends service à personne avant que je ne t'aie revu. Adieu !
Ayant ainsi parlé, le renard disparut dans la profondeur du bois
Resté seul, le prince continua sa route et arriva bientôt aux portes de la ville où sa mise simple ne le fit pas remarquer. Ayant entendu le bruit de la trompette dans une rue voisine, il s'y rendit et y vit une nombreuse populace entourant les officiers du roi qui annonçaient l'exécution pour le lendemain matin de princes étrangers coupables de haute trahison.
Le jeune homme ne douta pas que ce ne fussent ses deux frères Il alla acheter les pains, les oies et l'eau-de-vie qui lui étaient nécessaires, et partit pour rejoindre la grosse tour de la ville. Il y arriva, compta cent pas en allant droit devant lui et trouva effectivement la grotte du merle blanc. Une grande odeur de soufre le suffoqua, mais il s'approcha et jeta aux dragons les provisions qu'il avait apportées.
Une heure après, le fameux merle en sa possession. C'était un oiseau gigantesque, dont les ailes brillaient comme le soleil.
- Que veux-tu de moi ? demanda l'oiseau; parle! je suis à tes ordres.
- Je voudrais d'abord que tu me fasses délivrer mes deux frères qui sont prisonniers du roi.
- Soit ! Monte sur mon cou et je t'y conduirai.
Ce disant, le merle blanc se rapetissa tellement qu'il ne parut pas plus gros qu'un coq. Le prince enfourcha ce nouveau coursier et se trouva bientôt au milieu de ses frères, qu'il enleva au nez de leurs gardiens ébahis.
Malgré le bon service que venait de leur rendre leur cadet, les deux princes ne songèrent, aussitôt libres, qu'à s'emparer de la bête merveilleuse.
- As-tu vu, dit l'un, la belle carrière d'or qui se trouve là-bas ?
- Non, je n'ai pas songé à la regarder en passant.
- Alors, venez la voir.
Et les trois frères de s'approcher du gouffre. Pendant que le cadet se penchait pour mieux voir, il fut poussé par ses deux frères et tomba au fond de la mine.
Lorsqu'il revint à lui, il songea au renard qu'il avait sauvé et se mit à crier :
- Renard, renard, passe monts et vallées, j'ai besoin de ton secours !
Ces mots étaient à peine prononcés que déjà le renard était auprès de lui, et, en léchant les plaies que lui avait faites sa chute au fond du souterrain, le guérit complètement.
- Maintenant que te voilà guéri, lui dit le renard, il te reste à sortir du trou. A cet effet, tu vas te tenir à ma queue et je te remonterai. Ne t'avise pas de lâcher ma queue, car ce serait à recommencer. Tiens-toi bien, je monte !
Et le renard monta en l'air, traînant après lui le prince cramponné à sa queue. Le renard allait atteindre le bord du gouffre lorsque le prince, fatigué, lâcha le renard et retomba tout meurtri au fond du gouffre.
Le renard revint trouver le jeune prince, le ranima et lui fit recommencer l'ascension du souterrain.
Cette fois, le prince arriva heureusement en terre ferme.
Après avoir remercié le renard des services qu'il lui avait rendu, le jeune prince s'en alla rejoindre le château de son père.
Avant d'y arriver, il se vêtit d'un habit de garçon de ferme, teignit le visage et vint demander au roi son père, qui ne le reconnut pas sous ses habits d'emprunt, de lui donner la garde du merle blanc que ses deux frères avaient rapporté comme leur conquête. Il fut accepté.
Il apprit alors que le merle blanc avait déclaré au roi qu'il ne le rajeunirait pas si on ne lui amenait celui qui l'avait conquis sur les deux dragons. Les deux princes avaient dit à leur père que c'étaient eux-mêmes qui avaient pris la bête, et que c'était pour se venger que le merle blanc disait que ce n'étaient pas eux qui l'avaient pris.
Dès que le jeune prince fut entré dans la salle où se trouvait merle blanc, il vit l'oiseau s'abaisser et lui commander de monter sur son cou, ce qu'il fit. Une seconde après, tous deux étaient dans la salle du roi à qui ils racontèrent les supercheries des deux princes.
Outré de colère, le roi fit dresser deux bûchers dans la cour du palais, y fit lier ses deux fils aînés et les fit brûler vifs. Puis il prit sa couronne et la donna au jeune prince.
Un instant après, le vieux roi était redevenu jeune, grâce, au fameux merle blanc.