TRAVAIL D’ELABORATION LITTERAIRE DANS UNE DESCRIPTION

Émile ZOLA, Les Carnets d'enquête, L'Assommoir
Notes documentaires

Ms des notes documentaires prises par Zola dans le quartier de la Goutte d'Or, à Paris. En provenance de la BNF :

http://expositions.bnf.fr/brouillons/ecrivains/indexz1.htm

Rue de la Goutte d'or

Du côté de la rue des Poissonniers, très populeux. Du côté opposé, province.
La grande maison entre deux petites est près de la rue des Poissonniers, à quatre ou cinq maisons. Elle a onze fenêtres de façade et six étages. Toute noire, nue, sans sculptures ; les fenêtres avec des persiennes noires, mangées, et où des lames manquent. La porte au milieu, immense, ronde. À droite, une vaste boutique de marchand de vin, avec salles pour les ouvriers ; à gauche, la boutique du charbonnier, peinte, une boutique de parapluies, et la boutique que tiendra Gervaise et où se trouvait une fruitière. En entrant sous le porche, le ruisseau coule au milieu. Vaste cour carrée, intérieure. Le concierge, en entrant à droite ; la fontaine est à côté de la loge. Les quatre façades, avec leurs six étages, nues, trouées des fenêtres noires, sans persiennes ; les tuyaux de descente avec les plombs. En bas, des ateliers tout autour ; des menuisiers, un serrurier, un atelier de teinturerie, avec les eaux de couleur qui coulent. Quatre escaliers, un pour chaque corps de bâtiment A. B. C. D. Au dedans, de longs / couloirs à chaque étage, avec des portes uniformes peintes en jaune. Sur le devant, dans les logements à persiennes, logent des gens qui passent pour riches. Dans la cour, tous ouvriers ; les linges qui sèchent. Il y a le côté du soleil, et le côté où le soleil ne vient pas, plus noir, plus humide. Cour pavée, le coin humide de la fontaine. Le jour cru qui tombe dans la cour.

Extrait correspondant dans le chapitre II de L’Assommoir

Gervaise se retourna, regarda une dernière fois la maison. Elle paraissait grandie sous le ciel sans lune. Les façades grises, comme nettoyées de leur lèpre et badigeonnées d'ombre, s'étendaient, montaient ; et elles étaient plus nues encore, toutes plates, déshabillées des loques séchant le jour au soleil. Les fenêtres closes dormaient. Quelques-unes, éparses, vivement allumées, ouvraient des yeux, semblaient faire loucher certains coins. Au-dessus de chaque vestibule, de bas en haut, à la file, les vitres des six paliers, blanches d'une lueur pâle, dressaient une tour étroite de lumière. Un rayon de lampe, tombé de l'atelier de cartonnage, au second, mettait une traînée jaune sur le pavé de la cour, trouant les ténèbres qui noyaient les ateliers des rez-de-chaussée. Et, du fond de ces ténèbres, dans le coin humide, des gouttes d'eau, sonores au milieu du silence, tombaient une à une du robinet mal tourné de la fontaine. Alors, il sembla à Gervaise que la maison était sur elle, écrasante, glaciale à ses épaules. C'était toujours sa bête de peur, un enfantillage dont elle souriait ensuite. - Prenez garde ! cria Coupeau. Et elle dut, pour sortir, sauter par-dessus une grande mare, qui avait coulé de la teinturerie. Ce jour-là, la mare était bleue, d'un azur profond de ciel d'été, où la petite lampe de nuit du concierge allumait des étoiles.

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Pistes pour analyser le travail d’écriture littéraire de Zola dans un passage descriptif

Il s’agit donc d’observer comment se fait le passage des notes brutes en apparence, prises sur le terrain, au texte romanesque qui clôt le second chapitre du roman. En fait, on peut observer que les notes sont bien orientées déjà par l'intention et le projet de Zola, sans même parler d'une perception subjective. En tout cas, plusieurs éléments sont très manifestes pour un lecteur confrontant l’énoncé des notes au texte descriptif, tissu de sens :

-          La description passe d’abord de façon appuyée par le regard du personnage principal, Gervaise qui la médiatise : elle prend ainsi un aspect subjectif à travers son point de vue et elle se trouve motivée et justifiée dans la narration. Au départ l’ouverture est typique : « Gervaise se retourna, regarda une dernière fois la maison. Elle paraissait grandie sous le ciel sans lune. »
L’ouverture du paragraphe souligne en le mettant en relief et construit également le point de vue de Gervaise. Le passé simple à valeur de premier plan (Gervaise … regarda) est en rupture avec l’imparfait à valeur d’arrière plan qui suit (elle paraissait). L’imparfait semble dépendre clairement du passé simple, il n’est pas vraiment autonome car c’est le P.S. qui fournit un repère temporel autour duquel la description s’ordonne. L’effet de point de vue se crée à partir de là, sur ces indices linguistiques, renforcé sur un plan sémantique par la référence à l’activité perceptive du personnage sujet (le personnage est nommée explicitement par son prénom, Gervaise, et on nous dit qu’elle regarde) ; plusieurs sentiments qu’elles éprouvent sont enfin notés soulignant sa subjectivité. Cf. les travaux d’Alain Rabatel sur le point de vue.
La description fait ainsi coup double dans le roman : elle représente le décor, informe sur le milieu ou l’espace mais elle traduit également la vision du personnage ; elle contribue à le construire par là comme « sujet » et à nous faire croire à sa densité psychologique.

-          Le passage descriptif s’enchâsse dans le narratif, mais la description arrête aussi le temps narratif ; Gervaise et le lecteur semblent perdre conscience du temps ; l’exclamation de Coupeau « Prenez garde ! » nous ramène au réel et à la narration. Le cri du zingueur interrompt le flux de conscience de Gervaise, provoque une rupture avec le discours indirect libre : « C'était toujours sa bête de peur ».

-          La description s’ordonne et se fait avec une certaine logique : elle est organisation, logique de spatialisation à la différence des notes plus juxtapositives. Certes, le regard du personnage, mobile, sur l’immeuble structure le passage, mais il y a une forme de boucle dans cette séquence descriptive : le texte part du ciel et revient au ciel, mais reflété ici bas dans une flaque d’eau.

-          La description est sélection de certaines données pour ce passage : certains éléments des notes ne sont pas retenus ici ; ils seront éventuellement utilisés ailleurs dans le roman.

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-          La maison semble animée, personnifiée (les fenêtres dormaient, ouvraient des yeux etc.). Elle semble même à Gervaise un personnage hostile : la maison était sur elle, écrasante, glaciale à ses épaules. C’est bien le milieu des barrières qui est ainsi vu comme destructeur, oppressant ou menaçant ici par la verticalité d'un habitat moderne.

-          Le texte prend une dimension symbolique perceptible à partir surtout de jeux d’opposition : lumière/ ténèbres ; haut/ bas ; ciel/ terre… Le retour au ciel, à la fin de l’extrait, vu à travers le miroir d’une simple flaque, semble traduire à la fois les élans du personnage et ses illusions ; son élan vers le haut retombera et ses rêves s’anéantiront à la fin du roman ; le passage a donc valeur proleptique annonçant la fin.
Les gouttes d'eau du robinet mal fermé semblent évoquer comme en écho les gouttes d'alcool tombant de l'alambic de l'Assommoir du père Colombe, évoqué 20 pages auparavant, qui constituent comme un ruisseau menaçant "d'inonder le trou immense de Paris". L'alambic d'ailleurs provoque le même recul et la même sensation de froideur, curieusement, chez Gervaise.

-          Zola semble décrire sous l’influence directe des Impressionnistes : il observe en peintre la maison à un instant t, sous un certain angle, avec une certaine lumière (ciel sans lune), et il travaille les jeux de lumière, les nuances des couleurs primaires (traînée jaune sur les pavés, reflet bleu azur profond de la flaque).

 -         Le leitmotiv des eaux colorées de la teinturerie sera repris, tissé sur un mode symbolique, à la deuxième page du chapitre V, avec la couleur vert pomme, et au chapitre XII, mais désormais elles forment un "ruisseau noir" qu'il faut enjamber et Gervaise fait alors cette amère observation : "Elles avaient coulé les belles eaux bleu tendre et rose tendre."

Le ruisseau, mêlant eau salie et alcool, semble ainsi former le fil du destin de Gervaise, associé au thème de la fuite irrémédiable du temps (ubi sunt ?).

-          Des correspondances de sensations s’établissent : couleurs, sons, observations sur l’humidité de l’air, froideur de la maison sentie sur les épaules de l’héroïne… Ces notations synesthésiques sont mises au service d’une écriture littéraire poétique et du symbolisme.

-         Le texte n'évoquerait-il pas un lamento de Gervaise sur le mode d'un «de profundis ad te clamavi, Domine » comme le suggère la notation "du fond de ces ténèbres" ? Quelle forme triste prend ici l'envolée vers les étoiles ?

Gravure de Gaston Latouche pour L'Assommoir, édition Flammarion et Marpon, 1878. BNF.

Le texte final du roman est tout donc sauf une reproduction mécanique ou objective du réel et il est bien le résultat d’un travail d’écriture, de réécriture des notes.


Transcription
Une seule pièce mansardée longue,
séparée par un rideau.

les Lorilleux, au sixième,
un peu de soleil le matin.



 

 

 

 

 

 

 

 

la fontaine

 



parapluies

 

 

Rue Neuve, ils habitent une petite mai-
son, une grande chambre et
un cabinet. Les
Goujet ont trois
pièces, très petites ;
une à l'entrée, puis
la chambre de la
mère et la chambre
du fils. Au rez-de-
chaussée, le principal
locataire est un
coiffeur.

 

Boutique de Gervaise -- charbonnier -- loge - restaurateur



Plan de la grande maison par Zola, BNF

Pièce de débarras
Un lit pour Etienne qui couchera plus tard
dans la boutique
chambre des Coupeau On ouvre une porte
porte sur la cour pour Lantier
Cabinet où couche Mme Coupeau
(porte vitrée)
 
On fait la cuisine dans
la boutique, mais on mange dans la chambre

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