LES PERSONNAGES

LE PERSONNAGE COMME SIGNE

Il convient de prendre conscience qu'un personnage n'est pas une personne, même si la conception du personnage renvoie à la conception historique de la personne. C'est un signe littéraire composé à l'aide de procédés plus ou moins conventionnels qui se traduisent dans des indices textuels. Au départ, ce signe est souvent vide ; il se charge de sens, de valeur progressivement au fil du texte ; c'est souvent seulement à la fin du roman qu'il est fixé, déterminé à la fois par des séries d'informations et de transformations ou évolutions. Le fonctionnement du signe personnage est ainsi quelque peu cumulatif : des informations sur le personnage sont ainsi progressivement accumulées ; dans l'incipit de l'Assommoir de Zola, Gervaise et Lantier ne sont qu'un prénom féminin et un patronyme : « Gervaise avait attendu Lantier jusqu'à deux heures du matin.» Autour de ces signes vont s'agréger des significations, souvent rapidement (cadre des portraits, des scènes...).

Le personnage représente aussi bien un type social,un caractère, une force mythique qu'une idée. Si le personnage de roman veut donner l'illusion de la personne réelle, surtout depuis Balzac, il est caractérisé, constitué avec des procédés. En effet, le personnage peut être d'abord :
  • un cadre où il se projette (Mme Vauquer et la pension dans Le Père Goriot)
  • un rôle dans l'action (traditionnelle opposition : sauveur /méchant...)
  • une constante dans un comportement (Salamano et son chien, in L'Etranger)
  • une identité, souvent dotée d'une onomastique à valeur symbolique — général des Entrayes, in Voyage au bout de la nuit, banquier Saccard chez Zola, " un nom à aller au bagne ou à gagner des millions "... Le personnage est désigné par un nom : patronyme, prénom ou surnom, avec ou sans titre civil, ce n'est pas neutre : opposer dans le même passage la désignation de Coupeau / Gervaise / Mes Bottes / le père Colombe.
  • un passé : les Maheu dans Germinal
  • une situation sociale, un métier (cf. regard sociologique du XIX ème)
  • une hérédité biologique ou sociale (la Gervaise de Zola dans l'Assommoir).
  • un aspect physique (corps et vêtements...) en référence à des codes culturels
  • un point de vue (restriction de champ, intériorité)
  • une voix, un style : cf. lettre écrite par le personnage, discours au style direct, indirect ou indirect libre. Les niveaux de langue situent sur le marché social et culturel des échanges. Depuis Balzac, les romanciers sont attentifs aux aspects socioculturels de la langue et se documentent (régionalismes, accents, aspects populaires, jargons voire argot). Le monologue intérieur constitue aussi le personnage, à la confluence du linguistique et du psychologique.
  • un objet associé, un animal qui accompagne, un accessoire concrétisant une qualité morale, signifiant un statut, à la fois attribut et signe de reconnaissance du personnage. Pensons à Yvain, chevalier au lion, à la casquette de Charles Bovary, au bonnet grec de Homais etc.

Et, bien sûr, un caractère, une psychologie fixe ou évolutive.

«Gervaise et Coupeau, ouvrier zingueur, mangeaient ensemble une prune à l'Assommoir »
L'Assommoir. Œuvres complètes illustrées d'Émile Zola, Paris, 1906. En provenance de la B.N.F.

 

LE SYSTEME DES PERSONNAGES

Les personnages d'un récit fictif forment un système, c'est à dire un ensemble organisé selon une structure ; une partie du signifié d'un personnage, de sa valeur provient de sa place dans un ensemble, de sa relation avec les autres personnages du récit ; il entre dans des rapports d'opposition ou d'identité avec eux. Pour dégager cette structure, il faut classer les personnages et identifier des critères pertinents..
Divers classements sont possibles, selon :

     La grille est à bâtir empiriquement à partir du texte, de ses données. Il faut commencer par une observation objective et ne pas plaquer une grille a priori. Si, généralement, les structures sont de forme binaire, on rencontre parfois des catégories de personnages intermédiaires ou extérieures.
Les critères de classement dans un récit ne sont pas simples à déterminer : par exemple, pour paraphraser Cl. Lévi Strauss, ce qui oppose tel prince et telle bergère, est-ce le sexe, le statut social, l'âge, l'idéologie, l'habitat etc. ?

Contrastes et complémentations : généralement les personnages sont construits pour se mettre en valeur les uns les autres ; on observe dans les récits de nombreux couples ou trios... comme Bardamu et Robinson dans le Voyage au bout de la nuit de Céline.

ROLE DANS L'ACTION

V. Propp dans la Morphologie du conte (1928) a montré qu'on peut analyser la configuration des rapports des personnages ; il a établi une liste de sept rôles correspondant à une sphère d'action :

- le héros, l'adversaire, le faux-héros, le donateur, l'auxiliaire, la princesse et son père (couple), le mandateur.

Ces rôles ne correspondent pas nécessairement à un seul personnage ou à un homme.

Dans Les 200 000 situations dramatiques, E. Souriau proposait, quant à lui, une liste, à la terminologie très astrologique, du type :

Lion : la Force thématique orientée,
Soleil : Représentant du Bien souhaité, de la Valeur orientante,
Terre : l'Obtenteur virtuel de ce Bien, recherché par le Lion,
Mars : l'Opposant,
Balance : l'Arbitre, attributeur du Bien,
Lune : la Rescousse, redoublement d'une des forces précédentes.

En faisant la synthèse des travaux de V. Propp sur le conte russe et du livre d'E. Souriau sur le théâtre, et en rapprochant les rôles ainsi définis des fonctions syntaxiques dans la grammaire de la phrase, A.J. Greimas, dans la Sémantique Structurale, p.172 sqq., a inventorié des actants dont le système de relations définit le modèle ou schéma actantiel.


Un
actant est un rôle dans l'action, c'est une réalité abstraite différente d'un personnage : ainsi un seul personnage peut incarner différentes fonctions et un actant ne renvoie pas forcément à un être humain ou à un personnage unique. Les actants ont ainsi un aspect abstrait et collectif : il ne faut généralement pas associer un actant à un seul personnage ou être animé.

Anne Ubersfeld a proposé dans Lire le théâtre, p. 63, la paraphrase suivante du schéma précédent de Greimas : "nous trouvons <dans le schéma> une force (ou un être D1) ; conduit par son action, le sujet S recherche un objet O dans l’intérêt ou à l’intention d’un être D2 (concret ou abstrait) ; dans cette recherche, le sujet a des alliés A et des opposants Op. "

Exemple simple d'usage du schéma sur un classique de la littérature pour la jeunesse, Michel Strogoff de Jules Verne :

SCHEMA ACTANTIEL
 
DESTINATEUR
OBJET
DESTINATAIRE
Czar
lettre
Grand Duc
 
ADJUVANT
SUJET
OPPOSANT
Nadia, Nicolas
M. Strogoff
I. Ogareff et les Tartares
Très bref résumé pour mémoire du roman, en provenance de http://www.ricochet-jeunes.org/ :
« L'histoire de Michel Strogoff, courrier spécial du tsar de Russie, qui doit traverser les steppes de Sibérie, pour aller prévenir le frère du tsar (à Irkoutsk) de la présence d'un traître dans son entourage. Son voyage de plus de 5500 km sera compromis par les Tartares commandés par un ancien officier impérial révolté contre le tsar, Ivan Ogareff, qui envahissent la Sibérie. Capturé Strogoff est torturé et ses yeux sont brûlés au fer rouge. Mais Strogoff finit par tuer le traître.»

 

On peut comparer cette structure à la syntaxe d'une phrase : sujet, c.o.d., attribut...

Le sujet représente la "force thématique orientée" de Souriau, car le héros est porteur d'un désir et, porté par son désir, il accomplit des actions, entreprend éventuellement une quête ; le rapport de désir, central dans la psychanalyse, semble éclairant, car le récit montre souvent un conflit désir /loi. Le héros est doublement sujet : sujet psychologique et sujet en tant qu'acteur dans une histoire. Enfin, le héros s'incarne dans le sujet grammatical des verbes, au plan de la phrase.
L'objet est le bien souhaité, pas forcément une personne ou un objet (femme, trésor...).Le destinateur est l'arbitre, l'attributeur, le possesseur du bien désiré. Le destinataire est l'obtenteur virtuel du bien souhaité, il peut notamment être le sujet.
L'adjuvant et l'opposant sont ceux qui aident le sujet, ceux qui lui nuisent, ou plutôt l'ensemble des forces qui participent au jeu des rapports : des objets, des réalités matérielles (objet magique, or ou argent...), des qualités ou défauts "moraux" (naïveté, avidité...) peuvent intervenir dans un sens ou un autre et se combiner.

Deux remarques importantes à faire :
- Les actants apparaissent ainsi comme des couples positionnels ( sujet/ objet ; destinateur/ destinataire) ou des couples oppositionnels ( adjuvant/ opposant).
Le destinateur et le destinataire sont dans une relation contractuelle avec le héros : ils constituent la sphère de l'échange (patatoïde en noir). Le sujet et l'objet forment la sphère de la quête, sur un axe du désir, du vouloir (patatoïde rouge). L'adjuvant et l'opposant constituent la sphère de la lutte, nous sommes sur l'axe du pouvoir (patatoïde en bleu).
- Les rôles ne sont pas fixes, déterminés de façon définitive, mais ils peuvent dynamiques : dans le conte du « Merle Blanc» les frères aînés deviennent des adversaires de leur cadet ; l'argent qui pouvait être au départ une aide pour le jeune héros devient et se révèle clairement un obstacle...

On peut aisément mettre en oeuvre ou à l'épreuve ce schéma dans le cas d'un conte folklorique merveilleux bien connu, «Cendrillon», dans la version de Perrault :

DESTINATEUR OBJET DESTINATAIRE
société
(regard d'autrui et famille)
reconnaissance sociale (statut, noblesse) et
affective
(amour du prince)
Cendrillon
 
ADJUVANT SUJET OPPOSANT

- marraine-fée
- ses propres qualités

 

Cendrillon
- soeurs & marâtre
- effacement du père

Résumé pour mémoire du texte, provenant de http://www.ricochet-jeunes.org/ :
« Un gentilhomme peiné par le deuil de sa première épouse se remarie à la plus vile des femmes. Cendrillon, sa première fille, est maltraitée par cette belle-mère dominatrice et ses deux filles. Elle doit s’occuper des tâches les plus pénibles de la maison. Un jour, un bal organisé par le Prince convie toutes les jeunes femmes du royaume à s’y rendre. Les sœurs se préparent tandis que Cendrillon pleure de ne pouvoir y aller. Sa marraine la fée vient la consoler et la pare d’atours royaux pour qu’elle puisse se rendre au bal. Le Prince tombe tout de suite amoureux d’elle. A minuit, cependant, elle doit fuir car l’enchantement doit s’éteindre. Elle laisse tomber au passage l’une de ses pantoufles de verre. Un enquête est menée le lendemain pour retrouver la propriétaire du soulier. Personne ne peut enfiler la chaussure sauf... Cendrillon. Ainsi, elle se marie au beau Prince. »

Dans le cas du« Petit Chaperon Rouge», toujours dans la version de Perrault, si on lit le conte littéralement, un peu au « ras des paquerettes», on peut proposer un système des relations :

DESTINATEUR OBJET DESTINATAIRE
mère

provisions

mère-grand
 
ADJUVANT SUJET OPPOSANT

- bûcherons (au début)
- principe de réalité

 

jeune fille
(=le P.C.R.)

- Loup
- naïveté, ignorance
- principe de plaisir

Cette lecture a une cohérence à dominante historique : dans la société traditionnelle d'Ancien Régime, il n'y a pas de retraite ni d'assistance sociale ; le devoir des enfants (ici la mère) est de subvenir aux besoins fondamentaux des anciens qui ne peuvent plus travailler comme la grand-mère.

Résumé du conte pour mémoire venant de http://www.ricochet-jeunes.org/ :
«
Il était une fois une petite fille de Village, la plus jolie qu'on eût su voir… ». Le Petit Chaperon rouge, ainsi nommé à cause de son capuchon pourpre, va porter à sa grand-mère un petit pot de beurre et une galette. Elle rencontre le loup dans la forêt qui lui propose de la rejoindre au lieu-dit. Il la précède et ne fait qu’une bouchée de la vieille femme. A son arrivée, tout paraît étrange au Petit Chaperon rouge : en effet, le méchant loup a pris la place de la grand-mère et s’apprête à manger la fillette à son tour. Ainsi, l’histoire se termine : l’enfant est mangée et le loup est vainqueur.

Mais si on perçoit la dimension symbolique du récit, en s'appuyant sur les versions populaires recueillies à la fin du XIXème (vellave, tourangelle ou nivernaise, en particulier), on peut souligner un autre enjeu, en changeant de destinataire :

DESTINATEUR OBJET DESTINATAIRE
mère en âge de procréer et lignée de femmes (temps)

statut d'adulte responsable
et capacité de femme à procréer

jeune fille (en tant que fille qui prend sa place dans les générations et remplace sa mère-grand, ménopausée)
 
ADJUVANT SUJET OPPOSANT

- bûcherons (au début)
- principe de réalité

 

jeune fille pubère
(=le P.C.R.)

- Loup
- naïveté, ignorance
- principe de plaisir

Symboliquement, le choix ou l'opposition des deux chemins (celui des épingles / des aiguilles dans les versions folkloriques) évoquerait l'hésitation entre le principe de plaisir et le principe de réalité. En effet, l'épingle, élément vestimentaire de la parure féminine, désignerait alors le plaisir immédiat, celui des bals, de la fête, de la sexualité, qu'on ne sait différer, contrôler ; l'aiguille, de son côté, représenterait le sens des réalités avec le travail de couture, typique de la mère de famille, donc son statut social assumé etc. Le pain et le lait portés à la mère-grand susciteraient comme en écho la chair et le sang quasi christiques de l'ancêtre, consommés dans un repas cannibale et fortifiant. La grand-mère transmettrait ainsi, en retour du don de la mère, à sa petite fille, en quelque sorte comme dans un sacrifice, sa baraka et ses capacités génésiques . Nous serions dans une logique du don / contredon.
Mais dans la version de Perrault, le texte édulcoré est réduit à n'être qu'un conte d'avertissement ; cela explique l'absence d'adjuvant ou d'auxiliaires nécessaires pour sauver l'héroïne et la simplification du symbolisme : le Loup représente l'homme comme séducteur. La fin doit apparaître, de façon didactique et appuyée, comme une pure sanction à la désobéissance de la jeune fille naïve. Perrault aplatit ainsi radicalement l'aspect initiatique en normalisant et censurant les motifs scabreux (érotisme, repas cannibale, dimension scatologique) pour s'adapter aux goûts délicats de son public de lecteurs urbains. Il liquide aussi la croisée des chemins aux noms énigmatiques, sans doute, par volonté de rationaliser.

Les rôles des films de chevalerie
vus par Gotlib & Alexis dans CINEMASTOCK, t. 1, Dargaud Ed.

Dans une comédie d'intrigue classique, héritière de Plaute, comme chez Molière, on construirait un schéma :
DESTINATEUR OBJET DESTINATAIRE
père de jeune fille
jeune fille et/ ou argent
jeune homme
 
ADJUVANT SUJET OPPOSANT
valet
jeune homme
rival âgé ou père

Dans le cas particulier de L'Ecole des femmes, si on se centrait sur Arnolphe comme sujet, on obtiendrait ce schéma :

DESTINATEUR OBJET DESTINATAIRE
Eros
comme volonté de se marier et
peur d'être cocu
Agnès
Arnolphe lui-même
 
ADJUVANT SUJET OPPOSANT
Alain et Georgette,
l'innocence d'Agnès,
l'étourderie d'Horace
Arnolphe
la force de l'amour,
la recherche naturelle
du bonheur par Agnès

Mais si l'on prenait comme sujet Agnès, on aurait une configuration du type :

DESTINATEUR OBJET DESTINATAIRE
Eros
comme désir naturel d'aimer

Horace
Agnès
 
ADJUVANT SUJET OPPOSANT
la force de l'amour,
la recherche naturelle,
du bonheur par Agnès
Agnès
Arnolphe,
Alain et Georgette,
sa propre naïveté,
l'étourderie d'Horace

On perçoit que changer le point de vue en variant le sujet traduit les tensions, les dynamiques en oeuvre dans l'histoire.

Enfin, si l'on regarde la Quête du Graal, comme le fait Greimas :

DESTINATEUR OBJET DESTINATAIRE
Dieu

le Graal

l'humanité
 
ADJUVANT SUJET OPPOSANT
Saints, anges...
Perceval et les chevaliers
de la Table Ronde
Diable & acolytes