LES TEMPS VERBAUX DANS LE RECIT

Deux systèmes : récit / discours

L'énonciation historique ou récit produit un énoncé d'où est absente toute référence à l'énonciation, aux paramètres de la situation de communication. L'effacement du sujet qui énonce, qui parle, est caractéristique de l'énonciation récit ; l'énoncé semble plus généralement coupé de la situation d’énonciation.
Emile Benveniste fait ces constats pour ce mode d'énonciation : « Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu'ils apparaissent à l'horizon de l'histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes. Le temps fondamental est l'aoriste, qui est le temps de l'événement hors de la personne du narrateur. »


Le discours ou énonciation discours est tout énoncé, écrit ou parlé, manifestant l'énonciation, supposant un émetteur et un récepteur (locuteur / auditeur), avec chez le premier l'intention d'agir sur l'autre en quelque manière. L'énoncé semble alors bien ancré dans la situation d’énonciation et manifeste des traces de son énonciation.

Le système du récit, outre le couple de base passé simple / imparfait, utilise quatre autres temps principaux de l'indicatif : le plus-que-parfait, le passé antérieur, le conditionnel présent, le conditionnel passé — on peut ne pas considérer le conditionnel comme un mode. On peut ajouter à cette liste les temps du subjonctif.
Le temps de base du discours est le présent, accompagné surtout du passé composé et du futur simple ou périphrastique (Je vais vous raconter comment...) ; on peut y trouver tous les autres temps sauf le passé simple. Le discours ne perd jamais le contact avec le temps de référence que constitue l'énonciation.

Discours
Histoire

Temps verbaux

Présent
Passé composé

Passé simple
(i.e. l'aoriste de Benveniste)

Imparfait
Plus-que-parfait

Futur

Conditionnel (comme temps : futur dans le passé)

Personnes
Première personne
Deuxième personne
 
Troisième personne

Adverbes

Ici, maintenant etc. (déictiques référant à la situation d’énonciation) Là, alors, ce jour-là etc. (non déictiques)

Valeur de temps et valeur aspectuelle
L'usage des temps verbaux permet de situer le procès, c.a.d. l'action exprimée par le verbe, dans une époque donnée — le passé, le présent, le futur — par rapport au moment de l'énonciation ; mais la conjugaison exprime aussi des valeurs d'aspect : elle indique ainsi comment le locuteur envisage le déroulement du procès.


Par exemple, les temps du passé comme le passé simple, l'imparfait ou le passé composé désignent tous les trois des faits passés au moment où l'on parle, ils renvoient à la même strate temporelle, mais selon le temps mobilisé la manière de considérer les faits passés diffère.
De même, un futur simple (Je travaillerai.) et un futur antérieur (J'aurai travaillé.) représentent deux temps verbaux différents, si l'on prend le mot « temps » au sens de série grammaticale ou morphologique, mais ces deux « temps » évoquent une même période ou époque, celle d'un futur, à venir au moment où l'on parle. La différence exprimée par leur emploi ne touche donc pas l'époque mais bien l'aspect : le futur simple indique un futur non accompli et le futur antérieur un futur accompli ou achevé. On notera bien qu'une action présentée comme accomplie n'est pas forcément une action passée
Cette distinction accompli / non accompli est opérée dans tous les modes par l'opposition des formes simples et des formes composées, qu'elles soient construites avec l'auxiliaire être ou avoir et le participe passé. L’accompli envisage le procès comme achevé au moment de l’énonciation ou de la narration ; l’inaccompli l’envisage comme encore en cours.

Tous les temps composés ou surcomposés en français sont ainsi des accomplis, mais
- Le passé composé est un accompli du présent : le procès est envisagé comme accompli par rapport au moment présent de l'énonciation.
- Le plus-que-parfait et le passé antérieur sont des accomplis du passé : le procès est envisagé comme accompli, achevé par rapport à un moment du passé plus récent.

Le plus-que-parfait note ainsi une action achevée et exprime l'antériorité par rapport au passé simple ou l'imparfait. Utilisé seul, il note une action achevée et la présente dans sa durée :

À l’inverse, l’imparfait a plutôt tendance à fonctionner comme un inaccompli, puisque l’idée d’achèvement est étrangère à sa valeur aspectuelle.

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Un point important à comprendre est que l’accompli envisage toujours le procès par rapport à un moment plus récent :
«J’ai bien dormi.» exprime un procès passé, mais ayant encore un rapport avec le présent de l’énonciation. «J’ai bien dormi par rapport au moment où je parle. Je suis donc reposé.».
«J'avais bien dormi.» ferait référence à l’accomplissement du procès par rapport à un (autre) moment passé plus récent, pris comme moment de référence dans le récit (à ce moment-là; ce jour-là).

Le choix des temps verbaux correspond donc à la manière dont on veut présenter ou considérer l'action, à diverses nuances aspectuelles :

On peut recourir à des auxiliaires et à des formes périphrastiques variées pour exprimer des nuances aspectuelles :

Il faut ici observer que le contexte textuel joue en général un rôle important pour déterminer la valeur d'un temps verbal : la combinaison de l’aspect lexical des verbes et des indications temporelles données par le contexte aboutit à des effets de sens. Comparer :

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L'opposition passé composé / passé simple
On considère souvent un peu simplement que le passé composé a remplacé à l'oral le passé simple, devenu archaïque, et que ce dernier ne survivrait qu’à l’écrit, surtout dans les textes littéraires. Il est vrai que le PS dans le français parisien ou du Nord a pratiquement disparu de l'oral même si ce temps est plus vivant dans le Midi, à substrat occitan. Mais l'opposition entre le PS et le PC repose davantage sur le système d’énonciation, sur la distinction établie par Benveniste entre le discours et le récit.

Le passé simple relate, en effet, des procès révolus par rapport au moment de l’énonciation, il les présente comme n'ayant plus de conséquence sur le présent.
Le passé composé, même quand on l'utilise dans le cadre du récit, conserve toujours une valeur d’accompli du présent ; il présente donc le procès comme ayant encore un impact sur le moment où l'on parle ou écrit, conservant ainsi un rapport avec la situation d’énonciation.
« J'ai pris mes lunettes. » Cela veut dire qu'au moment où je parle, je les ai encore sur moi ; je les porte. La conséquence du fait passé est encore présente, palpable au moment de l'énonciation. « J'ai acheté une voiture il y a un an.» Il faut entendre que je la possède encore. Opposer : « Il y a dix ans, il acheta une voiture blanche.»

Raconter au passé simple ou au passé composé implique un rapport différent aux événements racontés. Le passé composé établit, maintient un lien entre le récit et la situation d'énonciation. Le passé simple, utilisé dans les récits historiques ou mythiques, par exemple, établit bien une distance ou un effort de mise à distance : les faits présentés renvoient
- soit à une époque mythique, comme dans les contes merveilleux ou les mythes, donc non clairement situable dans le temps,
-
soit à une époque passée mais révolue, bien achevée d'une certaine manière.


Ainsi, dans une encyclopédie, un article biographique sur un mathématicien ou un physicien, quand il utilise le PC signifie clairement que l'homme et son travail sont toujours d'actualité de nos jours, d'intérêt scientifique ; inversement, l'usage du passé simple souligne que l'intérêt des propos est surtout d'ordre historique, culturel dans la logique du développement de la discipline. Observons aussi que pour actualiser les auteurs d'articles utilisent aussi beaucoup le basculement de la narration au présent.

  Trois exemples de l'Encyclopaedia Universalis :
- « Si remarquables qu’elles fussent, les vues de Pascal sur la géométrie projective eurent peu d’échos. Leibniz en reconnut l’intérêt, mais ne les exploita pas, et l’ouvrage de Philipe de La Hire, Nouvelle Méthode en géométrie, publié en 1673 et qui s’appuie sur elles, n’eut qu’une faible diffusion.»
- « Poincaré a également porté son attention sur la théorisation des phénomènes physiques tels qu’ils sont donnés dans l’expérience, dans laquelle il voyait un autre volet de la «physique mathématique», et qui constitue la physique théorique au sens propre. Dans ses cours et dans de nombreux articles et communications, il s’est attaché «à passer en revue les différentes théories physiques et à les soumettre à la critique», tout en marquant un intérêt très précis pour la physique.»
- « Cependant, la doctrine explicite de Newton, telle qu’il l’a exposée dans ses «Règles du raisonnement en philosophie» du livre III des Principia, se présente comme une méthodologie positive dont les attendus ont été longtemps considérés comme universels pour la science.»

Le passé composé est, on le comprend clairement, le temps naturel dans un quotidien ou les médias pour rapporter les événements de l'actualité qui nous touchent directement:

  Explosion d'une voiture piégée dans le centre de Najaf: 30 morts et 65 blessés
[19/12/2004 15:19]
NAJAF, Irak (AP) -- Trente personnes ont été tuées et 65 autres blessées dimanche dans l'explosion d'une voiture piégée dans la ville sainte chiite de Najaf, à 160km au sud de Bagdad, selon des sources hospitalières. <...> AP et Reuter, information en ligne sur le site Web de Free à la date du dimanche 19/12/2004.

Ainsi, le passé composé est un temps complexe, puisqu’il participe des deux systèmes énonciatifs, mêlant valeur perfective du passé simple et valeur d’accompli du présent. Son emploi dans un récit, dans une autobiographie par exemple, doit être observé de près ; ce n'est pas l'équivalent d'un passé simple. Il faut bien évaluer le lien avec la situation d'énonciation :

  « La Vallée-aux-Loups, près d'Aulnay, ce 4 octobre 1811.
Il y a quatre ans qu'à mon retour de la Terre-Sainte j'achetai près du hameau d'Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Chatenay une maison de jardinier cachée parmi des collines couvertes de bois. Le terrain inégal et sablonneux dépendant de cette maison, n'était qu'un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de châtaigniers. Cet étroit espace me parut propre à renfermer mes longues espérances ; spatio brevi spem longam reseces. Les arbres que j'y ai plantés prospèrent, ils sont encore si petits que je leur donne de l'ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j'ai protégé leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l'ai pu des divers climats où j'ai erré, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon coeur d'autres illusions.» Chateaubriand, Les Mémoires d'outre-tombe.

Le passé composé n'est pas mélangé ici de façon incongrue avec le passé simple mais il est utilisé pour sa valeur d'aspect. Il note des faits passés dont les séquelles sont bien palpables au moment de l'écriture, en 1811 : les arbres prospèrent et croissent. L'acte notarié et l'état psychologique du narrateur alors (4 ans avant) sont eux mis à distance par l'emploi du PS. L'errance (i.e. les voyages de Chateaubriand) évoquée avec j'ai erré est aussi constitutive du personnage.

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L'opposition passé simple/ imparfait

1 « Le canon tonna.» « Le canon tonnait.»
2 « La guerre dura cent ans.» « La guerre durait depuis cent ans.»
3 « Il vécut à Paris.» «Il vivait à Paris.»
4 « Elle attendit une heure devant la mairie.» « Elle attendait depuis une heure devant la mairie.»
5 « Les députés siégèrent cet été-là.» « Les députés siégeaient cet été-là.»
6 « A huit heures, il franchit le barrage.» « A huit heures, il franchissait le barrage.»

Le choix de l’imparfait ou du passé simple dans les cas n°1 et 2 ne modifie aucunement la durée du coup de canon, bref a priori, ou de la fameuse et longue guerre de 100 ans ; de même, l'action est toujours considérée comme antérieure au moment de l'énonciation, c.a.d. passée, mais ce qui change, c'est la façon dont la durée est considérée dans le récit.
Avec le passé simple, on établit un simple constat, on observe un événement sans prendre sa durée en considération. Avec l'imparfait, on considère l'événement, le fait pris dans sa durée ; ses limites ne sont pas prises en compte, ni le début, ni la fin. Eventuellement même, avec le deuxième exemple, on peut pointer une forme d'implication plus forte du narrateur, du locuteur avec l'imparfait : on peut croire qu'il estime que la guerre dure depuis trop longtemps. L'imparfait ainsi paraît plus subjectif et le passé simple semble mettre à distance, considérer les événements avec plus d'objectivité. Dans l'énonciation historique ou récit, comme l'a souligné E. Benveniste, les faits semblent se raconter d’eux-mêmes, sans impliquer directement le locuteur.

Dans l'exemple 5, le passé simple est limitatif : le procès exprimé est compris dans les limites de l'été ; l'imparfait, quant à lui, est non limitatif : les députés ont siégé éventuellement avant et après l'été. L'événement avec l'imparfait est mis à l'arrière plan, il sert de toile de fond à un événement qui apparaît après, du genre : «On vota alors la loi x...»

L'imparfait, parce qu'il permet de saisir l'action en cours, sert souvent de toile de fond, d'arrière plan aux événements exprimés au passé simple ; il signale aussi les commentaires, permet de présenter les circonstances et d'introduire des éléments descriptifs. En français comme dans d'autres langues, la construction de la narration met ainsi en jeu un contraste entre des formes verbales dont l’enchaînement reflète la succession des événements essentiels de la trame narrative, et d’autres décrivant la situation, le cadre dans lequel se déroulent les événements. On constate aisément un tel contraste entre le passé simple et l'imparfait dans notre langue pour l'énonciation récit.

Comme on le voit dans ces passages, les passés simples notent la succession des événements ; les imparfaits servent à décrire le décor. Dans l'énoncé «Le général attaqua. Les ennemis se retiraient. », l'imparfait prend même une valeur rétrospective d'explication (= parce que les ennemis se retiraient). Pour présenter les choses de façon imagée, on pourrait dire qu'en général le temps avance avec le passé simple et stagne avec l’imparfait.

Quelquefois, le contraste entre l'imparfait et le passé simple semble suggérer une différence de durée :

Mais il faut observer que cette différence de durée n'est pas essentiellement caractéristique, car le passé simple peut exprimer lui aussi une action qui dure ou se répète :

Les passés simples forment la charpente du récit, ils notent les actions essentielles qui se détachent de la toile de fond ; il suffit d'observer ce qui se passe quand on résume un texte narratif ; les imparfaits, servant surtout dans les passages descriptifs ou pour noter l'arrière plan ou les circonstances, disparaissent du résumé.

Alors que l'imparfait peut noter des événements qui se répètent et prendre une valeur itérative, pour des procès limités, le passé simple note essentiellement des faits singuliers.

Dans l'exemple 6 du tableau donné ci-dessus, « A huit heures, il franchissait le barrage.», l'imparfait exprime un procès limité ne se produisant qu'une fois, mais il le montre en train de se produire : on l'appelle souvent imparfait flash. On peut constater qu'au XX ème siècle, surtout, s'est développé un "imparfait narratif" appelé encore aussi "imparfait pittoresque". On le rencontre fréquemment dans les romans policiers.

Selon plusieurs linguistes, pour qu’il y ait à proprement parler « imparfait pittoresque », il faut un verbe perfectif à l’imparfait combiné avec un complément temporel. Un test simple pour cet imparfait narratif, c'est qu’il peut être remplacé par un passé simple, auquel cas naturellement l’effet stylistique pittoresque disparaît. L'effet de l’imparfait provient du conflit entre l’aspect non limité de ce temps verbal et son contexte qui impose une vision limitée du procès. K. Togeby dans sa Grammaire française, 1982, donne cet exemple d'imparfait pittoresque :

Observons avec lui qu'on aurait pu rencontrer des présentations différentes du même événement historique passé :

Deux autres exemples contemporains d'emploi journalistique de cet imparfait narratif :

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Passé simple
Imparfait
Valeur perfective ; aspect ponctuel Valeur imperfective ; aspect duratif
Unicité, valeur singulative (une fois) Notation d'une habitude/ répétition ; valeur itérative.
Temps du premier plan : les événements, actions qui font progresser l'histoire.
Temps de base dans la narration des faits

Temps de l’arrière-plan : le décor, les éléments descriptifs ou secondaires.
Temps essentiel pour la description

Expression de la successivité Expression de la simultanéité
Tempo rapide Tempo lent

 

L'imparfait prend, enfin, aussi des valeurs modales particulières : il permet ainsi notamment d'exprimer une éventualité ou d'exprimer de façon polie ou atténuée un désir, une demande.

L'imparfait peut aussi être de concordance :

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Valeurs du présent dans le récit

Le présent employé dans un récit littéraire peut prendre des valeurs aspectuelles très diverses. Ses grandes valeurs d'emploi sont les suivantes :

- Le présent dit d’énonciation ou du discours : c’est le temps de base de l'énonciation discours, puisque c’est celui renvoyant au moment de l'énonciation, le « maintenant » de l’énonciation ; c'est le temps actuel au moment de la parole ou écriture. Comme on peut le constater, ce « maintenant » varie donc constamment et ne peut se décrypter que si l'on connaît d'une manière ou d'une autre les paramètres de la situation de communication.

Exemple dans l'autobiographie : « En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin j'aperçois la lune pâle et élargie, elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. » Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe

Le présent, ayant selon l'expression de Gustave Guillaume « un pied dans le futur, un pied dans le passé », peut ainsi s'étendre en direction d'un passé récent ou d'un futur plus ou moins imminent :

- Le présent de vérité générale ou gnomique : c’est le temps des proverbes, des définitions, des discours scientifiques, bref, de tous les énoncés généraux exprimant une pensée qui se veut éternelle et universelle, ou une loi présentée comme inamovible.

- Le présent de narration ou présent historique / aoristique : c’est le présent utilisé ponctuellement à la place d'un passé simple dans un récit ou d'un imparfait. Il hérite donc de ses valeurs aspectuelles, mais il a une valeur stylistique, il sert à dramatiser, puisque l'événement raconté ainsi semble se distinguer des autres et devenir comme contemporain au moment de la narration ; le narrateur le met en quelque sorte sous nos yeux. En fait, l'instance d'énonciation est fictivement déplacée, décalée dans le passé.
On peut distinguer le présent de narration, local, ponctuel dans un contexte au passé simple, du présent atemporel quand tout un récit, souvent de type historique, est conduit au présent.

 

« Malgré ma patience, je commençais à désespérer, quand tout à coup je vois venir dans le sentier un gros animal dont les yeux luisaient comme des chandelles. Le loup marchait doucement comme une bête bien repue, qui avait fait grassement sa nuit... Je le tenais au bout de mon canon de fusil, le doigt sur le déclic et, lorsqu'il fut à dix pas, je lui lâchai le coup en plein poitrail. Il fit un saut, jeta un hurlement rauque, comme un sanglot étouffé par le sang, et retomba raide mort. Ayant lié les quatre pattes ensemble, je chargeai ce gibier sur mon épaule, et je m'en revins à la maison où j'arrivai tout en sueur, quoiqu'il ne fît pas chaud. »  Eugène Leroy, Jacquou le croquant. Exemple typique de présent de narration.

 « Le 5 mai 1789, le roi Louis XVI ouvre les états généraux à Versailles. (...) Le 21 septembre 1788, le Parlement de Paris, qui a mené le combat en faveur de la réunion des états généraux, se prononce pour le maintien de la forme observée en 1614. » Le récit est conduit au présent historique.

« Khalil habite Baghdad. Il est pauvre et malheureux. Quand les enfants l’aperçoivent ils se moquent de lui et le poursuivent en lui jetant des pierres.
Un matin, un enfant plus méchant que les autres lui jette une grosse pierre. Khalil tombe sur le sol et reste longtemps inanimé. Quand il revient à lui, il décide de quitter la ville. (...)» Texte cité par Michel Santacroce dans "Linguistique et multimédia".

- Le présent scénique ou présent de la description : c’est le présent utilisé à la place de l’imparfait dans le récit ; il a un effet sur le lecteur : il prend une sorte d’atemporalité. Souvent utilisé dans une description, il ouvre une sorte de parenthèse dans la chronologie du récit.
Balzac conduit ainsi la description de la pension Vauquer dans Le Père Goriot : « Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appeler l’odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements...»

Le passage doit être suffisamment long et il s'agit de faire une scène. Ce présent de description met le décor en quelque sorte sous nos yeux ; on peut constater qu'il ne s'agit pas d'un présent de vérité générale. Mais la description ne semble pas inscrite dans le temps ; on rapprochera cet emploi d'un présent de narration ou historique, même si l'effet rhétorique recherché n'est pas celui de la dramatisation. Il s'agit plutôt de donner au lecteur l'impression qu'il voit les pièces de la pension.

- Dans le discours rapporté des personnages, le présent ne renvoie pas au moment de la narration, mais il inscrit dans un autre temps de référence, celui de l'histoire passée racontée...

  Exemple : Je rencontrai des dragons, et je m'engageai dans le régiment d'Almanza, cavalerie. Les gens de nos montagnes apprennent vite le métier militaire. Je devins bientôt brigadier, et on me promettait de me faire maréchal des logis, quand, pour mon malheur, on me mit de garde à la manufacture de tabacs de Séville. Si vous êtes allé à Séville, vous aurez vu ce grand bâtiment-là, hors des remparts, près du Guadalquivir. Il me semble en voir encore la porte et le corps de garde auprès. Quand ils sont de service, les Espagnols jouent aux cartes, ou dorment; moi, comme un franc Navarrais, je tâchais toujours de m'occuper. Je faisais une chaîne avec du fil de laiton, pour tenir mon épinglette. Tout d'un coup, les camarades disent: «Voilà la cloche qui sonne; les filles vont rentrer à l'ouvrage.» Prosper Mérimée, Carmen.

Le présent du propos des camarades du narrateur (Voilà la cloche qui sonne...) ne renvoie pas au moment de la narration par Don José, mais au passé raconté par lui.
« Les gens de nos montagnes apprennent vite...» est une vérité générale sur les mentalités basques.
« Tout d'un coup, les camarades disent...» : c'est un présent de narration ; on pourrait le remplacer par "dirent".
«Il me semble en voir encore... » a valeur de présent actuel au moment de l'énonciation fictive, quand le personnage narrateur de Mérimée est censé raconter à son visiteur.

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Représentation de Michel Santacroce, Université d'Avignon, in "Linguistique et multimédia".