TRADUCTION DU ROMAN

DE NOTRE DAME DE LA GRASSE

            ( fol. 3 r° ) On raconte ici de quelle façon Charles, après la prise de Carcassonne, s'éloigna de cette cité, vers quelles régions il se dirigea et comment il édifia le monastère de La Grasse. De même on conte comment il conquit la cité de Narbonne et d'autres nobles places.

            Quand Charles prit la cité de Carcassonne, il souffrit et subit alors de grands dommages ; il y perdit beaucoup de nobles guerriers[1]. Il fit longtemps le siège de cette place jusqu'à ce que, par la puissance de Notre Seigneur[2], il vît les tours s'incliner vers son armée. Il sut alors qu'il prendrait la cité par la grâce de Dieu et, le temps venu, il la prit et la peupla d'un grand nombre de chrétiens. Il y édifia de nombreuses églises : Saint Nazaire, ( Saint Sernin ), Saint Jean et Saint Marcel. Il y nomma comme évêque un noble seigneur qui s'appelait Roger, bon clerc[3], que le saint pape Léon consacra.

            ( fol. 3 v° ) Cela fait, le saint empereur Charles ne voulut plus demeurer en ce lieu, mais il désira réaliser le projet de confondre[4] la nation sarrasine et d'exhausser la foi catholique. Alors il fit proclamer à travers toute la cité que tous devaient venir au Puy-Sainte-Marie[5], qu'il y tiendrait conseil pour décider vers quelles régions il irait. Ils vinrent tous en ce lieu.

            Y furent présents le noble et saint pape Léon, la majeure partie des cardinaux, le patriarche de Jérusalem, l'archevêque Turpin ainsi que d'autres archevêques, évêques, abbés, prieurs et autres clercs en nombre incalculable. Furent aussi présents en ce lieu Roland, Olivier, Raynier d'Aubépine, Anselme de Provins, Angelier, Estout, fils d'Odon, Symfre, Ogier le Danois, Gayfre, Beuves sans barbe, originaire de Normandie, Engelier, celui de Gascogne, Salamon de Bretagne, son frère Torestan, les douze pairs, des ducs, des comtes, des vicomtes, des seigneurs, des prud'hommes[6] avec un grand nombre d'autres chevaliers qu'il serait trop long d'énumérer. Quand ils furent tous assemblés, Charlemagne entraîna à l'écart l'archevêque Turpin et lui demanda conseil[7] pour décider de quelle manière on agirait et vers quels lieux on se dirigerait pour commencer. Celui-ci lui répondit : "Sire, il ne convient pas que dans une si grande entreprise, alors que de si nombreux et respectables seigneurs sont présents, je sois le seul à vous donner conseil. Mais appelez le seigneur pape Léon, le patriarche, les cardinaux, les archevêques, les évêques, les abbés, les douze pairs et les autres nobles seigneurs ; tenez votre conseil avec toutes ces personnalités et selon leur avis ( fol. 4 r° ) il convient que vous agissiez ; en effet ce que de nombreux hommes avisés approuvent ne doit pas être par la suite remis en cause. " Et cela se passa ainsi. Charles les appela tous pour leur demander conseil et il commença ce discours :

            "Nobles seigneurs, bien que nous ayons beaucoup souffert pour Jésus Christ, dans le but d'exhausser la sainte foi catholique et de confondre la nation sarrasine[8], nous ne pourrions pas supporter pour Dieu l'équivalent de la millième part de sa sainte Passion ; en effet, il répandit son sang sacré pour nous libérer du pouvoir du diable, suspendu sur la croix, abreuvé de fiel et de vinaigre, couronné d'épines, blessé au côté, les pieds et les mains percés de clous, le visage souillé de crachats, les joues battues, après avoir subi de nombreux supplices qui sont choses épouvantables à entendre et à raconter. Ainsi puisqu'il a subi tant de tourments pour nous préserver des peines infernales et nous racheter des mains du diable, puisqu'il a promis de nous placer en sa sainte gloire, pour toutes ces raisons, nous devons souffrir au nom de Jésus Christ, pour exhausser la foi catholique et confondre la nation sarrasine, afin que Jésus nous donne de participer[9] à ses saintes béatitudes. Ainsi maintenant nous proposons, en espérant l'aide de Jésus, d'entrer en Espagne ; près d'ici se trouvent une cité que l'on appelle Narbonne et d'autres villes, nombreuses, en deçà de l'Espagne, qui nous causent beaucoup de soucis[10]. Si nous pouvions prendre Narbonne, seigneurs, sachez que l'accès à l'Espagne nous en serait tout à fait facilité et que les autres villes sur cette route seraient facilement vaincues. Si vous me conseillez de marcher ( fol. 4 v° ) vers Narbonne, qu'il en soit ainsi, par la volonté de Dieu ; sinon, entrons en Espagne. Choisissez la solution que vous préférez. "

            Tous crièrent d'une seule voix qu'il vaudrait mieux triompher d'abord de Narbonne, la prendre et ensuite entrer en Espagne. Cela dit, Charles demanda conseil[11] au pape Léon, au patriarche, à l'archevêque Turpin, à Roland et aux autres nobles seigneurs. Tous s'accordèrent au premier avis et toute la nuit ils demeurèrent devant la cité de Carcassonne.

            Le lendemain matin, après avoir entendu la messe, Charles appela certaines personnes qui connaissaient les routes et leur demanda par quel chemin ils pourraient aller vers Narbonne. Ceux-ci lui dirent que, s'il le voulait, il pourrait y aller par un chemin de plaine ou par la montagne et qu'il y trouverait un petit endroit convenable pour chasser. Par cette route on pourrait voyager dans de meilleures conditions et plus vite. L'archevêque Turpin dit : "Sire, allons par ce chemin, car nous nous donnerons du plaisir et de la distraction[12], nous pourrons nous délasser en chassant et, en prenant du gibier, nous nous donnerons quelque divertissement. Moi-même j'irai avec les chasseurs ; quant à vous, vous viendrez tranquillement avec le seigneur pape et toute l'armée[13], ainsi qu'il le convient pour une grande armée. "

            Cela dit, ils quittèrent ces lieux, l'archevêque Turpin en tête avec les chasseurs. Quand ils eurent parcouru quelques lieues, l'archevêque Turpin se sépara des chasseurs et monta sur une colline où il trouva un Sarrasin qui chassait et il le captura ; il lui demanda qui il était et de quel endroit il venait. Ce dernier lui répondit : "Je suis chasseur, je vis de ma chasse et je suis Sarrasin. ( fol. 5 r° ) Ma demeure est à Peira Colobra, sur une colline où se trouvent beaucoup de morceaux de marbre. [14]" Tandis qu'il lui parlait, l'archevêque aperçut une fumée dans une vallée devant lui ; il demanda au Sarrasin s'il y avait quelque habitant en ce lieu d'où provenait la fumée. Le Sarrasin lui répondit que cette vallée s'appelait Maigre, car quelqu'un de Narbonne lui avait donné ce nom — mais d'autres auparavant l'appelaient Valh Valhica[15] — parce que, depuis plus de vingt ans, sept hommes demeuraient en cet endroit, pauvrement, tout noirs et velus[16], semblables à des bêtes, si maigres qu'à peine ils avaient figure humaine. Ils ne mangeaient rien d'autre que du millet, des fèves, des choux et d'autres plantes sauvages ; ils ne faisaient aux hommes ni bien ni mal. Parce qu'ils vivaient ainsi, à cause d'eux, la vallée était appelée Vallée Maigre. Et la fumée venait de leur maison.

            L'archevêque, à ces mots, éprouva une grande joie et il rendit grâce à Dieu. Sur ces entrefaites, Charles, ayant laissé l'armée dans une plaine, en compagnie de Roland, des douze pairs, d'archevêques, d'évêques, d'abbés, au total d'une quarantaine de personnes, arriva à cet endroit. L'archevêque Turpin lui raconta tout ce que le Sarrasin lui avait dit. Ils éprouvèrent tous une grande joie et ils rendirent fortement grâce à Dieu. Roland dit à l'archevêque : "Seigneur, puisqu'il en est ainsi, allez là-bas et voyez ce qu'il en est. " Celui-ci lui répondit : "Nous irons tous là-bas. " Ils commencèrent par descendre de cheval, menèrent leurs chevaux par les rênes, car, en raison du mauvais chemin qu'ils avaient devant eux, ils étaient obligés d'aller à pied.

            Ils se retrouvèrent environ cinq mille à l'entrée de la vallée. Mais l'archevêque Turpin, le tout premier, alla seul vers la petite habitation ; il ne vit en cet endroit rien d'autre que deux maisonnettes ( fol. 5 v° ) très pauvres ; il entra et regarda partout, il vit un oratoire auprès duquel il trouva un des sept ermites. Ce dernier avait tellement peur qu'il osait à peine regarder l'archevêque. Mais Turpin lui demanda en l'honneur de quel saint était édifié cet oratoire. L'ermite ne put lui répondre, mais il lui fit comprendre par signes que c'était en l'honneur de Notre Dame Sainte Marie[17]. L'archevêque entra dans l'oratoire tout joyeux et, après avoir prié, il se tourna vers l'ermite et le salua en langue latine[18]. L'ermite inclina la tête et lui répondit : "Dieu, Tout Puissant, fils de la Vierge, vous bénisse. " L'archevêque le bénit d'un signe de croix et lui demanda s'il était seul ou s'il avait de la compagnie. L'ermite lui répondit : "Puisque vous faites le signe de croix sur votre front et me bénissez de ce même signe, je puis bien parler dorénavant avec vous comme à un chrétien et à un serviteur de Dieu. " L'archevêque lui dit : "Vous pouvez bien le faire, en toute tranquillité ; tenez pour certain que je suis chrétien et archevêque. Bientôt vous verrez Charles, l'empereur chrétien, accompagné d'une grande foule de chrétiens. Avec lui viendront le pape Léon, le patriarche de Jérusalem, des cardinaux, des archevêques, plus de deux cents abbés, Roland et les douze pairs, tous, des ducs, des comtes, de nombreux seigneurs, d'autres chevaliers et un grand nombre d'hommes à pied qui livrent leurs personnes à toutes sortes de peines pour exhausser la foi chrétienne : ils ne craignent ni le danger ni la mort. " L'ermite, à ces mots, tomba aux pieds de l'archevêque en pleurant, il lui demanda pardon et commença ce discours :

            "Monseigneur l'archevêque, puisque vous êtes le serviteur et l'ami de Dieu, ayez pitié du pécheur que je suis ( fol. 6 r° ) et de mes compagnons. Sachez en toute certitude que nous sommes sept compagnons[19] et que, depuis que nous nous sommes installés ici, la volonté de tous ne fut qu'une. —Je te commande alors, dit l'archevêque, en vertu de la sainte règle d'obéissance, de me dire de quel lignage vous êtes nés, et de quelle terre, et de quelle manière vous êtes venus ici. " L'ermite lui dit qu'il le ferait volontiers. "Sachez que nous sommes sept et qu'aucun d'entre nous n'est de la province de l'autre. Moi, je me nomme Thomas et je suis né en Normandie, dans la ville qu'on appelle Rouen ; je suis le plus âgé de tous. Le deuxième[20] est né en Lombardie, dans la cité qu'on appelle Pavie, au bord du fleuve nommé Tessin ; il est d'un plus noble lignage que moi, il a reçu une bonne éducation et il est instruit ; son nom est Richard. Le troisième est né en Hongrie, c'est le fils du roi de ce royaume ; son nom est Robert. Il serait trop long de présenter sa générosité et son caractère. Le quatrième est d'Ecosse, il se nomme Germain, il est noble par son origine familiale, mais par l'amour et la dilection qu'il voue à Dieu, c'est le plus noble d'entre nous, ainsi que nous avons pu le constater. Le cinquième est de Flandres, d'un bourg de Saint-Omer et il s'appelle Alayran ; son humilité est grande et son amour enflammé pour le Saint Esprit le montre plus noble qu'aucun roi. Le sixième est Théotomon, il est né à Cologne et fils d'un noble seigneur. Le septième vient du pays d'Egypte, c'est le fils d'un noble roi et il se nomme Barthélémy ; c'est le plus noble de tous par sa patience et sa générosité, en outre il est bien instruit. En ce qui concerne notre venue ici, écoutez notre histoire.

            Nous étions étudiants[21] à Paris ( fol. 6 v° ) et nous fûmes camarades pendant près de quatre ans, puis nous avons, par l'inspiration de la grâce de Dieu, abandonné toutes choses. Nous avons suivi Jésus Christ, méprisant les biens terrestres, les considérant comme vils et passagers. Nous avons décidé de souffrir pour lui car il a souffert pour nous jusqu'à la mort. C'est Jésus, par l'intermédiaire de ses anges, qui nous indiqua cet endroit[22]. Nous sommes ici depuis près de vingt ans, réunis pour le servir. Nous avons mangé de l'orge et du millet, des choux et d'autres herbes sauvages, que nous semons et récoltons, selon que Dieu y a pourvu, ainsi qu'il le fait pour les oiseaux du ciel et toutes ses autres créatures. Les lions, les ours, toutes les autres bêtes sauvages que nous rencontrons dans le bois, nous ne les chassons pas et elles ne nous font pas de mal ; au contraire, elles ont vécu amicalement avec nous, restant dans le bois et nous obéissant : ainsi jamais nous ne leur fîmes du mal ni elles à nous. C'est ainsi que nous avons vécu jusqu'à maintenant.

            — Thomas, dit l'archevêque, faites venir vos frères. — Seigneur, volontiers, mais ils auront grand peur, car ils sont aussi sauvages que les bêtes du bois. " Alors Thomas fit sonner les cloches et ses compagnons, qui étaient à Roca Guilieyra[23], les entendirent et se mirent à descendre. Quand ils furent près d'un lieu nommé Le Cortal, ils entendirent le vacarme et le fracas que l'armée faisait dans le bois, en coupant les arbres avec les épées et d'autres instruments pour s'ouvrir un chemin jusqu'à l'endroit où se trouvaient les ermites. Ils éprouvèrent alors une grande peur, craignant que leur frère Thomas ne fût mort, tué par des Sarrasins qui ( fol. 7 r° ) pourraient y être venus. Ils rendirent grâces à Dieu, le priant de leur donner la même mort qu'à leur frère Thomas et de les couronner de la même couronne éternelle[24].

            Après cette prière, ils aperçurent l'armée et ils se hâtèrent de gagner le bord de l'Orbieu[25] ; ils le traversèrent et gagnèrent leur petite demeure où ils trouvèrent leur frère Thomas avec l'archevêque. Quand ils entrèrent, Thomas les embrassa et les salua, puis il leur conta ce qui lui était arrivé et comment étaient venus en ce lieu ces chrétiens ; de leur côté, ils lui racontèrent comment ils avaient redouté sa mort à cause de l'arrivée de l'armée. Pleurant de la joie qu'ils éprouvaient, ils dirent ces mots à Thomas : "Puisque Dieu nous a donné le grand honneur de faire venir ici de si hauts seigneurs, invitez-les et donnez-leur de partager les biens que Dieu nous a accordés. " Thomas se mit à rire et dit : Nous n'avons rien d'autre qu'un coq qui nous chante les heures ; comment pourrait-il suffire à nourrir tant de seigneurs ?"

            Là-dessus, Charles en personne, le saint pape Léon, Roland, les douze pairs, toutes les personnalités[26] que vous avez entendu citer ( arrivèrent à la petite demeure ) et, quand ils virent les ermites, grand fut leur étonnement à considérer leur aspect, tant ils étaient noirs. Le bon seigneur Charles entreprit de les saluer avec humilité, puis, avec la même humilité, le pape Léon et les autres seigneurs. L'archevêque Turpin se mit à leur conter mot pour mot ce que Thomas lui avait raconté. A ce récit, Charles et tous les autre, émus de pitié, versèrent des larmes et firent de grandes louanges ( fol. 7 v° ) à Dieu, parce qu'ils avaient rencontré de si saintes personnes[27] et qu'il leur avait permis de venir en un lieu d'une telle sainteté[28]. Le pape Léon, à la vue de ces hommes bons et saints, désira faire un sermon, mais l'archevêque Turpin le pria de le remettre au lendemain et lui dit qu'ils devaient conseiller à Charles de bâtir ici un monastère et d'y installer un abbé. Le seigneur pape approuva cette idée ainsi que tous les clercs[29]. Quand Charles eut entendu cet avis, il déclara qu'il y bâtirait volontiers un monastère, qu'il le doterait[30], car il se rendait bien compte que Dieu aimait ces hommes bons et saints et que cet endroit était sacré.

            Tandis qu'ils échangeaient ces mots, Charles eut soif et l'archevêque Turpin lui apporta du vin et un hanap. Quand il voulut boire, Thomas lui dit : "Sire, si vous voulez de notre pain, nous vous en donnerons volontiers. " Et il lui apporta un demi pain de millet, dur et rassis, car il y avait bien plus de onze jours qu'on l'avait cuit. Thomas bénit le pain, puis il le présenta à Charles qui le prit et le coupa ; il en mangea un peu et ce qu'il restait, il le donna à Turpin qui en mangea à son tour, il en fut de même pour le pape, les clercs[31] et plus de sept mille autres personnes ; tous furent aussi bien rassasiés que s'ils avaient mangé à la cour d'un roi. Alors vous auriez pu les entendre verser de grands pleurs et se battre la poitrine, si bien que toute la vallée en retentissait ; celui qui pouvait manger de ce pain croyait être purifié et lavé de ses péchés. Turpin, criant à haute voix, dit ces mots : "Seigneurs, mes pères et mes frères, le Seigneur créateur de tout l'univers vous a rassasiés de sa manne. Puisque nous avons rencontré de si nobles et saintes ( fol. 8 r° ) personnes, allez-vous-en tous d'ici, partez de cette vallée et préparez vos tentes ; que ceux d'entre vous qui n'en possèdent pas se fassent des abris avec des branches d'arbres où ils puissent reposer, car notre seigneur Charles séjournera ici en privé, en compagnie de ces saints hommes. " Ils partirent tous, sauf le seigneur pape, le patriarche, soixante archevêques, évêques, abbés et autres respectables clercs, ainsi que quinze ducs et comtes.

            Cela fait, Charles eut une conversation avec Thomas et les autres ermites. "Mes chers seigneurs, leur dit-il, nous voyons bien que Dieu vous aime, car il vous a longtemps protégés et permis de vivre ici en son honneur et à son service. Nous le voyons bien aussi aux grandes souffrances que vous avez supportées pour lui en ce lieu, nous en voyons les marques sur vos corps. C'est pourquoi je vous prie de me dire le nom de cette vallée. — Sire, répondit Thomas, on avait coutume d'appeler cette vallée Valh Valhica, mais un roi de Narbonne vint à nous une fois — et selon ce que Dieu nous commanda, nous lui avons enseigné comment faire son salut et nous l'avons baptisé, il est resté longtemps avec nous, mais quand il n'a plus pu supporter notre façon de vivre, il nous a quittés — et c'est lui qui depuis a fait appeler cette vallée Vallée Maigre[32], car nous étions maigres. — Il faut donc, dit l'archevêque Turpin, que ce nom soit changé. " Charles dit alors : "De toutes façons, elle aura un nom meilleur, mais conseillez-moi sur ce que nous devons faire. — Sire, dit l'archevêque, faites assembler dans la vallée l'armée ; que Roland ( fol. 8 v° ) fasse bâtir un fortin[33] à côté de nous — en effet les Sarrasins, dès qu'ils connaîtront notre présence ici, s'efforceront par tous les moyens de nous nuire et ils y travailleront — et restons-y prudemment. Que les archevêques et les évêques fassent élever leurs chapelles ; quant à vous, appelez des maîtres artisans pour construire des fours à chaux, qu'ils se procurent des pierres et du mortier. Que les maîtres charpentiers aillent dans le bois pour préparer les poutres dont nous aurons besoin. Par ailleurs, faites dire dans toutes vos terres qu'on nous apporte de la nourriture[34] et veillez à ce qu'on puisse nous l'apporter en toute sécurité. " L'empereur dit alors : "Qu'il en soit ainsi. " Et il commanda sur le champ au seigneur Aymes de Bavière de s'occuper de tout cela. "Sire, dit-il, vos ordres seront réalisés et accomplis. "

            Pendant qu'ils échangeaient ces propos, les veneurs de Charles arrivèrent au camp, poussant des cris et des appels, avec leurs chiens qui pourchassaient cinq cerfs et biches qu'ils ne pouvaient capturer. Les cerfs vinrent jusqu'à la petite demeure et, quand ils virent les ermites, ils se considérèrent en sécurité et leur léchèrent les mains ; quant aux chiens, ils cessèrent d'aboyer et de chasser — et il y avait plus de trois cents chiens. Alors quand les chiens virent les ermites, ils se couchèrent à terre et restèrent tranquilles, mettant une patte sur l'autre, traduisant ainsi leur respect et leur obéissance. Charles et toute l'armée s'étonnèrent grandement à ce spectacle, à regarder faire les chiens.

            "Vous pouvez maintenant tous percevoir, dit l'archevêque, la sainteté de ces nobles hommes que Dieu nous a permis de rencontrer. Il ne nous l'a pas fait seulement percevoir par leurs paroles célestes ou leur destinée, ( fol. 9 r° ) mais aussi par ces bêtes sauvages et ces chiens qui leur obéissent et viennent se réfugier auprès d'eux. " Alors Charles, les mains levées vers Dieu, lui rendit grâce et lui adressa des louanges, tout en pleurant[35] ; plus de vingt mille hommes l'imitèrent. Là-dessus Charles ordonna la construction des chapelles et demanda qu'on s'occupât bien de bâtir le monastère. Il appela Thomas et il lui dit ces mots : "Quelle est la nourriture habituelle de ces bêtes, car bientôt elles en auront en suffisance ?" Le Gascon Engelier répondit : "Donnez-leur du poivre chaud[36], bien cuit, car cela leur convient bien !" L'archevêque lui répliqua : "Fou que tu es, tu ne cesseras pas de plaisanter, à aucun moment ?" Thomas dit à Charles : "Sire, leur seule habitude est de manger de l'herbe et des feuilles d'arbres. "

            Alors Charles leur fit apporter des choux, autant qu'un homme pouvait en porter, disant à Thomas qu'il les donnait à manger à ces bêtes pour l'amour de lui. Tous les clercs se mirent à rire et s'étonnèrent de la bonhomie et de l'humilité de Charles. Et Thomas, quand il eut fait manger les choux aux bêtes, en frappant ses mains l'une contre l'autre, les fit partir et leur dit : "Regagnez le bois et prenez garde aux chiens. " Les cerfs quittèrent le camp sans qu'on leur fît aucun mal.

            Alors Charles dit à tous de faire leurs chapelles. Ecoutez donc combien ils en firent et quelles elles furent. L'abbé de Saint-Michel de Monte Gargano, qui est dans les Pouilles[37], fit près de son petit abri sa chapelle en l'honneur de Saint Michel. Le seigneur et pape Léon traversa l'Orbieu et au pied de Roca Guilieyra il éleva sa chapelle en l'honneur de Sainte Cécile. L'archevêque de Tours, au bord de l'Orbieu, fit sa chapelle en l'honneur de Saint Christophe. L'abbé de Saint-Benoît[38] qui ( fol. 9 v° ) était accompagné de sept mille chevaliers ( franchit l'Orbieu ) et fit sa chapelle en l'honneur de Saint Benoît — son campement s'étendait jusqu'au Cortal. L'abbé de Saint-Denis[39] avait en sa compagnie dix abbés et plus de trente mille hommes ; il fit sa chapelle tout près de ce lieu en l'honneur de Saint Denis. L'abbé de Montmajour[40], qui fut des sept dormants[41], fit sa chapelle en un lieu d'où il pouvait voir tout le campement en l'honneur de Saint Martin. L'abbé de Saint-Jean d'Angely fit sa chapelle dans une petite vallée en l'honneur de Saint Jean. Roland afin de pouvoir protéger l'armée fit un fortin au Carlat[42] et il construisit en ce lieu une chapelle en l'honneur de Notre Dame. Le comte de Limagne et l'abbé de Brioude, accompagnés de quatre évêques et de leurs troupes, vinrent sur une hauteur nommée Nahuse et ils y firent un monastère en l'honneur de Saint Michel où ils déposèrent de nombreuses reliques, à savoir du sang de Saint Etienne, une dent de Sainte Colombe, de la poussière de Saint Laurent. Puis ils consacrèrent l'église. L'abbé de la sainte ville de Brioude[43] fit un deuxième monastère au bord de l'Orbieu en l'honneur de Saint Julien ; l'évêque d'Anjou fit un autre monastère en l'honneur de Saint Laurent. L'évêque de Poitiers fit un monastère en l'honneur de Notre Dame des Palais[44].

            Mais avant que Charles eût quitté Carcassonne, Ogier le Danois et le duc de Normandie étaient allés chevaucher par delà les montagnes, du côté de Gérone 7 et en bordure de mer. Ils y avaient capturé des hommes, des femmes et des enfants qu'ils amenèrent prisonniers, avec du bétail en quantité incalculable, de Gérone[45], d'Elne[46] et de ces régions. Et alors ( fol. 10 r° ) que ceux du campement construisaient les chapelles, ils furent de retour ; ils installèrent leurs tentes à Montagut[47] sur la Serre Rouge. Ceux de l'armée de Charles eurent beaucoup de plaisir à leur arrivée. Charles en personne vint jusqu'à eux, tout joyeux ; ils étaient bien quarante mille et les Sarrasins et Sarrasines plus de deux mille avec sept cents enfants aux berceaux. Sur l'ordre de Charles, l'archevêque Turpin les baptisa tous et il changea le nom de cette colline : en raison des enfants portés dans les berceaux il dit que dorénavant elle porterait le nom de Puy de Bressols[48]. Ce nom plut à Charles et à toute l'armée. Ils y firent un monastère en l'honneur de Saint Vincent et Charles donna des vêtements à tous ceux qu'on avait baptisés, ainsi que du blé pour manger et pour semer ; Charles leur demanda de bien travailler et de s'efforcer d'être de bons chrétiens. Cela s'accomplit comme il le disait en l'an 789 de l'Incarnation de Notre Seigneur.

            Ensuite Charles retourna auprès des ermites et Thomas, à la demande du seigneur pape, chanta la messe et l'archevêque dit l'évangile. Après la messe, Thomas, à la demande du pape, donna la bénédiction. Ensuite Charles demanda à Thomas et aux autres ermites de manger avec lui. Thomas lui répondit qu'ils mangeraient volontiers avec lui ; cependant ils lui dirent qu'ils ne mangeraient que des plats qu'ils étaient habitués à manger, sans manger de viande ni boire de vin. Et on ne put avoir raison d'eux jusqu'à ce que l'archevêque Turpin les y contraignit sous peine d'excommunication. Alors ( fol. 10 v° ) ils obéirent à la volonté de Charles. Quand ils eurent mangé, l'archevêque Turpin dit à Charles : "Sire, il va falloir maintenant édifier le monastère, car nous avons quatre fours à chaux et assez de pierres ; mais il faut d'abord aller chercher du marbre pour les colonnes. — Etablissons d'abord, dit Charles, où sera le monastère. " A côté de la petite demeure le seigneur Aymes de Bavière mesura une longueur de vingt brasses pour la façade de la chapelle et il mesura douze brasses[49] pour le transept du monastère. L'abbé de Saint-Denis mesura le cloître et en prescrivit les caractéristiques. Ensuite Charles appela le maître-maçon Robert, qui était accompagné de ses deux fils et de sa femme, et il lui dit : "Ami Robert, hâte-toi de réaliser cette tâche aussi vite que tu le pourras et que tout soit bien fait convenablement. " Il tint les mêmes propos aux maîtres charpentiers.

            Après cela le comte de Flandres dit à Charles : "Sire, puisque Dieu nous a permis de venir ici et de rencontrer de si respectables personnes, faites un beau monastère, magnifique, en l'honneur de Madame Sainte Marie, enrichissez-le d'importantes possessions et nommez-y à sa tête Thomas comme abbé. " Turpin dit alors : "Le comte de Flandres a bien et fort honorablement parlé, accordons-nous tous à ce qu'il a dit. " Charles répondit : "Qu'il en soit donc ainsi, si Thomas est d'accord. " Tous approuvèrent. "Allons, dit Turpin, assister à la messe, car les cloches sonnent, puis nous tiendrons conseil sur ce sujet et nous verrons le désir de Thomas. "

            Et ils allèrent tous à la chapelle des ermites où Thomas chanta la messe. Pendant que l'on chantait, quatre aveugles[50], venus de terres lointaines, se présentèrent. L'un était d'Allemagne, ( fol. 11 r° ) le second de Rayneborc[51], le troisième d'Angleterre et le dernier du Périgord ; chacun d'eux portait à la main un cierge allumé. Ils vinrent à la chapelle criant à haute voix : "Vierge Marie, mère de Dieu, rends-nous la lumière, car nous sommes venus en ce lieu saint, pleins de confiance en ta miséricorde, parce que la sainteté de cet endroit et la bonté de ces ermites sont connues partout dans le monde. Nous invoquons ta miséricorde, te demandant que pour les prières de ces saints ermites, qui te servent ici, tu accomplisses ta grâce et la répandes sur nos yeux, afin que la lumière nous soit rendue. " Et comme on chantait la messe, on leur demanda de se taire. Mais Thomas et les autres ermites qui les entendirent ainsi crier et pleurer eurent pitié d'eux et prièrent Dieu pour eux. Et tandis que Thomas levait le corps de Notre Seigneur pour l'eucharistie, une si grande clarté descendit du ciel qu'il fut manifeste et clair à tous que Dieu en personne était présent parmi eux. Une grande voix vint du ciel qui dit : "Thomas, ta prière est exaucée. " Sur le champ, les aveugles recouvrèrent la vue et rendirent grâce à Dieu. L'archevêque Turpin leur présenta quatre deniers de diverses monnaies et leur demanda : "Que voyez-vous ? —Seigneur, un autel avec dessus un calice doré, Thomas apprêté pour chanter la messe et vous autres. " Alors Turpin leur dit : "Dieu en soit loué ! Regardez encore ce que vous voyez autour de vous. " Ils regardèrent donc à terre et élevèrent les deniers et les désignèrent chacun par leurs noms[52]. ( fol. 11 v° ) Alors le seigneur pape dit : "Nous nous rendons bien compte qu'ils voient ; adressons-en louange à Dieu qui nous a visités pour répandre sa lumière sur eux. " Avec tous les autres en pleurant, le pape rendit grâce à Dieu et lui adressa ses louanges. Les cloches se mirent à sonner par elles-mêmes. Alors toute la vallée retentit, de façon étonnante, du bruit des poitrines qu'ils se frappaient et de leurs sanglots. Cela dura toute la journée jusqu'à la nuit ; la joie fut si grande en ce jour dans toute l'armée que personne n'éprouva le désir de manger ni ne ressentit la faim en raison des grands miracles que Dieu réalisa en ce jour. Comme toute l'armée était rassemblée près de la chapelle de Saint Michel, le seigneur pape Léon fit un sermon devant tous, tenant ces propos :

            "Seigneurs et fidèles, la valeur et la sainteté de ce lieu et de ces ermites nous ont été démontrées par Dieu : il ne nous les a pas seulement signifiées par la façon de vivre[53] de ces ermites, par leurs paroles, par leurs rapports avec les bêtes sauvages, mais aussi par la clarté et la voix célestes, par le recouvrement de la vision donné à ces aveugles, ainsi que nous l'avons vu manifestement. Et puisque Dieu nous a montré de si nobles et saints hommes, je vous demande, au nom de Dieu, à tous autant que vous êtes, de penser dès maintenant à la construction du monastère. Comme nous sommes dans un endroit sec et stérile, que nous ne pouvons avoir de la nourriture selon nos besoins, tous les clercs nous conseillent d'envoyer Roland, avec tous ceux qu'il choisira, de l'autre côté des montagnes, pour chevaucher jusqu'à Barcelone ou Gérone, sans qu'il s'y attarde trop, ( fol. 12 r° ) de peur que les rois de cette région ne se rassemblent pour lui livrer bataille. J'ai encore une chose à vous demander, j'en fais la prière à Roland et à ceux qui l'accompagneront ; veuillez donner à Dieu et à Madame Sainte Marie, pour réaliser ce monastère, le dixième de ce vous gagnerez. " Tous alors s'écrièrent : "Faisons-le, faisons-le !"

            Alors Charles dit à Roland : "Cher neveu, vous irez ainsi que le seigneur pape l'a dit, mais gardez-vous de toute surprise de la part des Sarrasins ; je veux que vous emmeniez avec vous vingt mille chevaliers et trente mille hommes de pied[54], revenez le plus vite possible. " Et il en fut ainsi ; après avoir reçu la bénédiction de Thomas, selon leurs ordres, ils s'en allèrent. Puis Charles rassembla l'armée et il leur dit : "Vaillants seigneurs, Roland est parti, que Dieu nous le rende sain et sauf avec tous ses compagnons ! Cependant voici trois semaines que nous sommes ici : le roi de Narbonne et tous les autres le savent, c'est pourquoi il nous faut agir prudemment afin qu'ils ne puissent pas nous causer une mauvaise surprise. " Girard de Viane dit alors : "Sire, tenez pour certain qu'avant que se passent six jours complets vous aurez ici une grande bataille. [55] — C'est vrai, certain, dit le comte de Flandres, car je sais que le roi de Narbonne et beaucoup d'autres se sont rassemblés ; c'est pourquoi, sire, il est bon que vous fassiez regrouper l'armée et construire des fortins sur les hauteurs, là où cela conviendra, pour qu'on ne puisse pas nous couvrir de honte. Faites les garnir d'hommes de pied, puis vous pourrez édifier en toute sécurité le monastère. —J'approuve ce conseil", dit Charles.

            Alors il commanda à ces seigneurs de ( fol. 12 v° ) faire construire les fortins. Il en fit dresser un au puy de Bressols avec trois tours de guet, un autre à Roca Guilieyra avec cinq tours, un encore à Saint-Christophe avec quatre tours, un autre à Mirailles à l'entrée de la vallée, un à Saint-Denis, un à la Roche de Boesse[56] avec deux tours, un autre à Nahuse[57], qui y était fort utile, qu'il fit bien garnir.

            Quand les fortins furent construits, Charles ainsi que toute l'armée fut très satisfait et il leur dit : "Désormais il convient que nous hâtions notre projet. " Et il appela Robert, le maître d'oeuvre[58] et il lui dit : "Voici que je t'ai donné mille hommes et trois cents bêtes pour réaliser cette tâche et pour t'apporter tout ce qui sera nécessaire, les pics, les pelles, les autres outils, sept mille paires de gants, suffisamment de nourriture pour trois mois et si tu as besoin d'autre chose, demande-le maintenant. — Sire, dit Robert, nous avons tout ce dont nous avons besoin. "

            Ensuite l'archevêque Turpin dit à Robert : "Tu as vingt piliers de marbre pour faire le fondement du choeur, fais-y treize fenêtres et une entrée ronde ; pour le choeur des seigneurs fais dix arcades, cinq de chaque côté, et quatorze arcades pour le reste de l'église[59]. Que tous les dessus des autels soient creux, car nous y mettrons beaucoup de reliques, afin que ce lieu soit protégé contre toute atteinte de la tempête et de la foudre, par la volonté de Dieu. " Robert lui dit alors : "Seigneur, combien de dessus d'autels faudra-t-il faire ?" Le pape lui répondit : "Il n'y aura que trois autels en raison de l'étroitesse de cet endroit. Mais pour les fenêtres à côté de l'autel de Notre Dame, faites-les grandes ; laissez au-dessus d'elles une cavité, où on puisse mettre un vase pour des reliques, qu'on puisse la clore avec une pierre saillante qui serve de fermeture ( fol. 13 r° ). Entre chacune des fenêtres laissez une niche ; hâtez votre travail et placez bien les vingt piliers de marbre. "

            Charles dit au maître : "Robert, je te laisse tout cela par écrit afin que tu n'oublies rien et que tu ne rognes sur rien. —Sire, répondit Robert, selon votre volonté et celle des autres tout sera fait. " Ils quittèrent alors ce lieu et allèrent manger.

            Quand ils eurent mangé, sept mille bêtes de somme chargées de provisions arrivèrent dans la vallée : elles venaient de Toulouse ; leur arrivée réjouit beaucoup Charles et toute l'armée, ils en eurent beaucoup de plaisir. Pendant qu'ils se livraient à leur joie, le Gascon Engelier arriva avec sept mille chevaliers en armes et il amenait plus de trente milles boeufs et vaches. Il salua Charles et les autres et leur parla ainsi : "Sire, Roland et les autres nobles seigneurs vous saluent ainsi que toute l'armée. Comme ils vous l'avaient promis, ils envoient aux ermites et au monastère de Madame Sainte Marie le dixième de leur butin. Voici trente mille boeufs et vaches, quatre cents chevaux et mules, onze mille besants[60] d'or et quatre-vingt-dix pièces de soie et d'or pour orner le monastère. " Charles leur dit : "Est-ce que Roland est vivant ? —Sire, il est sain et sauf, répondit le Gascon Engelier, et nous avons fait beaucoup de butin ; nous avons pris des villes et des châteaux, trois fois nous avons livré bataille et à chaque reprise nous avons gagné. Roland vous demande de mettre ces terres à la dîme ; lui et les autres seigneurs sont prêts à vous obéir en toute chose. " Charles, quand il entendit ces nouvelles ( fol. 13 v° ) adressa de grandes louanges à Dieu et se réjouit fort. Lui et Turpin appelèrent Thomas et Turpin lui dit : "Thomas, prenez ce trésor et les pièces de soie ainsi que tout ce que vous envoie Roland. — Non, seigneur, Dieu ne veut pas que nous possédions quelque bien en propre[61], lui répliqua Thomas. Prenez cela et faites-en ce que vous voulez. "

            Après ces paroles, Charles dit à Engelier : "Dites-moi quelles terres vous avez conquises. — Sire, toute la Cerdagne et la moitié de Gérone ; nous avons chevauché jusqu'à Barcelone et là nous avons beaucoup amassé de butin, puis à Lérida[62] et Balaguer ; nous n'avons pas osé aller plus loin, car vingt rois s'étaient assemblés contre nous. Sans votre avis, nous ne voulions pas nous battre avec eux. — Vous avez bel et bien fait, dit Charles, mais avant qu'avez-vous fait ?" Le Gascon lui répondit : "Dans les montagnes d'Urgel[63] nous avons livré bataille à trois rois, à savoir le roi de Ségovie, nommé Abrivatus, le roi de Tolède, nommé Ferragan[64], le roi de Fraga, nommé Sobrecingus. Nous avons tué ces trois rois et avec eux cent trente mille Sarrasins. Nous n'avons perdu que quatre cents des nôtres. " Charles lui dit : "Où est resté Roland ? — Sire, à Ampurias, au bord de la mer, car ils lui avaient promis de se baptiser. Mais à Urgel nous avons perdu un vaillant seigneur, très valeureux et honoré ; Roland et toute l'armée en eurent une grande douleur. Roland fait bâtir en cet endroit un monastère au sommet d'une hauteur du Roussillon, en l'honneur de Saint-André[65]. Ce monastère ( fol. 14 r° ) sera soumis à celui de Madame Sainte Marie ainsi que Roland l'a promis. En ce lieu donc est enseveli ce valeureux seigneur. — Et qui était-il ? dit Charles. — Sire, Augier de Normandie. " Alors Charles et tous ceux qui étaient en sa compagnie furent bien attristés de la mort de ce seigneur. Ensuite Charles appela Philomena, le maître-historien, et il lui dit de mettre tous ces faits dans ses livres d'histoire[66] sans mensonge, s'il voulait demeurer dans son amitié.

            Tout cela accompli comme vous l'avez entendu, le comte de Flandres vit que la vallée toute entière était pleine de provisions et de tout ce qui leur était nécessaire ; il dit alors à Charles : "Sire, puisque nous sommes aussi bien pourvus, il nous faut changer le nom de cette vallée : ce n'est pas chose décente qu'elle garde désormais le nom de Maigre. " Charles dit à Turpin : "Bien vrai est ce que dit le comte. Mettez-lui un autre nom. — Sire, volontiers. Qu'on l'appelle désormais Vallée Grasse. [67]" Ce nom plut au roi et à toute l'armée et depuis lors on l'appela ainsi.

            Pendant qu'ils discutaient du nom de la vallée, voici qu'arriva un messager de Charles, qui connaissait plusieurs langues ; Charles l'avait envoyé dans différentes terres. Quand Charles le vit, il l'appela. "D'où viens-tu, dit-il, pourquoi as-tu tant tardé ? — Sire, dit-il, je suis venu de Provence avec une grande armée de Sarrasins. Quand ils seront assemblés, ils seront seize rois, car ils savent que vous faites édifier ce monastère. Chacun de ces rois est venu avec toutes ( fol. 14 v° ) ses forces.

            Ecoutez quels sont ces rois : ( le premier est ) Matran, roi de Narbonne, et en raison de ses supplications ils sont tous venus ; le second est le roi du Vivarais ; le troisième est le roi d'Orange ; le quatrième est roi d'Avignon ; le cinquième est le roi d'Arles ; le sixième, nommé Corbin, est roi de Nîmes ; le septième est roi du Gévaudan et se nomme Blabet ; le huitième est roi de Nice ; le neuvième est Furen, roi de Lodève ; le dixième est roi d'Uzès et s'appelle Eberitum ; le onzième est roi de Maguelonne et se nomme Tamarin ; le douzième est roi de Béziers et se nomme Dannabut ; le treizième est roi d'Agde et se nomme Guarantus ; le quatorzième est roi de Tarragone et se nomme Achille ; le quinzième est roi de Barcelone et se nomme Saten ; le seizième est roi de Gérone et s'appelle Mahomet. A eux tous ils ont cent soixante-dix mille chevaliers et deux cent mille hommes de pied en armes. Ils disent qu'ils reprendront par la force Carcassonne, Toulouse, Cahors, Albi et tout ce que vous leur avez pris ; ils vous vaincront vous et vos gens. Et moi je les ai laissés au gué de Capra Pencha[68] ; ils ne redoutent de vous qu'une chose, c'est que vous fuyiez. " Charles lui dit alors : "Vaine est leur crainte, car ils me trouveraient ici même s'ils étaient dix fois plus nombreux, parce que j'y construis une maison en l'honneur de Madame Sainte Marie, la mère de Dieu Tout Puissant. Nous avons tant de confiance dans son aide que, grâce à lui, nous vaincrons leurs faibles concentrations de troupes. Ce qu'ils croient faire de nous, nous le leur ferons subir ! Cependant pour ma part je voudrais bien que Roland soit ici avec nous. " Après ces paroles, Charles s'adressa à haute voix à tous ceux qui avaient entendu ces nouvelles : ( fol. 15 r° )

            "Nobles seigneurs, ces rois qu'on vous a mentionnés sont venus contre nous et ils sont tout proches, mais bien qu'ils soient nombreux, faible est leur force, car Dieu, le seul à détenir la puissance, est avec nous et les abhorre. Nous sommes ici assemblés pour l'honneur de la mère de Dieu, la Vierge Marie, et par son aide vous serez protégés ; ainsi qu'aucun d'entre vous n'éprouve de crainte ou de peur, mais soyez joyeux et contents, restez persuadés que nous les vaincrons aujourd'hui. Et si quelqu'un de nous, chose que je ne souhaite pas, meurt en ce combat, son âme sera couronnée et placée avec les anges célestes. Que chacun de vous tienne désormais ses armes prêtes, que les hommes de pied grimpent sur les hauteurs ; s'ils les voient venir, qu'ils nous le fassent savoir. " Toute l'armée s'écria : "Sire, qu'il en soit ainsi, car chacun de nous a un coeur de lion et nous ne les craignons pas. "

            Alors Roger ( ) dit à Charles : "Sire, êtes-vous d'avis d'envoyer des chevaliers pour protéger Carcassonne ? —Je le veux", dit Charles et il en fut ainsi. Ensuite Charles envoya le comte de Flandres avec deux mille chevaliers et cinq mille hommes de pied pour tenir le Puy de Nahuse. Quand ils y furent arrivés, ils virent venir toute l'armée des Sarrasins et ils se mirent à sonner du cor ; ceux qui étaient à Roca Guilieyra, au Puy de Bressols, au Carlat ( ) firent de même. Entendant l'appel Charles dit ces mots : "Vierge, génitrice de Dieu, soyez nous en aide !" Il fit crier à tous de s'armer, aux évêques, archevêques et autres prélats d'amener les reliques et les restes sacrés des saints[69].

            Pendant que Charles s'occupait d'ordonner tout cela, le comte de Flandres ( fol. 15 v° ) descendit du Puy de Nahuse et tomba sur le roi de Béziers, en compagnie de cinq autres rois, et il les attaqua invoquant l'aide de Dieu. Aux premiers coups il tua le frère du roi de Béziers. Ils se livrèrent une si grande bataille que deux mille hommes de pied et soixante-dix ( mille ) chevaliers périrent chez les Sarrasins. Quand Matran vit cette situation, il dit : "Nous sommes bien méprisables puisqu'ils nous livrent un tel combat avec vingt valets[70]. " Et avec dix mille Sarrasins il encercla le comte de Flandres et les siens dans la vallée de Nahuse, c'est à dire au Congoust[71], leur livrant une terrible bataille. Et cette troupe impie faisait un tel vacarme avec ses cris, le bruit de ses trompes, de ses cors et de ses autres instruments qu'on aurait dit un tonnerre inouï et ce n'était guère surprenant car leur armée s'étirait de partout jusqu'à Luc[72]. Quand Charles apprit cela, il se précipita à Marelos accompagné de trente-cinq mille chevaliers vêtus de hauberts et de quatre-vingt mille hommes de pied. Puis ils allèrent jusqu'au Rodet au-dessus de Saint-Julien. Thomas les accompagna à pied, portant à la main le bois sacré de la croix[73] ; ses compagnons restèrent à La Grasse à prier Dieu en leur faveur. Charles dit à Thomas : "Montez sur un cheval et restez dans la troupe à pied, car je me fais du souci pour vous. — Sire, répondit Thomas, jamais de ma vie je ne monterai sur un cheval. " Charles le fit monter alors à Nahuse ; quand il y fut, il bénit d'un signe de croix Charles et son armée, il pria Dieu pour eux pour qu'il leur donnât une victoire ( fol. 16 r° ) glorieuse.

            Après cela, Charles avec sept mille chevaliers, en compagnie de l'évêque Turpin, d'Aymes de Bavière, des comtes de Poitou et d'Avignon, du duc de Normandie, de Girard de Viane, de Rainier de Losana, d'Aymeri, de Milon de Pouille et du duc de Bourgogne, donna le premier sur l'ennemi ; il rencontra Fureus, le roi de Lodève, celui-ci brisa la hampe de sa lance[74] sur l'écu de Charles. Charles de son épée, nommée Joyeuse, frappa Fureus en plein milieu du heaume et il le fendit en deux avec le cheval, si bien que son épée toucha terre. Chacun des sept mille tua un Sarrasin. Les autres quinze rois en voyant cela se rassemblèrent fort étonnés. Ils firent sonner leurs trompes et leurs cors et ils vinrent jusqu'à Camplong[75]. Le comte de Flandre, encerclé comme vous l'avez entendu précédemment, sortit avec grand plaisir de la vallée et donna sur l'ennemi. La troupe à pied de Charles arriva de son côté et il y eut à Camplong une grande bataille avec beaucoup de pertes, certains y perdirent des membres, d'autres la vie, beaucoup de sang coula : toute la terre en était mouillée comme si une pluie de sang était tombée. La joute en ce lieu dura de la troisième heure aux vêpres et sept mille hommes de l'armée de Charles y moururent ainsi que quarante mille Sarrasins. Puis la joute cessa jusqu'au lendemain et chacun des deux camps prit soin de ses hommes, pendant cette nuit, du mieux qu'il put.

            Et pendant qu'ils s'occupaient à cela, Germain, un des ermites, vint ( fol. 16 v° ) à eux et quand l'archevêque Turpin le vit, il lui demanda la raison de sa venue. —"Seigneur, ( ) cinq rois ont attaqué toute la journée jusqu'à la nuit le Carlat et ils y ont perdu mille hommes et ceux du Carlat trente. Ils croyaient entrer dans la vallée de La Grasse et détruire ce que vous y aviez fait, mais ils ne purent y entrer tant son accès est difficile !" Turpin lui dit : "De quel côté sont-ils venus ? —Seigneur, dit-il, ils ont détruit le monastère des Palais et ils sont venus par la Nielle[76] ; ils ont détruit Saint-Laurent[77] tout entier et ils ont longé le bord du ruisseau de Tournissan[78] jusqu'au Puy de Bressols, puis ils ont franchi l'Orbieu. Les arbalétriers de cet endroit leur ont blessé beaucoup de chevaux et d'hommes autour de Mirailles et ils sont allés par la route des boeufs jusqu'au Sou[79] où ils sont maintenant. "

            L'archevêque Turpin dit à Charles : "Sire, si vous le voulez, j'irai jusqu'à eux. —Allez au nom de Dieu", dit Charles. Il emmena avec lui dix mille chevaliers, mille archers et dix mille hommes de pied et vers le soir ils dépassèrent le Rodet et par la vallée de Boyssède[80] allèrent jusqu'au Sou. Turpin envoya trois mille des siens jusqu'à Caunettes[81] où se trouvaient deux mille Sarrasins. Tandis que les Sarrasins croyaient être en sécurité, Turpin et ses compagnons tombèrent sur eux ; ceux du Carlat firent une sortie et vinrent en ce lieu. Turpin aux premiers coups tua Mahomet, roi de Gérone. En cette bataille périrent sept mille Sarrasins et Turpin y perdit trois cents compagnons qui furent ensevelis au Carlat. Puis tous les autres Sarrasins s'enfuirent ( fol. 17 r° ) à travers les collines, par là où ils pouvaient. Roger, l'évêque de Carcassonne, venait par là avec trois cents chevaliers et sept mille hommes de pied, désirant secourir Charles : il leur coupa la route alors qu'ils croyaient fuir à Minerve et il leur livra bataille ; sous les yeux de Turpin qui les pourchassaient il tua Guarantus, roi d'Agde. Turpin, voyant cet exploit, lui dit : "Seigneur, monseigneur l'évêque, maintenant nous sommes compagnons car chacun de nous a tué un roi !" Une fois Guarantus mort, tous les autres s'enfuirent et les chrétiens retournèrent au camp avec douze mille chevaux. L'empereur Charles, quand il les vit, eut beaucoup de plaisir et Turpin lui conta tout ; Charles rendit grâce à Dieu et lui adressa ses louanges, puis il dit : "C'est bien le moment de manger et de nous reposer un peu, car demain matin il nous faudra retourner au combat. " Il fit armer mille gardes et leur ordonna de veiller toute la nuit et de protéger le camp. Cet ordre fut exécuté et chacun d'eux se reposa du mieux qu'il put cette nuit.

            On signala à Roland la grande concentration des Sarrasins et on lui dit comment ils espéraient vaincre Charles et détruire le monastère de La Grasse. Quand il apprit ces nouvelles, avec sa troupe il se mit en route de nuit et se hâta de porter secours à Charles, le plus vite qu'il le pouvait, si bien qu'il campa au bord de la Nielle la nuit dont nous avons parlé précédemment. Le lendemain il s'arma et fit armer les autres, car il avait durant cette nuit entendu parler de la dernière bataille et de ( fol. 17 v° ) celle qui se préparait ; il désirait intensément affronter l'armée sarrasine.

            Charles de son côté, au matin, retourna au combat, il chassa par la force les Sarrasins de Camplong et les poursuivit jusqu'à Fabrezan[82], de là il les mena jusqu'à Luc. Au confluent de la Nielle et de l'Orbieu, Roland leur coupa la route et fit sonner son cor si fort qu'on pouvait l'entendre d'une lieue. Quand Charles l'entendit avec les autres chrétiens, nul homme ne pourrait dire ni raconter la grande joie que toute l'armée éprouva. Chacun d'eux montra tant de courage que c'est un prodige à raconter. Alors les Sarrasins éprouvèrent une telle peur que chacun d'eux fut inquiet pour sa vie. Là-dessus Roland s'élança à cheval contre eux poussant le cri de guerre de Charles[83] et le tout premier il frappa le Caïd de Tortosa et le jeta mort à terre, ainsi que sept autres, avant de redresser sa lance.

            Cette bataille fut si pleine de vacarme dans chacun des deux camps et si sanguinaire par les têtes et les membres qu'on trancha que ce serait une longue histoire à raconter. Toutefois sous les coups de Roland ou des siens un nombre incalculable de Sarrasins périt. En cette occasion moururent le roi d'Arles et celui de Rodez ; les Sarrasins, voyant cette situation, ne purent plus soutenir l'assaut des chrétiens et se replièrent à Narbonne. Roland et les autres les poursuivirent, perçant de coups et tuant ceux qu'ils pouvaient rattraper. Mais Charles fit cependant retourner vers La Grasse Thomas avec la plus grande ( fol. 18 r° ) partie des hommes de pied. Il n'en conserva avec lui que cent mille, pour poursuivre les Sarrasins en direction de Narbonne. A côté de cette ville il y eut une grande bataille et Roland malgré l'ennemi passa le gué de Capra Pencha et il tua alors cinq cents chevaliers avant de retourner auprès de Charles. On se livra à une grande joute devant la Porte Royale[84] : les cris poussés et le vacarme produit en ce combat pouvaient s'entendre à une lieue, car plus de soixante-dix mille Sarrasins y périrent ainsi que cinq cents chevaliers chrétiens que Charles fit honorablement enterrer.

            Quand Matran vit qu'il ne pouvait plus résister aux chrétiens, il rentra blessé à Narbonne avec les siens. En proie à la peur ils fermèrent les portes de la cité et la joute s'interrompit alors. Charles avec les siens alla à Montlaurès[85] et il y demeura cette nuit-là, très joyeux, en compagnie de son neveu Roland et d'autres, en raison de la victoire qu'ils avaient remportée. Il fit bâtir en ce lieu une église en l'honneur de Saint Michel et Roland lui raconta ses exploits au delà des montagnes et comment il était revenu. Chacun se reposa du mieux qu'il put cette nuit-là.

            Lorsque le roi Marsile[86], maître à cette époque de l'Espagne, ( tous les autres rois qui régnaient en Espagne étaient ses vassaux ) apprit que Charles voulait entrer dans leur pays et qu'il était à côté de Narbonne, il fit mander certains rois et princes, qui lui avaient fait le serment, quelque temps auparavant, qu'au cas où Charles entrerait en Espagne ils le combattraient et lui livreraient bataille pour défendre Narbonne. En particulier il pria fort l'Almansour[87] ( fol. 18 v° ) de Cordoue qui avait donné sa fille en mariage à Matran, roi de Narbonne. Et tous ces rois, la nuit dont nous avons parlé, vinrent à Narbonne, par terre et par mer.

            Apprenez donc qui ils étaient et combien ils furent : l'Almansour de Cordoue était présent, ainsi que Golias, roi d'Alméria, Falquet, roi de Valence, Aurelet, roi de Via, Ortan, roi de Tortosa, Sucret, roi de Collioure, Baligan, roi de Sarragosse, Tebet, roi de Tudèle, Verdelan, roi de Fraga, Tornafer de Barbastre[88] avec Ospinel, Frenagan, roi de Nazareth, Brivan, roi d'Astorga[89], Capadoci, roi de Léon, Barey, roi du Portugal, Paluis, roi de Pampelune, Gilauran, roi de Lucerne, Fralet, roi de Grenade, Ravel, roi de Ségovie, Bengion, roi de Tolède, Bécan, roi ( ) de Balaguer en sa compagnie. Ils étaient au total sept cent quatre-vingt mille. Et au matin, quand Charles voulut entendre la messe et qu'il regarda vers Narbonne, il vit de nombreuses fumées et les tentes ; il fut bien étonné et abasourdi. Il appela l'archevêque Turpin et Roland pour leur montrer ce spectacle.

            Pendant qu'ils parlaient de cela, un messager arriva et il leur annonça qui étaient les Sarrasins, combien ils étaient, comment ils étaient venus, comment ils projetaient de vaincre Charles et de détruire le monastère de La Grasse, il leur raconta tout. Quand Charles entendit ces nouvelles, il appela le seigneur pape Léon, les archevêques, les évêques et les seigneurs de l'armée. Il leur présenta les faits et leur demanda conseil. Le seigneur pape Léon lui répondit en ces termes : "Sire Charles, faites assembler l'armée car je leur ferai un sermon et je leur enseignerai ( fol. 19 r° ) de quelle manière vous tous devez vous comporter, ainsi que Dieu m'en instruira par sa grâce. " Quand ils furent tous assemblés, le seigneur pape Léon commença son sermon et leur dit :

            "Seigneurs, mes frères et mes fils, que le Tout Puissant nous ait donné son amour, cela est manifeste à tous, car il nous a envoyé en ce monde son fils pour qu'il nous préserve de la mort éternelle ; celui-ci a souffert pour nous de nombreuses infamies, vous les connaissez bien toutes, car vous les avez entendus raconter souvent. C'est pour cela qu'il nous faut souffrir par amour pour lui. Aujourd'hui Marsile est venu ici : quand il a appris que le seigneur Charles et nous tous devions entrer en Espagne, il a envoyé contre Charles toutes ses forces, croyant fermement nous vaincre avant que nous entrions en Espagne et que nous allions plus avant. Mais le créateur de tout l'univers est plus puissant que lui et nous tous sommes assistés de sa puissance. Croyez bien en vérité qu'il enverra à nos côtés Saint Georges[90] avec une grande troupe de bienheureux saints guerriers qui donneront les premiers sur l'ennemi. Par ailleurs vous devez être persuadés que, si quelqu'un d'entre nous meurt en cette bataille, il ceindra une couronne éternelle et glorieuse, à la seule condition qu'il se soit confessé de ses péchés. Et puisque nous avons placé en Dieu la ferme espérance de les vaincre, puisque nous en espérons une grande récompense dans cette vie et dans la mort, nous devons ainsi les affronter avec courage et allégresse. Quant à nous qui occupons le siège de Monseigneur Saint Pierre, par le pouvoir qui nous est accordé, nous vous pardonnons et remettons ( fol. 19 v° ) tous vos péchés ; soyez tous bénis de cette bénédiction dont Dieu a béni ses disciples. " Il termina de cette manière son sermon.

            Le beau-frère de Charles, Ganelon, arriva au camp avec cinquante mille compagnons en armes, venant de France[91] ; comme ils étaient arrivés au bon moment, quand on avait grand besoin d'eux, ils éprouvèrent une grande joie et un grand plaisir. Après cette arrivée, Charles fit s'équiper son armée : ils étaient deux cent quarante mille, répartis en quatre-vingt mille chevaliers et deux cent mille gens de pied. Dans l'autre camp, chez les Sarrasins, on s'arma ; ils étaient sept cent mille au total, deux cent trente mille chevaliers et quatre cent soixante-dix mille hommes de pied. Quand chaque partie fut armée, le tout premier, l'Almansour de Cordoue sortit des rangs de l'armée et invectiva honteusement Charles et les siens. Ce dernier, après avoir entendu ces insultes, sortit des rangs des siens et, devant tous, il le renversa du cheval et le jeta mort à terre, sur le champ. Roland tua le ( roi de Lérida ), Augier ( le roi de Collioure ). Olivier trancha la tête au roi d'Alméria ; Ospinel vit cela et alla frapper le comte de Flandre de telle sorte qu'il le tua, lui et son cheval. Alors tous les chrétiens, sous le coup de la douleur et de la colère qu'ils éprouvaient, allèrent donner tous sur les Sarrasins. Et alors de tous côtés, ce ne fut que violence, cris et tuerie, à un tel point qu'aucun homme de ce temps ne pourrait le raconter, car la bataille dura cinq jours. A la fin, les Sarrasins comptèrent de grosses pertes : seize rois et six cents mille hommes. Charles fit rassembler ( fol. 20 r° ) les corps des chrétiens ; ils étaient trente-sept mille, parmi lesquels cinq évêques, quatorze abbés, sept comtes et sept cents nobles seigneurs.

            L'abbé de Saint-Denis fut en cette occasion blessé mortellement et Charles le fit transporter à Saint-Martin de la Vernède[92]. Ensuite il fit enterrer tous les chrétiens morts, après les avoir fait porter à La Grasse. Quant au comte de Flandre, il le fit semblablement conduire à La Grasse et ensevelir dans l'église de Saint-Michel, près de l'autel, en compagnie d'autres seigneurs, enterrés à ses côtés.

            Ensuite Charles, par amitié pour l'abbé de Saint-Denis, alla à La Vernède. Là les médecins lui dirent que l'abbé ne pouvait guérir ; le pape et de nombreux autres seigneurs allèrent à son chevet. L'abbé les regarda et leur dit : "Sire Charles, je vais mourir et je rends grâce à mon créateur de notre triomphe et de notre victoire en cette bataille ; comme la bienheureuse mère de Dieu nous a accordé un si grand honneur, je m'adresse à votre bonté pour vous prier d'achever le monastère de La Grasse en l'honneur de la mère de Dieu. N'y installez personne d'autre que deux cents hommes nobles, car par l'intermédiaire de seigneurs valeureux et nobles cette institution sera développée et améliorée. Mais par ailleurs faites moi ensevelir au monastère des Palais, car mon lignage et moi l'avons édifié. " Et après avoir dit ces mots, il expira ; son âme quitta son corps et, de façon manifeste, les anges de Dieu l'emmenèrent au paradis. Charles et le pape allèrent aux Palais accompagner son corps.

            Thomas et les autres ermites, ayant appris la mort du seigneur abbé, vinrent aux Palais très ( fol. 20 v° ) fortement attristés de sa mort. Thomas par amitié pour lui chanta la messe, puis ils l'ensevelirent dans l'église et le seigneur pape la consacra ; il installa en ce lieu douze moines, compagnons de l'abbé, qui y demeurèrent très volontiers par amour de l'abbé. Le seigneur Charles et le pape[93] enrichirent ce monastère de respectables possessions, de telle sorte que le prieur de cet endroit y pût vivre et y séjourner tout le temps honorablement en compagnie de douze moines. Charles voulut et ordonna que le prieur en question fût toujours soumis au monastère de La Grasse et son serviteur.

            Puis Charles avec toute son armée alla à La Grasse ; quand ils furent à Roca Guilieyra, Charles aperçut le lieu sacré ainsi que beaucoup d'autres avec lui et ils se mirent à pleurer de piété et de joie. Ils descendirent de là jusqu'au monastère où ils entrèrent, ils y firent leurs louanges à Dieu et lui rendirent grâce, ainsi qu'à Madame Sainte Marie, pour leur victoire. Le seigneur Charles appela le responsable du chantier et lui demanda ce qu'il avait fait ; celui-ci lui répondit ainsi : "Nous avons bien travaillé, sire, les piliers sont dressés et les colonnes prêtes. —Au nom de Dieu, dit Charles, vous avez bien oeuvré ; terminez le reste du chantier le plus tôt que vous pourrez. " Puis il ordonna à tous de s'en retourner à leurs tentes pour reposer leurs corps, car ils avaient supporté une grande peine, et d'y rester tranquillement.

            Le lendemain matin, le bienheureux empereur Charles se leva et alla au monastère regarder le chantier ; le travail lui plut. Quand la ( fol. 21 r° ) messe fut chantée, il appela l'archevêque Turpin et il lui demanda son avis pour savoir quel abbé il devrait désigner. Celui-ci lui répondit : "Sire, ce n'est pas encore l'heure, mais laissez achever le monastère et faites y faire un réfectoire[94], un dortoir, des chambres, des cuisines, une infirmerie, des moulins et un four. Faites fabriquer des poids pour peser le pain, afin qu'on ne puisse pas le diminuer et qu'une part égale soit donnée à chacun ; faites faire une salle pour les saignées et un hôpital pour recevoir les pauvres. Par ailleurs établissez comme règle que personne ne soit jamais reçu en ce monastère s'il n'est noble ; en effet ceux qui ne sont pas nobles méditent des choses qui ne sont pas nobles, inversement c'est par les nobles personnes que sont conçues toutes les sortes de prouesses et qu'elles sont accomplies. Après avoir fait tout cela, vous nommerez un abbé en ce lieu, mais si cela convient à Thomas, vous n'y nommerez personne d'autre que lui.

            —Je vous octroie cela, dit Charles, mais allons voir les maîtres artisans et, si vous pouvez améliorer quelque chose dans le chantier, faites-le. " Et Turpin fit alors faire quatre fenêtres de plus qu'on avait dit et ainsi elles furent dix-huit au total. Ensuite Charles appela le seigneur pape et les autres prélats, leur demandant de quelle façon on bâtirait les autels. Le seigneur pape dit : "Que l'autel principal soit consacré en l'honneur de la bienheureuse vierge Marie et qu'en l'honneur de Saint Pierre, le bienheureux apôtre, un autre autel soit placé du côté droit. " Et ainsi il fut fait. Il y déposa une côte de Sainte Radegonde[95], une dent de Sainte Foi, un os d'un doigt de Saint Vincent et d'autres reliques ( fol. 21 v° ) provenant de sept saints. Il interdit sous peine d'excommunication à tout homme d'avoir jamais l'audace d'enlever quelque relique.

            L'évêque de Saint-André d'Ecosse[96], de l'autre côté de l'autel principal, fit bâtir un autel en l'honneur de Saint André et il y déposa de nombreuses reliques de Saint André. L'évêque du Limousin fit un autre autel en l'honneur de Saint Martial et il y déposa de nombreuses saintes reliques. L'évêque de Saint Thomas d'Inde fit en ce lieu un autel en l'honneur de Saint Thomas et il y déposa de saintes et précieuses reliques provenant de trois saints. L'évêque de Carcassonne envoya quatre cloches à Charles, bonnes et grandes, qui les fit poser au sommet de quatre colonnes : leur son retentissait dans toute la vallée, ce qui donna beaucoup de plaisir à toute l'armée.

            Après cela, Roland accompagné de l'archevêque Turpin et de quatres évêques, alla au Carlat ; il y fit rassembler les corps de tous les chrétiens morts pendant la bataille. L'archevêque Turpin fit ensevelir à côté du Carlat leurs corps qui sentaient et embaumaient comme un parfum d'aromate ou comme le plus précieux onguent qu'on puisse connaître et trouver ; il les fit tous ensevelir. Le lendemain matin, une fois la messe chantée, ils regagnèrent le camp et l'archevêque Turpin dit à Charles : "Sire, ce n'est pas la peine que nous demeurions tous ici car ( fol. 22 r° ) nous gênons le travail des maîtres artisans en raison de l'étroitesse de la vallée. Mais partons d'ici pour gagner Mirailles où nous serons plus à notre aise pour séjourner. " Et ils agirent ainsi.

            Le seigneur Charles fit dresser en ce lieu ses tentes et ses cuisines de campagne ; tous les autres en firent de même, à côté de lui. Quant à Turpin, il demanda au chef du chantier que le travail soit bien fait, convenablement et rapidement. Pendant que Charles était à Mirailles, il se fit saigner, ainsi que tous ceux de l'armée qui le désiraient ; il y séjourna avec beaucoup de plaisir et de joie. Le troisième jour, les chasseurs de Charles apportèrent trois cents pièces de gibier et Charles adouba en ce jour trois mille chevaliers, tous fils de chevaliers[97], et il donna à tous chevaux et palefrois[98], ainsi que tout ce qui leur était nécessaire. Puis il les envoya à La Grasse entendre la messe et chacun d'eux offrit un besant d'or.

            Par amitié pour eux Charles donna une grande fête et un grand banquet. Pour cela à chaque bout de la table[99] il fit dresser une grande pierre, celle qui était du côté de La Grasse s'élevait à trois pieds et demi au dessus du sol et la deuxième à cinq. Le Gascon Engelier mesura la distance d'une pierre à l'autre et il trouva cent trente brasses ; on posa des nappes partout. Thomas y vint manger en compagnie de Charles et, comme on était un samedi, il ne mangea pas de viande. Comme on avait donné à Charles douze truites, il les donna à Thomas ; Turpin les trancha sur une pierre et il dit que désormais ( fol. 22 v° ) cet endroit porterait le nom de Peyra Ficha ; ce nom plut à Charles et à tous ceux qui l'entendirent.

            Quand ils eurent mangé, ils s'en allèrent tous à La Grasse où tous les murs étaient déjà élevés et les poutres prêtes ; Roland et les autres chevaliers les montèrent avec des cordes pendant que les religieux chantaient Te Deum laudamus. Trois jours après, le monastère tout entier était couvert, puis Charles fit peindre les murs. Après cela le seigneur pape commanda aux archevêques, évêques et aux autres prélats de déposer en ce lieu, en l'honneur de la mère de Dieu et pour sa sainteté, des reliques qu'ils possédaient ; tous furent d'accord. Mais Turpin dit : "Seigneur pape, ne vaudrait-il pas mieux que le monastère soit consacré avant d'y déposer des reliques ?" Le seigneur pape lui répondit : "Frère, sachez avec tous les autres qu'avant qu'un mois soit accompli le monastère sera consacré[100], car quelqu'un de plus noble que nous doit le consacrer, c'est à dire le fils de la Vierge Marie lui-même, selon qu'il me l'a fait connaître par ses anges une nuit où je pensais à la consécration. " Alors Charles et tous ceux qui entendaient ces propos, par grande dévotion et pour la joie qu'ils éprouvaient, bénirent Dieu, d'une seule voix.

            Ensuite ils déposèrent devant l'autel de Madame Sainte Marie quatre châsses pour contenir des reliques et tous les religieux étaient présents, revêtus de vêtements de soie. Des châsses et des écrins furent déposés ( fol. 23 r° ) en ce lieu par les évêques, les archevêques et les autres prélats, pour contenir les reliques sur l'autel. Pendant qu'ils portaient devant eux les reliques, le chant des religieux et le tintement des cloches résonnaient pleins d'ampleur et le parfum de l'encens et des aromates emplissait toute l'église[101]. Thomas découvrit l'autel de Madame Sainte Marie et leur montra le support de marbre qui portait l'autel ; il était creux et ils le remplirent de reliques, à savoir un os de la poitrine de Saint Félix, deux dents de Saint Germain, une manche d'un vêtement de Saint Martin, un gant de Saint Georges, une châsse d'ivoire pleine du sang de Saint Laurent et une ampoule du sang de Saint Etienne. Le seigneur pape en personne déposa une boîte pleine de reliques, des reliques de Saint Paul et de vingt-neuf autres saints. Ils remplirent le trou du support de l'autel et ils y déposèrent un morceau du vêtement de Notre Dame Sainte Marie, puis ils fermèrent l'ouverture et à l'aide de chaînes ils scellèrent le support de l'autel qu'ils couvrirent de très précieuses pièces de soie brodées d'or.

            Cela fait, Turpin déposa à la croisée du transept, dans un trou, de nombreuses reliques, à savoir de Sainte Foi, de Sainte Basile, de Sainte Cécile et de dix-sept autres saints. Puis en un autre endroit il déposa de nombreuses reliques dans un trou et il le ferma. Ensuite Turpin monta haut entre deux fenêtres, au coin de l'autel, et le seigneur pape lui donna une boîte ( fol. 23 v° ) ornée d'or et d'argent, enveloppée dans une bourse de pourpre. Cette boîte contenait des cheveux de Notre Dame[102] Sainte Marie. Turpin la déposa en cet endroit avec d'autres reliques de quatorze saints et il ferma le trou. Puis il grimpa au-dessus d'une troisième fenêtre et là dans un trou il déposa des reliques de Saint Samson, de Saint Denis et de Saint Saturnin et il ferma le trou. Ensuite il descendit et alla à l'autel de Saint André et dans un trou de la voûte il déposa des reliques de Saint Sébastien. Après cela il déposa dans l'autel de Saint Pierre des reliques de ce saint même et de Saint Maurice.

            Cela fait, ils firent sonner les cloches, le seigneur pape chanta la messe et donna à tous sa bénédiction, demandant aux plus importantes et plus nobles personnes de se rassembler et de désigner un abbé ; tous approuvèrent et acceptèrent.

            Quand ils furent assemblés, le seigneur Charles commença son discours en ces mots : "Fidèles seigneurs, serviteurs de la droiture, vous qui êtes pourvus de noblesse et de fidélité, vous savez bien que nous sommes partis de France avec l'assistance de Dieu et la vôtre ; nous avons édifié vingt monastères et nous les avons dotés de telle manière que dans le moindre d'entre eux puissent vivre et servir Dieu honorablement cent moines issus de noble lignage. Celui-ci est le vingt-et-unième ; si la miséricorde de Dieu le permet, il sera plus puissant[103] et plus noble que les autres. Nous lui donnerons tant de nobles possessions que tous ses habitants ( fol. 24 r° ) pourront y séjourner dans de bonnes et honorables conditions. Ce lieu est si sacré et abrite tant de reliques que chacun doit l'honorer. Avec les trois autres monastères que nous avons édifiés, ils seront vingt-quatre[104] au total et chacun d'eux, si vous êtes d'accord, sera désigné par une lettre de l'alphabet. " Tous dirent : "Sire, cela est fort bon. " Ensuite ils dirent tous à Charles : "Puisque ce monastère est fondé, il faut que vous pensiez à exhausser la sainte foi chrétienne et à partir d'ici. Mais auparavant il est nécessaire que vous y nommiez un abbé. Pour cela nous sommes tous d'avis que vous choisissiez Thomas comme abbé, s'il l'accepte. "

            Après ces mots le seigneur pape appela Thomas et lui dit : "Thomas, nous voulons, ainsi que le seigneur Charles, tous les archevêques, les évêques, les autres prélats et tous les seigneurs de l'armée, qu'en l'honneur de Dieu et de sa mère bienheureuse, puisque vous êtes demeuré longtemps à son service, vous soyez abbé de ce lieu et dirigiez le monastère. Vous serez puissant et pourrez donner, dépenser de l'argent, vivre accompagné de chevaliers et d'honorables seigneurs, par lesquels la foi chrétienne sera répandue. Ne refusez pour aucune raison cette offre. " Thomas lui répondit alors : " Non, saint père, Dieu ne veut pas que je sois abbé ni qu'à partir de maintenant je me préoccupe des choses temporelles[105]. Désignez un autre que moi qui sache mieux s'occuper de cette charge et qui soit plus utile à cet établissement que moi ou aucun de mes compagnons. ( fol. 24 v° ) Nous n'avons souci de rien d'autre que d'assurer la subsistance de nos corps, tant que nous demeurerons dans cette pauvre vie. Nous voulons finir ici, au service de la mère de Dieu et de son fils vénéré, notre vie et y demeurer.

            Charles lui dit : "Laissez ces propos et, par amitié pour moi, acceptez l'abbaye avec les richesses que je lui donnerai. " Thomas dit à nouveau qu'en aucune manière il ne l'accepterait. Turpin, Roland et tous les nobles seigneurs le prièrent de l'accepter ; il dit qu'il n'en ferait rien. Alors tous ceux de l'armée crièrent qu'on devait, de force, lui donner le fauteuil d'abbé, il fallait qu'il soit abbé de gré ou de force. Thomas à nouveau refusa d'être abbé, en appelant à Dieu, à Saint Pierre et à la cour de Rome, bien que le seigneur pape fût présent. Alors le seigneur pape dit qu'on ne contraindrait pas. Ils furent tous peinés, mais Charles ne voulut en aucune manière faire d'offense à Thomas.

            Après ce refus, Olivier dit à Charles et aux autres qu'il fallait désigner pour un si important monastère un abbé de noble lignage, un homme bon, habitué aux armes et courageux, qui sache donner de l'argent, faire des dépenses, emprunter et dépenser sans compter ; il fallait qu'il soit instruit et doté de bonnes manières. Tous approuvèrent cela.

            Pendant qu'ils se préoccupaient du choix d'un abbé, Robert revint du Roussillon avec trente chevaliers, dont dix étaient gravement blessés ; il leur conta que Marsile les avait chassés du Roussillon, qu'il avait fait périr tous les autres chrétiens, qu'il avait repris toute la région d'Ampurias et du Roussillon ; il menaçait Charles et tous les siens de leur faire payer très cher la ( fol. 25 r° ) mort de ses hommes perdus à Narbonne. Robert leur raconta qu'ils avaient livré contre eux une grande bataille aux Prés de Pédillan[106] où étaient morts sept mille chrétiens et quatre fois plus de Sarrasins ; ce n'était pas surprenant que Robert eût subi une défaite car les Sarrasin étaient trois cent mille chevaliers. Robert dit à Charles que de toute façon Marsile viendrait sans tarder.

            Charles entendant ces mots dit : "Père et créateur, toi qui as donné le jour à toutes les créatures, veille sur moi et les miens, protège-nous de leur folie furieuse, car, préoccupé d'édifier ce monastère consacré à la Vierge Marie, je ne m'attendais pas à avoir maintenant une bataille. S'il me faut combattre contre eux, accorde-moi la victoire en l'honneur de ta mère. " Ensuite il dit à tous d'aller manger un peu, puis de monter à cheval, d'occuper les collines[107] et les hauteurs partout autour du camp, afin que, si les Sarrasins venaient, ils ne subissent à cause d'eux aucune dommage. Après cela il recommanda les blessés aux médecins et il demanda à Robert de se reposer. Cependant les chevaliers de Charles n'étaient pas encore montés sur leurs chevaux que les gardes de Roca Guilieyra et de Villebersas commencèrent à crier et à corner.

            Marsile sur le champ dès qu'il arriva dans la vallée de Villebersas prit mille bêtes et tua cent hommes. Charles et tous ceux de l'armée, quand ils furent équipés, allèrent en direction des Sarrasins et, quand ils furent à Serra Roja, Roland fit sonner son cor. Quand Marsile l'entendit avec tous ceux qui l'accompagnaient, ( fol. 25 v° ) — ils pensaient que Roland s'en était retourné en France — ils eurent une telle peur qu'ils se rassemblèrent et Ferragut de Nazère dit à Marsile : "Sire, puisque Roland est ici, même si nous étions quatre fois plus, nous ne pourrions leur faire face. Mais le plus vite possible et sans subir de perte partons d'ici. " Ainsi rassemblés ils se mirent à battre en retraite ; mais avant d'être arrivé à la Nielle Marsile perdit seize mille de ses hommes et Roland frappa alors un roi, Baldrac, et il le fendit en deux ; à ce coup tous furent épouvantés, si bien que chacun d'eux ne s'occupa plus que de soi. Jusqu'à la nuit ils poursuivirent les Sarrasins. Alors Charles fit rentrer ses hommes de pied, priant Notre Seigneur Dieu de confondre Marsile et les siens et de donner la victoire à son camp.

            A la fin de sa prière, une lumière éclatante vint sur son armée[108], comme si c'était le milieu du jour, et une grande obscurité s'abattit sur les Sarrasins, comme si c'était la nuit obscure —et c'était bien la nuit ! Le lendemain, avant tierce, ils livrèrent en ce lieu une grande bataille : à nouveau Marsile fut vaincu et il perdit alors soixante-dix mille des siens. Charles perdit quatre cents chevaliers en ce combat où périt l'évêque de Chartres Raynart ainsi que deux moines avec lui. Les chrétiens les poursuivirent jusqu'à La Clause[109] et après Charles fit ensevelir tous les chevaliers chrétiens, honorablement, au monastère de Saint-André[110]. Roland pourchassa les Sarrasins pendant quatre jours et ( fol. 26 r° ) il prit à Marsile plus de cent mille hommes de pied, puis il retourna dans le Roussillon et de là il regagna La Grasse en compagnie de Charles et de ses compagnons.

            Thomas qui y était demeuré avec ses compagnons les reçut avec grand plaisir, rendant grâce à Dieu de leur victoire. Le seigneur pape lui demanda de chanter la messe pour l'évêque de Chartres et, pendant que l'on disait la messe, trois estropiés vinrent devant l'autel de Madame Sainte Marie où le corps de l'évêque était déposé sur une couche. Par amour de lui la bienheureuse mère de Dieu leur rendit la santé. Le seigneur pape le déclara saint et le fit ensevelir à côté de l'autel de Saint Michel honorablement, ainsi qu'il le convenait.

            Après cela le seigneur pape, Charles et tous les autres nobles seigneurs tinrent conseil entre eux et Charles leur dit : "Il faut que nous préparions et fortifions ce monastère de telle sorte que les Sarrasins ne puissent le détruire quand nous n'y serons pas. " L'archevêque Turpin dit : "Sire, vous avez fort bien parlé ; en conséquence faites bâtir ici cinq tours[111] fortifiées et faites creuser des fossés partout. " Thomas dit alors : "Sire, faites y faire un clocher, car il y sera bien utile. —C'est vrai et bien dit", dit Turpin. Ils firent venir Robert, le responsable du chantier, et lui demandèrent de faire un clocher, haut de vingt brasses, avec vingt fenêtres pour qu'on entendît mieux le son des cloches —il y fit d'ailleurs deux fenêtres de plus— et ils lui demandèrent de faire un beau pont sur l'Orbieu.

            Après avoir organisé cela, ils partirent ( fol. 26 v° ) et allèrent manger. Après le repas ils se réunirent tous et Charles leur dit : "Que ferons-nous à propos de l'abbé ?" Le comte du Poitou dit : "Sire, il y a ici un de mes cousins, un bon chevalier, savant et bien instruit ; je crois qu'il prendra la charge de l'abbaye si vous le voulez. —Qui est-ce ? dit Charles. —Sire, c'est Symfre, vous le connaissez bien. " Charles le fit venir et lui demanda s'il voulait être abbé. Il accepta. Sur le champ, sans perdre de temps, le pape lui fit une grande tonsure, ainsi qu'à cent autres, chevaliers et damoiseaux[112], tous issus de noble lignage, qui furent désormais moines[113]. Ils firent sonner les cloches et les religieux chantèrent le Te Deum laudamus, on l'installa sur le fauteuil d'abbé. Après cette cérémonie et la messe, le seigneur pape fit venir l'abbé et lui parla ainsi :

            "Seigneurs, écoutez ce que je veux vous dire ; cet endroit est vénérable et saint, aimé de Dieu et le demeurera toujours, pourvu que vous soyez chastes et purs, que vous veilliez à ce qu'on ne vous dérobe pas les reliques qui y sont déposées. Par ailleurs je vous demande à tous d'être purs et sans péché ; ne soyez pas médisants, ne croyez pas les médisances et gardez votre bonne foi. Aimez vos frères et servez Dieu avec dévotion. Ne soyez pas menteurs, si vous promettez une chose, tenez-la ou ne faites pas de promesse. Ne soyez pas avares, dépensez largement, traitez bien vos hôtes ; tenez-vous à votre règle et préservez-la. Aimez toujours le roi de France et n'obéissez qu'à lui et ensuite au pape de Rome ; n'ayez point d'autre seigneur. Comme j'ai participé à l'édification de ce monastère, je vous accorde un privilège tel, à vous et à vos ( fol. 27 r° ) successeurs, que vous ne soyez soumis à aucun archevêque, à aucun évêque, si ce n'est au pape de Rome[114]. Par ailleurs je vous accorde, en l'honneur de Dieu et de la bienheureuse Vierge Marie, que chaque abbé de ce monastère aille à Rome au bout de cinq ans ou de sept. Pour que tout le monde sache la grande affection que j'éprouve pour ce monastère, le seigneur pape donnera à l'abbé son palefroi blanc, sellé, avec tous ses harnais, en signe de reconnaissance ; que l'abbé garde pendant un an ce palefroi comme gage d'amitié. Chaque année, l'évêque de Carcassonne, le jour de la fête de Notre Dame Sainte Marie, au mois d'août, viendra dans ce monastère, si l'abbé le lui demande, et il y chantera la messe et y entendra les confessions des malades. Puis l'abbé lui donnera un palefroi, s'il est généreux, en signe d'amitié. Par ailleurs je vous demande d'être justes envers les petits comme les grands et de ne pas sortir du droit chemin pour de l'argent. "

            Après leur avoir dit ces paroles et fait ce sermon, le seigneur pape demanda à Charles de donner des propriétés et des possessions au monastère, car c'était bien le moment, au nom de Dieu. ( Charles lui répondit : "Je le ferai volontiers. ) Je donne donc et j'accorde à la bienheureuse Vierge Marie et à ce monastère cinq cents chevalées[115] et toute la terre d'alentour aussi loin qu'une mule pourra aller en un jour. Je commande et j'ordonne à tous ceux qui sont ou qui seront sur ce terrain délimité qu'ils soient tous ( fol. 27 v° ) soumis à ce monastère de La Grasse et qu'ils lui fassent tous hommage. Par ailleurs je lui donne cinq mille hommes que j'ai fait baptiser et, quand nous aurons conquis davantage, nous lui en donnerons encore plus. Je lui donne pour ses dépenses mille marcs d'argent. " Alors l'abbé et le couvent le remercièrent et lui rendirent bien grâce.

            Mais cependant Charles dit à l'abbé et à ceux du couvent de donner en permanence à manger, pour le salut de son âme, à quatorze pauvres et à trois autres encore. "Je vous assure que j'aime beaucoup ce lieu et c'est pour cela que je vous demande à tous de bien vous comporter en tout ce qui concernera le monastère ; pensez, pour chacun d'entre vous, à améliorer ce monastère. Si vous vous montrez bons, du bien vous en viendra et vous en tirerez des biens ! Mais si vous vous montrez mauvais, nous l'apprendrons bien et dans ce cas du mal en résultera rapidement. Par ailleurs, je vous laisse ici des maîtres artisans et des ouvriers, autant que nous pensons que vous en avez besoin, avec Robert, sa femme et ses deux fils, pour construire les tours et le pont. Je vous demande de le respecter et de lui montrer de l'amitié, ne lui faites ni ne lui dites rien de désagréable. — Sire, dit l'abbé, nous agirons mieux que vous le pensez. En toutes choses nous accomplirons votre volonté, selon nos moyens, avec l'aide de Dieu. "

            Robert dit alors à Charles : "Sire, puisque vous voulez que je reste ici, je le veux bien et si la grâce de Dieu m'assiste, j'achèverai ce chantier. Mais je m'adresse à votre bonté, sire, pour que vous me donniez un lieu où je puisse faire un moulin. — Où est-ce ? ( fol. 28 r° ) dit Charles. — Sire, dit Robert, ici près de Boyssède. —Seigneur l'abbé, dit Charles, donnez-le lui. —Sire, volontiers, répondit l'abbé. Et si vous voulez que je lui donne davantage, je lui donnerai davantage, à votre volonté. " Robert accepta le don[116]. Ensuite Charles dit à Robert : "Maintenant fais ton moulin, les autres maîtres-artisans t'aideront ; quand tu l'auras fait, installes-y ta femme et qu'elle y demeure. Puis reviens ici pour achever ce chantier. Ensuite tu viendras vers moi à Narbonne, car pendant que nous la tiendrons assiégée, nous aurons alors besoin de toi. " Robert lui répondit : "Votre volonté sera totalement accomplie. "

            Après avoir réglé ces questions, Charles envoya à Narbonne auprès de Matran ses messagers, lui disant et affirmant que s'il voulait se baptiser et lui remettre Narbonne, il lui accorderait sa protection[117] et lui donnerait plus de terres qu'il n'en tenait. Quand Matran entendit ces propositions, il voulut trancher la tête aux messagers. Mais face aux supplications de sa femme, il abandonna l'idée et les messagers retournèrent auprès de Charles, pour lui annoncer que Matran ne ferait rien en sa faveur et qu'il méprisait et tenait pour vils Charles et ses compagnons. Charles dit alors : "Tout ce qu'il vous a dit lui retombera dessus, si Dieu le veut. " Ensuite il assembla ses nobles seigneurs et leur dit que, puisque le monastère était édifié, il ne leur fallait pas demeurer davantage en ce lieu, mais ils devaient aller assiéger Narbonne et exhausser[118] la foi catholique. Roland dit à Charles : "Sire, il vaudrait mieux que nous prenions d'abord Minerve, ( fol. 28 v° ) Béziers, la cité d'Agde et toutes les places fortes des environs ; nous pourrions mieux par la suite assiéger Narbonne et notre sécurité serait plus grande. — Qu'il en soit donc ainsi, dit Charles, et que demain nous soyons tous prêts à aller là-bas. " Ils agirent ainsi. Au matin ils entendirent la messe en l'église de Madame Sainte Marie ; Charles demanda alors à l'abbé de faire tout ce pourrait vouloir Thomas ainsi que ses compagnons et de l'honorer plus que tout autre.

            Après cela Charles embrassa Thomas et prit congé de lui et des autres ; le seigneur pape en fit de même. Après avoir reçu la bénédiction du pape dans l'église, ils se dirigèrent tous vers Minerve et aussitôt ils la prirent ; Charles y fit installer des chevaliers et des hommes d'armes pour garder le château et la terre. Ensuite ils allèrent au pont Colobrau[119] et ils lui donnèrent le nom de la Garde Roland ; ils firent en ce lieu une chapelle consacrée à Saint Martin. Puis ils allèrent à Capestang et la prirent ; Charles y fit baptiser tous les Sarrasins et Roland alla vers Agde la cité, il y demeura huit jours, puis il la conquit. Après ces conquêtes Charles et Roland allèrent à Coursan avec tous les autres et il y édifièrent un monastère en l'honneur de Saint Etienne ; Charles tint sa cour en ce lieu et c'est pourquoi on l'appela Coursan[120]. De cet endroit Charles envoya ses messagers à Matran pour qu'il vînt parler avec lui. Mais Matran méprisa Charles et ses messagers : il ne voulut pas venir. Le lendemain matin Roland, accompagné de vingt mille chevaliers, alla vers Narbonne le premier et Charles le suivit ( fol. 29 r° ) avec toute l'armée.

            Roland alla jusqu'à la Porte Royale et Matran fit une sortie avec tous les siens et ils se livrèrent une grande joute. Matran y perdit plus de soixante-dix chevaliers et Roland quatorze. Ensuite Charles arriva et il mit le siège devant la ville de l'autre côté de l'eau et en deçà. Ils s'y installèrent plus de trente mille, à Saint-Michel de Montlaurés plus de quarante mille autres et plus de cinquante mille à Capra Pencha. Roland s'installa au Breuil avec les douze pairs. Charles fit édifier le monastère de Saint-Félix et s'installa en ce lieu. C'est ainsi qu'ils mirent le siège devant Narbonne.

            Ensuite Charles envoya un message à La Grasse à l'intention de Robert, pour qu'il vînt à lui. Quand Charles le vit, il lui demanda des nouvelles sur l'état du monastère. Celui-ci lui répondit que tous le saluaient et qu'ils allaient fort bien ; ils priaient Dieu chaque jour pour lui. Charles en eut grand plaisir et fut content. Il demanda à Robert de fabriquer des machines de guerre[121] pour attaquer la cité et on obéit à son ordre.

            Cependant comme nous ne pouvons pas oublier de parler de ceux pour qui fut construit le monastère de La Grasse, il nous faut revenir un peu à leurs faits et gestes. Il arriva que Thomas réunit un jour ses compagnons et il leur dit qu'ils ne devaient plus rester au monastère car les moines voulaient manger et boire de noble manière, porter de beaux vêtements et avoir de belles montures ; ces désirs étaient contraires en toutes choses à la vie qu'ils menaient auparavant, avant que Charles arrivât en ce lieu. ( fol. 29 v° ) Ils furent d'accord tous les sept pour quitter le monastère et pour aller installer leur petite demeure sur le Puy de Villebersas. Et ils agirent ainsi, bien que l'abbé, les moines et plus particulièrement un brave moine nommé Hélias regrettassent leur départ. Cependant Hélias dit à l'abbé : "Puisqu'ils s'en vont d'ici, faites leur parvenir le pain, le vin et tout ce dont ils ont besoin, comme s'ils restaient avec vous ici. Donnez leur deux serviteurs pour leur apporter le bois de chauffage et tout ce qui leur sera nécessaire. " C'est ainsi qu'ils quittèrent le monastère et qu'ils firent leur petite demeure à Villebersas, pour y demeurer au service de Dieu et de Madame Sainte Marie.

            Après ces événements l'abbé alla auprès de Charles. Quand Charles le vit, il fut fort content de sa venue et il lui demanda des nouvelles de Thomas et de ses compagnons. L'abbé lui dit de quelle façon ils s'étaient séparés d'eux. Sur le champ, Charles donna cent marcs[122] d'argent à l'abbé, avec lesquels ce dernier acheta du blé plus tard, et l'abbé repartit avec l'argent au monastère ; il salua tous les moines de la part de Charles.

            Le lendemain, Gilbert, le prieur, s'en alla trouver l'abbé pour lui dire : "Seigneur, prenons le moulin de Boyssède à cette vieille et à ses fils, car chaque jour nous pourrons en tirer du pain pour trente hommes. —Si ce n'était par crainte de Charles, dit l'abbé, je l'aurais déjà fait depuis longtemps. " Et, vraiment, l'abbé et Gilbert se mirent d'accord pour s'emparer du moulin. Ils y récupérèrent soixante setiers[123] de blé et mirent la main sur le moulin. Mais la femme ( fol. 30 r° ) et les enfants, furent encore autorisés à y rester. Ils accomplirent tout cela sans l'accord d'Hélias ni des autres moines.

            Il arriva que, pendant que Robert préparait les machines de guerre, un carreau d'arbalète vint le tuer. Aussitôt l'abbé et le prieur prirent le moulin et jetèrent dehors la femme et ses fils, lui disant de vivre désormais des aumônes du monastère, et ils l'accablèrent d'insultes. Ses fils, peinés et irrités, dirent à l'abbé qu'ils iraient réclamer justice à Charles ; mais la mère n'eut pas le courage de dire qu'elle irait demander justice par peur de l'abbé. Cependant, avec un de ses fils, nommé Radulphe, elle alla voir Charles et elle le trouva à Peyriac. Quand Charles les vit, il fut saisi d'une grande pitié, car il avait une grande amitié pour Robert ; il lui demanda comment cela allait. Radulphe en baisant les pieds de Charles lui présenta sa plainte et lui expliqua de quelle façon l'abbé et le prieur lui avaient pris le moulin et volé soixante setiers de blé qui se trouvaient à l'intérieur.

            Quand Charles apprit ces nouvelles, il fut bouleversé et ému de colère ; il écrivit[124] à l'abbé et au prieur pour leur ordonner de restituer le moulin à la femme et à ses fils, ainsi que tout ce qu'ils leur avaient volé. S'ils n'obéissaient pas, il en tirerait une cruelle vengeance. Ensuite Charles donna au jeune homme cinquante sols et des vêtements pour lui, sa mère et son frère. Radulphe s'en retourna et il montra les lettres à l'abbé ; quand l'abbé entendit lire le message de Charles, il éprouva une grande peur. Le prieur lui dit : "Ne craignez rien car Charles a beaucoup à faire et il ne s'en souviendra pas. Mettons le jeune homme en prison, puis ( fol. 30 v° ) nous dirons que nous n'avons jamais vu les lettres de Charles et ainsi nous serons couverts. " L'abbé lui donna raison et approuva ce plan et ils agirent ainsi. Le prieur prit à la mère du jeune homme les cinquante sols qu'il avait apportés et ils mirent en prison le fils. La mère, poussant des cris et pleurant à cause de l'emprisonnement de son fils, supplia l'abbé et lui demanda de lui rendre son enfant, car il n'avait rien fait de mal pour mériter la prison. Le prieur refusa de le lui rendre et il lui prit même ce qu'elle avait et la battit cruellement.

            La pauvre femme, affligée et triste, regagna le moulin et prit dix beaux poulets gras qu'elle possédait avec une poule. En compagnie de son fils cadet elle s'en alla les porter à Charles à Narbonne ; elle le trouva au Breuil avec Roland et les autres nobles seigneurs. En pleurant et en se lamentant elle expliqua à Charles ce qui lui était arrivé ; elle lui donna son présent et lui dit qu'elle ne possédait plus rien d'autre. Quand Charles apprit ces nouvelles, en proie à la colère et à la tristesse, sur le conseil du seigneur pape et des autres nobles seigneurs, il écrivit à l'abbé une deuxième lettre pour qu'il rendît à cette femme tout ce qu'il lui avait pris. Il lui donna cent sols et des vêtements ; il envoya avec elle son propre messager pour porter les lettres à l'abbé.

            Quand l'abbé eut vu le messager de Charles et eut pris connaissance des ordres contenus dans les lettres, il dit à la femme qu'il lui rendrait ses biens et qu'il agirait en toutes choses selon sa volonté. Après cette promesse le messager s'en retourna auprès de Charles. Quand ( fol. 31 r° ) le messager fut parti, l'abbé et le prieur, aggravant encore leur forfait, prirent à la malheureuse les cent sols dont nous avons parlé précédemment. Par la suite, huit jours plus tard, le fils cadet s'en alla trouver Charles et il lui conta de quelle manière l'abbé avait agi et comment il avait méprisé ses ordres. Charles, fortement ému et irrité, en compagnie de trois cents chevaliers, alla aussitôt à La Grasse et il pénétra dans le monastère. L'abbé était occupé à chanter la messe ; quand il vit Charles il éprouva une si grande peur qu'il ne pût rien dire. Charles enleva sa cape et se mit à genoux, puis il dit à l'abbé de ne pas faire une messe si longue. L'abbé, voyant que Charles avait dégainé son épée, entoura de ses bras l'autel, en proie à la peur. Charles lui trancha la tête : celle-ci alla rouler loin et le corps tomba à terre de travers. Ce fut un grand miracle de voir qu'aucune goutte de sang n'avait touché l'autel. Les autres moines présents s'enfuirent de-ci de-là dans le monastère.

            Cependant Charles pria Dieu et Madame Sainte Marie de lui pardonner son acte, car il avait agi pour rendre justice et pour punir le forfait de l'abbé. Ensuite il se mit à la recherche du prieur à travers le cloître et les demeures ; il le trouva et lui arracha les yeux[125]. Puis il appela les moines et leur dit de ne pas avoir peur et il leur expliqua les raisons de sa conduite. Hélias lui répondit : "Sire, l'abbé et le prieur faisaient du mal malgré nous et puisque vous avez agi ainsi, nous serons désormais bien instruits et éviterons d'accomplir de telles choses. " Charles lui dit : "Hélias, vous êtes de noble lignage et vous ne devez pas agir de façon insensée, c'est ( fol. 31 v° ) pourquoi je vous confie la charge de toute l'abbaye ; dirigez-la et gouvernez-la. — Sire, dit Hélias, je ferai ce qu'il plaira à Dieu et à vous. "

            Pendant qu'ils parlaient ainsi, Thomas vint en pleurant vers Charles et il lui demanda pourquoi il avait tué l'abbé ; Charles lui raconta tout. Thomas le pria ensuite de lui permettre d'ensevelir le corps et Charles le lui accorda. Quand il fut enseveli, Thomas prit congé de Charles et s'en alla ; Charles resta au monastère toute la nuit. Le lendemain il rendit à la femme, l'épouse de Robert, tout ce qu'on lui avait volé. Il ordonna à Hélias de bien se conduire et comporter en toutes choses, de vivre dans le bien et l'honnêteté. Puis il s'en alla et se dirigea vers Narbonne. Charles raconta au pape et à tous les siens ce qu'il avait accompli.

            C'est alors que Matran sortit de Narbonne et qu'il leur livra une joute où périrent quatre-vingt chevaliers chrétiens et quatre cents Sarrasins. A la fin les chrétiens dominèrent les Sarrasins et les obligèrent à se replier dans la cité. Ensuite Charles envoya dire à Matran de venir lui parler en toute sécurité. Il vint à lui au Breuil. Charles lui dit que, s'il lui remettait Narbonne et voulait se faire baptiser, il lui donnerait Gérone et Barcelone et deux fois plus de terres qu'il n'en possédait. Matran lui répondit qu'il ne pouvait le faire même s'il le voulait, car il avait deux frères, Bruaventum et Tamissum ; la Porte de l'eau était sous la responsabilité de Tamissum et la Porte Royale sous celle de Bruaventum. ( fol. 32 r° ) En ce moment ils étaient avec Marsile et ils devaient revenir bientôt. "Par ailleurs, dit Matran, je ne montrerais pas de respect pour mon lignage si je me faisais baptiser. " Ils se séparèrent ainsi sans pouvoir se mettre d'accord et ils se défièrent. Charles fit crier dans le camp qu'ils devaient être prêts vers le matin pour aller à la bataille et attaquer la cité.

            Pendant la nuit Tamissum et Bruaventum arrivèrent par la mer avec deux mille chevaliers en armes et trente mille hommes de pied ; ils entrèrent dans la cité, à l'insu de Charles et de son armée.

            Le lendemain matin, tandis que Charles se préparait à attaquer la cité et que les machines de guerre lançaient leurs projectiles pour détruire les remparts, les trois frères firent une sortie avec onze mille chevaliers : chacun des trois frères tua un chevalier chrétien. Charles comprit que du secours leur était arrivé et il appela Matran pour qu'il vînt parler avec lui en toute sécurité. Ce dernier vint à Charles et il lui raconta comment ses frères étaient revenus ; il le menaça en lui disant que s'il ne levait pas le siège il ne pourrait bientôt plus s'en aller. Quand ils eurent parlé autant qu'ils le désiraient, Matran pria Charles de faire cesser les tirs des machines de guerre et de combattre dans une joute ; Charles le lui accorda. Ils se livrèrent alors une grande joute[126] au Breuil où périrent cinq cents chevaliers chrétiens et parmi les Sarrasins, entre les chevaliers et les hommes de pied, il y eut onze mille morts. Engelier de Gascogne tua en cette occasion Bruaventum, le frère de Matran. A la fin les Sarrasins, véritablement, ne purent plus soutenir l'assaut des armées de Charles, mais ( fol. 32 v° ) ils s'enfuirent et se réfugièrent dans la ville de Narbonne et fermèrent les portes, pleurant de douleur pour la mort de Bruaventum et des autres.

            Le lendemain matin, l'évêque de Saint-Lis fit armer ses hommes et ils furent trois mille à cheval pour chevaucher vers Narbonne. Tamissum à l'intérieur s'arma avec vingt mille hommes et fit une sortie. Aux premiers coups l'évêque lui-même tua deux chevaliers sarrasins et ils livrèrent un grand combat. Tamissum tua l'évêque qui s'appelait Grégoire. Charles, Roland et tous ceux de l'armée prirent leurs armes et, pour l'amitié qu'ils avaient envers l'évêque et la douleur qu'ils éprouvaient, ils tuèrent alors quatre cents chevaliers sarrasins et ils obligèrent les autres à se replier dans la ville. Ensuite ils ensevelirent le corps de l'évêque à l'église de Saint-Félix : pour lui rendre honneur Dieu redonna la santé et le mouvement à quelques paralytiques ; tous ceux de l'armée en éprouvèrent une grande joie et tinrent l'évêque pour saint.

            Un autre jour, Aymeri, le neveu de Girard de Viane et de Rainier de Losana, père d'Olivier — lequel Aymeri fut plus tard duc de Narbonne ; il n'y avait dans toute l'armée homme plus généreux ni plus preux— franchit le gué de Capra Pencha avec quatre cents chevaliers et soixante arbalétriers ; il chevaucha pour attaquer la cité de l'autre côté et il alla jusqu'à Pénatréas et la Porte Royale. Il y tua cinquante Sarrasins et captura cent chevaux tandis que Matran et Tamissum sortaient d'un autre côté. Ogier le Danois avec vingt mille Allemands et Danois vint de Coursan et ( fol. 33 r° ) il rencontra Tamissum et Matran qui pourchassaient[127] Aymeri ; ils se livrèrent une grande bataille. Ensuite Charles et Roland avec toute l'armée obligèrent l'ennemi à se replier dans la ville ; ils comblèrent les fossés et firent des brèches dans les murs. Mais à la vérité ceux de la ville incendièrent tout avec du feu grégeois et ils réparèrent les brèches du mur. Tamissum sortit et tua deux chevaliers chrétiens, puis il blasphéma, il dit du mal et des choses honteuses à propos de notre religion ; il menaça Charles et Roland, leur adressant de violentes menaces ainsi qu'à tous les autres. Roland, après s'être armé et équipé, dit qu'il n'avait besoin d'aucune aide : il voulait en effet se mesurer seul avec lui.

            Roland sortit seul et Ogier appela Tamissum pour lui demander s'il attendrait Roland. Il lui répondit qu'il le ferait assurément s'il venait seul. Cela fut ainsi décidé entre eux. Ils se précipitèrent l'un contre l'autre le plus vite[128] qu'ils le purent, mais Roland ne voulut pas le frapper. Tamissum, cependant, donna un tel coup à Roland qu'il lui perça l'écu, mais Roland ne voulut pas l'atteindre. Roland lui demanda alors s'il voudrait se faire baptiser car il le comblerait d'honneurs et Charles lui donnerait plus de terres qu'il n'en possédait avec son frère. Tamissum lui répondit qu'il tenait ces propos par crainte et il lui dit qu'en aucune manière il ne se ferait baptiser. Il dégaina son épée et donna un tel coup à Roland qu'il lui fendit l'écu par le milieu et qu'il blessa le cheval de Roland à l'épaule. Quand Roland vit cela, il fut fort irrité et il frappa Tamissum avec son épée Durendal d'un tel coup sur le milieu du heaume qu'il le coupa en deux et perça le cheval, comme s'il s'était agi d'un gland. Alors ( fol. 33 v° ) Charles et toute l'armée éprouvèrent une grande joie. Matran et ses compagnons relevèrent le corps et le déposèrent au palais. Ce fut alors un si grande lamentation et une telle douleur que ce serait pénible à raconter. De la mort de ce guerrier Matran et ses compagnons furent fort épouvantés. Pour consoler ses compagnons Matran menaça Charles et les siens, proclamant qu'il vengerait sous peu la mort de ses frères.

            Comme il nous faut parler entre temps de Thomas et de ses compagnons, nous dirons de quelle manière ils reçurent le martyre et nous cesserons de traiter le sujet des combats de Narbonne.

            Tous les rois de Catalogne s'accordèrent à l'idée d'aller secourir Matran ; parmi eux se trouvaient le roi d'Ilerde, celui de Tortosa, celui de Barcelone, celui de Gérone et beaucoup d'autres à leur côté. Quand ils se furent assemblés à Elne, dans le Roussillon, on leur apprit la mort de Tamissum et de son frère ; ils éprouvèrent de la crainte à l'idée d'entrer dans Narbonne car ils y avaient déjà été vaincus une fois. Ils tinrent conseil entre eux pour savoir ce qu'ils feraient. Le roi d'Ilerde dit : "La témérité[129] de Charles est si grande et Roland et ses compagnons sont si redoutables que ce serait folie que d'aller là-bas. Comme nous en avons déjà tâté, nous sommes bien placés pour en parler. Cependant je vous conseille d'aller détruire le monastère de La Grasse et de tuer l'abbé et les moines. En outre près de ce lieu sur un puy se trouvent sept hommes que Charles aime beaucoup ; par amitié pour eux il a bâti le monastère. Nous les tuerons. En apprenant ( fol. 34 r° ) leur mort et la destruction du monastère Charles sera fou de colère ainsi que tous ses compagnons ; nous ne pouvons pas lui faire de plus grand affront, sachez-le. " Tous dirent qu'il avait bien parlé et qu'il valait mieux réaliser ce projet plutôt que de conquérir dix cités. En plus ils pourraient le faire en toute sécurité.

            Ils se mirent en route et chevauchèrent toute la nuit ; le lendemain vers midi ils furent aux Palais et ils y tuèrent tous ceux qu'ils y trouvèrent et détruisirent tout. Ensuite ils allèrent à Saint-Laurent et ils firent de même. Puis ils gagnèrent Tournissan[130] pour y agir de même. La nuit venue ils campèrent auprès de Prats et le lendemain ils arrivèrent à la petite demeure de ermites. Thomas était habillé pour chanter la messe et les autres étaient en oraison. Ils les tuèrent si soudainement qu'aucun d'eux n'eut le temps de parler à un autre, mais ils reçurent tous les sept avec humilité leur martyre. Après leur mort une si grande clarté descendit du ciel sur eux que c'était un grand prodige à voir. Les Sarrasins qui se trouvaient sur les lieux entendirent de grands et doux chants angéliques[131], ce qui provoqua chez eux un grand étonnement. Les âmes de ces saints martyrs furent emportées par les anges auprès du Souverain Roi ; elles y reçurent les couronnes éternelles et toute la cour céleste éprouva de la joie à leur venue.

            Les Sarrasins dont nous avons parlé, après ce massacre, cherchèrent dans toute la petite demeure au cas où ils pourraient trouver quelque chose, mais ils ne trouvèrent rien d'autre ( fol. 34 v° ) qu'un calice d'airain argenté ; ils crurent qu'il était en argent massif et chacun d'eux voulut essayer de l'avoir. Il y eut entre eux une telle rixe et une telle bataille que cent y périrent. Puis ils mirent le feu à la petite demeure ; comme il y avait à l'intérieur encore beaucoup de Sarrasins, cent y brûlèrent : jamais, par la puissance de Dieu, ils ne purent trouver la porte pour sortir. Les diables emportèrent leurs âmes en enfer. Un si grand vent se leva qu'il ne resta rien, pas même un charbon, des cendres ou autre chose, là où était la demeure, sauf les corps[132] des saints ermites : aucune partie de leurs corps, pas même un cheveu, ne fut touchée par le feu, ce dont tous les Sarrasins furent émerveillés. Comme le créateur de tout l'univers voulait préserver leurs âmes du feu éternel, il voulut préserver leurs corps de l'atteinte du feu matériel pour servir d'exemple aux autres, manifestant ainsi sa grande miséricorde.

            Cela fait, les Sarrasins allèrent au monastère ; les moines en les voyant venir firent sonner les cloches et les gardes de la tour poussèrent des cris. Il y avait cent deux moines et ils avaient installé dans chacune des tours cinq hommes d'armes. Tous les moines prirent leurs armes et montèrent à cheval. Hélias avec soixante compagnons en armes franchit l'Orbieu ; parmi eux se trouvait un moine appelé Raoul[133], issu d'un noble lignage, qui eut un grand plaisir à l'idée de batailler. Il dit à ses compagnons : "Nobles et chers compagnons, il vaut cent fois mieux combattre et livrer bataille que lire des psaumes ou chanter. " Ensuite ( fol. 35 r° ) la mêlée commença avec les Sarrasins : aux premiers coups Hélias tua le roi de Gérone et chacun des soixante moines tua un chevalier sarrasin ; puis vinrent les autres moines avec les hommes d'armes. Dans la plaine de Saint-André ils firent une grande joute où furent vaincus les Sarrasins : ils s'enfuirent jusqu'au Cortal ; à travers les puys et les collines chacun s'en alla comme il put. En cette occasion moururent sept cents Sarrasins et ils s'enfuirent jusqu'à la Nielle. Alors le roi de Barcelone dit : "Maintenant nous pouvons bien voir que notre Mahomet ne vaut pas un demi-gland puisque ces hommes noirs[134] l'emportent sur nous. " Le roi de Tarragone dit alors : "Ce sont de vrais diables qui nous ont surpris par leurs tromperies. —Vous direz encore autre chose, dit le roi d'Ilerde, si Charles l'apprend : notre vie ne vaudra pas plus de trois deniers. " Comme c'était la nuit, Hélias ne voulut pas franchir la Nielle, mais avec ses compagnons et un grand butin ils regagnèrent le monastère sains et saufs. Ils ne perdirent en toute la bataille que trente hommes d'armes qu'ils ensevelirent à Saint-Michel, rendant grâce à Dieu et à Madame Sainte Marie de la victoire qui leur avait été donnée. Les Sarrasins fuirent toute la nuit et jusqu'au lendemain ils ne se trouvèrent pas en sécurité jusqu'à ce qu'ils fussent au-delà d'Elne.

            Pendant qu'ils parlaient de la victoire que Dieu leur avait donnée, Hélias leur dit : "Seigneurs, mes chers frères[135], nous savons que tout ce qu'il y avait au puy de Villebersas a été ( fol. 35 v° ) brûlé et je me fais beaucoup de soucis pour Thomas et ses compagnons. " Raoul lui répondit : "Seigneur, vous dites vrai, allons voir si Thomas est mort ou vivant. " Ils furent trente avec Hélias pour y aller. Quand en haut du puy ils virent les ermites morts, Hélias sous le coup de la douleur se laissa tomber du cheval ainsi que tous les autres. Ils se mirent à faire une si grande déploration que personne ne pourrait la raconter. Ils envoyèrent des messagers à La Grasse pour obtenir des civières pour rapporter les corps à la Grasse. Tous les moines en proie à la grande douleur et à la peine qu'ils éprouvaient pour la mort des ermites reçurent les corps en faisant une grande procession, accompagnée de grands chants, et ils lavèrent les corps. Quand ils les eurent recouverts de belles pièces de soie, ils les déposèrent devant l'autel de Madame Sainte Marie. Ensuite chacun des prêtres chanta une messe pour les âmes de ces saintes personnes.

            Tandis qu'ils songeaient à les ensevelir, Hélias dit : "Chers seigneurs, ce n'est pas convenable et décent que ces saintes personnes soient ensevelies à l'insu de Charles et du pape, car ils sont seigneurs de ce lieu et ce sont eux qui ont fondé ce monastère. Comme nous savons de façon sûre que leurs âmes sont placées au paradis[136], il faut que leur soient rendus de grands honneurs. " Pendant ces discours, cinq paralytiques et quatre aveugles entrèrent au monastère en pleurant et priant Madame Sainte Marie ; devant ( fol. 36 r° ) la couche de Thomas ils se mirent à genoux priant Dieu et Madame Sainte Marie ainsi que les saints ici présents pour que Dieu leur rendît la santé. Aussitôt il rendit la vue aux aveugles et restitua aux paralytiques leurs facultés, ce qui amena tous ceux du monastère à rendre fortement grâce à Dieu. Après ce miracle ils décidèrent dans un conseil d'envoyer Hélias et Raoul avec trente autres personnes à cheval auprès de Charles à Narbonne.

            Quand ils furent arrivés, ils allèrent à La Vernède, où se trouvaient Charles et Roland : ils étaient occupés à chasser et ils avaient pris quatre sangliers. Quand Charles vit Hélias, il ressentit un grand plaisir et il lui demanda comment cela allait à La Grasse. Hélias lui transmettant les salutations de tout le couvent lui dit : "Sire, fort bien, nous avons obtenu un beau succès, mais d'un autre côté nous avons subi une plus grande perte. " Charles lui dit : "Le succès me cause du plaisir, la perte de la peine. Mais comme je suis affamé, allons à ma tente, j'y mangerai, après vous me raconterez toute votre affaire. " En arrivant au campement Charles demanda à Turpin de s'occuper d'Hélias et de ses compagnons. Le seigneur archevêque s'en occupa bien et leur fit donner tout ce dont ils avaient besoin. Quand ils eurent bu et mangé, ceux qui le désiraient allèrent à la tente de Charles ; tous les grands seigneurs de l'armée et le pape vinrent. Hélias s'y trouvait et le seigneur Charles également ; il dit à Hélias qu'il pouvait parler et raconter tout ce qu'il voulait.

            Celui-ci leur raconta[137] tout, fit un récit très précis, sur les derniers événements, la destruction des Palais ( fol. 36 v° ), de Saint-Laurent, de Tournissan, de Villebersas et la mort des sept compagnons ; il leur conta l'incendie de la petite demeure des ermites, le miracle que Dieu avait provoqué, leur bataille victorieuse, la poursuite qu'ils avaient menée jusqu'au bord de la Nielle ; il leur dit comment ils avaient porté les sept corps à La Grasse avec honneur et comment cinq aveugles et quatre paralytiques avaient recouvré une pleine santé ; bref il leur conta tout ce qui s'était passé depuis leur départ. Quand Charles et les autres apprirent la mort de Thomas et de ses compagnons, ils furent irrités et peinés ; cependant les miracles que Dieu avait faits pour leur martyre les aidèrent à se réconforter plus vite. Ensuite le seigneur pape leur dit qu'il serait allé les ensevelir s'il n'était pas malade —sa maladie était manifeste à tous. Le seigneur Charles dit : "Laissons cela pour cette nuit ; demain nous tiendrons conseil pour savoir ce que nous ferons à ce sujet. " Il demanda à tous de retourner dans leurs tentes et cela fut fait.

            Roland cette nuit-là monta la garde, mais cette même nuit Borrelh[138] de Combe Obscure entra dans Narbonne avec sept mille chevaliers que Marsile envoyait au secours de Matran. Leur entrée ne fut pas remarquée par Charles ou les siens. Cette nuit même les Sarrasins tinrent conseil pour décider de quelle façon ils agiraient. Matran avec son conseil élabora ce plan : Borrelh s'armerait avec sept mille chevaliers tandis que Matran se mettrait en embuscade avec tous les autres et qu'ils enverraient soixante chevaliers isolés. Pendant ( fol. 37 r° ) que ceux de l'armée chrétienne pourchasseraient ces soixante-là Matran sortirait de sa cachette et s'abattrait sur eux. Ils agirent ainsi.

            Les chrétiens ne devinèrent rien de l'embuscade ; plus de deux mille, sans armures, partirent à cheval pour poursuivre ces soixante hommes. Borrelh et Matran, comme ils l'avaient organisé, sortirent de leur cachette et tuèrent mille deux cents chrétiens et regagnèrent rapidement Narbonne. Charles irrité et loin d'être satisfait de la mort des siens demanda comment une telle chose pouvait s'être passée. Roland lui dit : "Sire, je l'imagine, veuillez m'en croire, la nuit dernière du secours leur est arrivé. "

            Pendant qu'ils parlaient de cela, Ogier le Danois captura un écuyer de la reine et sans l'amitié qu'il éprouvait pour elle il aurait voulu le tuer. Il l'amena devant Charles ; il resta avec eux cette nuit-là et il leur dit qui étaient ceux qui étaient venus au secours de Matran et combien ils étaient. Ensuite Roland lui donna des vêtements et envoya à la reine un anneau d'or car il l'aimait beaucoup : de son côté elle aimait beaucoup les chrétiens, prenait leur parti et avait grand désir de devenir chrétienne. Puis le messager regagna Narbonne et offrit à la reine l'anneau. Il lui raconta tout ce qui lui était arrivé.

            Le lendemain, près de la troisième heure, Borrelh sortit avec les siens, en armes, pour aller au Breuil ; il jeta à bas de son cheval le Gascon Engelier et une grande joute fut livrée en ce lieu. En cette occasion Borrelh tua cinq chevaliers chrétiens. Après cela tous les chrétiens prirent leurs armes et Salamon de Bretagne frappa Borrelh et le jeta à bas du cheval ( fol. 37 v° ) ; quand on le releva de terre il y eut entre eux un grand combat : on versa beaucoup de sang, on trancha des têtes, des pieds, des mains et des membres, tellement que personne ne pourrait le raconter. Les hommes de Borrelh le relevèrent par la force et l'emmenèrent du champ de bataille ; les Sarrasins perdirent en cette occasion cinq cents chevaliers, puis la joute s'intensifia par la volonté de Charles. Charles en personne quitta les rangs des siens et alla frapper le roi de Tudèle : il le fendit en deux ainsi que son cheval.

            Roland tua Rapin, Olivier tua Torquin, Ogier le Danois Paranum, Salamon de Bretagne Gortanum, Torestan, frère de Salamon, tua Janundretum et Estout tua Plumereum[139]. Engelier désirant se venger frappa si fortement Matran qu'il le jeta à bas de son cheval, mais le diable le préserva de la mort. Engelier lui dit alors : "Peu s'en est fallu que vous deveniez compagnon de votre frère Bruaventum !" Olivier félicita Engelier de ce coup. Girard de Viane tua Balneu. Cependant Raynier de Lausana, frère du père d'Olivier, alla avec le comte du Poitou et d'Anjou, avec Gayfre de Bordeaux, Samson, Benganus, l'archevêque Turpin et Gaynier d'Auvergne : ils chevauchèrent tous ensemble en compagnie de vingt mille hommes vers les portes de la cité. Mais de l'autre côté ils étaient quinze mille chevaliers et trente mille hommes de pied, tous en armes, à être sortis et la mêlée s'engagea. Les grandes pertes que chacun des deux camps subit alors ne pourraient être racontées ou imaginées par aucun homme.

            Ainsi à la fin de cette joute les deux camps perdirent ( fol. 38 r° ) au total vingt mille hommes. Les Sarrasins durent fermer les portes de la cité et la reine les blâma[140] fortement en leur disant : "Il vous vaudrait mieux rendre la cité à Charles plutôt que mourir et subir tant d'avanies et tant de hontes. " Elle dit à Borrelh qu'il était venu pour son malheur à Narbonne, que les menaces qu'il avait proférées en arrivant lui étaient retombées dessus : il avait subi des pertes[141] et des avanies. Comme elle était la fille de l'Almansour de Cordoue, il ne voulut rien lui dire qui pût lui déplaire, c'est pourquoi elle pouvait dire ce qu'elle voulait. Cependant son mari Matran lui dit qu'elle tenait de mauvais propos et qu'un jour elle serait punie pour l'amour qu'elle portait à Roland. Elle comprit que Matran disait cela par jalousie[142] et elle lui répondit : "Seigneur[143], occupez-vous de mener votre guerre et laissez-moi aimer, car vous ne subissez aucune honte si j'aime un aussi noble et valeureux guerrier que Roland, neveu de Charles, tant il est vrai que je l'aime d'amour chaste. Par ailleurs il y a bien longtemps qu'il aurait conquis Narbonne et qu'il vous aurait tué, vous et les autres, si ce n'était pour l'amour de moi. " Quand Matran entendit ces paroles, il s'en alla fort irrité ; pour le reste ils se reposèrent cette nuit-là.

            Le lendemain l'archevêque Turpin s'arma avec les siens et de nombreux autres : ils chevauchèrent vers Narbonne pour l'attaquer en quatre endroits différents ; Matran et Borrelh avec tous leurs hommes sortirent. Turpin, aux yeux de tous, tua un chevalier de Borrelh : le cavalier et le cheval allèrent à terre ensemble. Alors on se livra une grande joute ; Hélias et Raoul, voyant ce qui se passait, obtinrent la permission de Turpin d'aller s'armer ( fol. 38 v° ) dans leurs tentes. Dès leur retour avec leur troupe, Raoul, aux yeux de tous, alla frapper Cabret, compagnon du roi Borrelh, et il le jeta à terre mort, tout en criant hautement "La Grasse" ; avant de tirer les rênes du cheval il en tua encore cinq autres. Ensuite l'abbé Hélias, plein de joie à voir que Raoul avait si bien fait et voyant Matran près du Breuil, poussa hautement le cri de guerre de La Grasse et alla le frapper de telle sorte qu'il jeta le cavalier et le cheval dans un fossé ; tout cela se passait sous les yeux de la reine et des hommes des deux camps. Lorsque Charles vit cela, il dit : "Valeureux[144] est notre abbé et comme il est de bon lignage, il ressemble aux siens[145] ; ainsi grâce à lui le monastère de La Grasse se développera, à ce qu'il nous semble. "

            Matran, tout honteux, irrité[146] et triste, rentra dans la cité par la porte Royale. Ensuite il gagna les appartements royaux et l'endroit où on adorait Mahomet[147] ; il y frappa du pied une grande idole dorée qui s'y trouvait et malgré Mahomet il la brisa complètement, disant que, puisqu'un vil moine l'avait jeté à bas de son cheval, Mahomet ne méritait pas d'être adoré et que sa puissance et sa divinité n'étaient rien. Certains Sarrasins lui reprochèrent d'avoir frappé Mahomet sous prétexte qu'il n'avait aucune puissance réelle face au créateur. Matran leur répliqua : "Seigneurs, puisqu'un moine de La Grasse m'a fait subir une telle honte, si je ne détruis pas rapidement ce monastère, tant que je vivrai, je ne veux plus l'aide de Mahomet. " La ( fol. 39 r° ) reine lui dit : "Un roi qui est jeté de selle par un moine ne doit plus être tenu dans les bras de la fille d'un roi Almansour, il ne mérite plus d'être appelé roi. Avant qu'il vous arrive de subir un pire traitement, si vous m'en croyiez, vous devriez rendre Narbonne à Charles. Si vous ne le faites pas, vos entreprises iront de mal en pis chaque jour. "

            Matran la quitta en proie à la colère et avec mille chevaliers il sortit pour se lancer dans la joute que Roland livrait aux siens et où il avait tué beaucoup de ses hommes. Comme Raoul voyait que Borrelh se réjouissait de la mort d'un chevalier chrétien, il poussa hautement le cri de guerre de La Grasse et il alla sur lui. Quand Borrelh vit Raoul, il alla sur lui et ils se frappèrent si fort tous deux qu'ils se percèrent avec les lances l'écu et le haubert[148] et qu'ils tombèrent tous les deux, renversés à terre, chacun de son côté. Les deux camps s'occupèrent de relever leur homme et de l'aider du mieux possible : Hélias tua alors quatre chevaliers sarrasins. Parmi les compagnons de Borrelh sept cents périrent en cette occasion et parmi ceux de Narbonne un nombre incalculable ; Charles perdit alors cent chrétiens. Chacun des deux camps récupéra les siens : quand Raoul fut relevé, il tua cinq chevaliers et Borrelh, irrité et tout honteux, rentra dans la cité et la bataille cessa alors.

            Pendant que Borrelh et Matran étaient au palais, la reine leur dit : "Qui vous êtes ( fol. 39 v° ) et ce que vous valez, les moines le savent ; si vous avez découvert ce qu'ils sont —et certes vous l'avez découvert à vos dépens !— vous devez imaginer ce que valent les autres. C'est pourquoi il vous vaudrait mieux rendre Narbonne à Charles plutôt que de mourir. Les menaces que Borrelh proférait au début se sont révélées du vent !" Alors ils la laissèrent tous, irrités et en colère. Charles avec les siens regagna sa tente et on leur prépara un bon repas. Quand ils eurent mangé, Hélias dit à Charles et à tous les siens qu'il était temps de regagner La Grasse pour donner une sépulture à Thomas et à ses compagnons. Charles lui dit qu'il ne partirait pas encore jusqu'à ce qu'ils eussent livré bataille à Matran et à Borrelh et que Hélias fût consacré abbé. Alors à Saint-Félix, en présence du seigneur pape et de l'archevêque Turpin, tous se rassemblèrent et Hélias fut béni et consacré. Raoul fut institué prieur et Charles lui donna cent marcs d'argent et il donna à Hélias trente mules ; ce dernier voulut les donner au seigneur pape, mais celui-ci les refusa. L'archevêque Turpin dit à Hélias qu'il valait mieux les emmener à La Grasse et les donner pour porter le blé. Ils envoyèrent[149] les mules à La Grasse et ils restèrent en compagnie de Charles.

            Le lendemain matin, Matran et Borrelh avec tous leurs hommes[150] en armes sortirent ; de son côté Charles fit de même ; au Breuil ( fol. 40 r° ) il y eut une grande bataille. Roland y tua en le coupant en deux un noble guerrier, un chevalier marocain[151], compagnon de Borrelh, qui s'appelait Alexandre. Pendant qu'ils combattaient, venant d'Albigeois et de Toulouse, arriva un noble seigneur, Falcon de Montclair[152], en compagnie de trois mille chevaliers ; dès son arrivée, criant "Montclair" il tua Alcaïd de Tortosa et, les jetant à bas de leurs chevaux, il tua cinq autres chevaliers. Chacun de ses chevaliers fit périr un chevalier sarrasin. Quand Charles vit Falcon, il éprouva beaucoup de plaisir ainsi que tous les siens et comme il pleuvait un peu chacun des deux camps quitta le champ de bataille. Les uns regagnèrent la cité, les autres, ceux de Charles, leurs tentes.

            Charles demanda à Aymon de bien prendre soin des compagnons de Falcon ainsi que de lui et de leur procurer tout ce qui leur serait nécessaire, ce qu'Aymon fit volontiers avec générosité. La nuit venue, quand ils eurent mangé, Roland et les autres seigneurs vinrent à la tente de Charles pour voir Falcon, se détendre et prendre un peu de bon temps ; ils lui demandèrent de nombreuses nouvelles concernant les terres d'où il était venu. A ce moment Charles se plaignit auprès de lui de l'abbé de Sorèze et de Gaillac et de nombreux autres qui n'étaient pas venus lui porter secours pour conquérir Narbonne. Son père Pépin, en effet, avait édifié ce monastère, lui-même l'avait développé ; Charles énuméra les nombreux biens qu'il lui avait donnés et qui auraient dû obliger l'abbé à venir ( fol. 40 v° ) l'aider avec toutes ses forces, dès qu'il avait appris de façon certaine que Charles assiégeait Narbonne. Falcon lui répondit en disant : "Sire, ils feront votre volonté et chacun d'eux viendra sous peu vous aider de toutes ses forces. " Quand ils eurent tous parlé de ce qui les intéressait, ils partirent et regagnèrent leurs tentes ; Charles invita Falcon à venir manger avec lui le lendemain, ce qu'il accepta.

            Le lendemain matin, pendant qu'ils étaient à table, Matran et Borrelh firent une sortie avec toutes leurs forces et tuèrent trente chevaliers chrétiens. Alors ce fut une immense clameur dans toute l'armée de Charles, un appel aux armes. Falcon bondit de sa place à la table et s'équipa rapidement ainsi que tous ses compagnons et donna sur les Sarrasins. Aux premiers coups il jeta à terre mort, à bas de son cheval, Amaldran de Ségovie et avant de tirer à lui les rênes il tua cinq autres chevaliers sarrasins. En cette occasion on se livra une grande bataille, si bien qu'ils obligèrent les Sarrasins à rentrer par la Porte Royale dans la cité, mais ils ressortirent aussitôt par une autre porte. Au Breuil il y eut une grande joute où périrent soixante-dix chevaliers chrétiens. Mais Roland et Turpin se jetèrent dans la mêlée : il y avait une telle confusion et une telle multitude d'hommes de pied qu'ils ne purent tuer plus de cent cavaliers. Falcon de Montclair, voyant cela, poussa son cri de guerre "Montclair" et, comme on ne pouvait ni tuer d'ennemi ni faire du butin à cheval, Falcon et plus de dix mille chrétiens avec lui descendirent[153] de cheval et ( fol. 41 r° ) portant leurs écus devant eux, tenant leurs épées à la main[154] ( ils fondirent sur les Sarrasins ).

            Alors ce fut des deux côtés un grand massacre, on trancha beaucoup de membres, on versa beaucoup de sang : on aurait dit une forte pluie de deux jours. Personne ne pourrait vous dire qui furent ceux qui périrent ni combien ils étaient. Parmi les compagnons[155] de Borrelh quatre mille y moururent si bien qu'il lui resta seulement un millier d'hommes ; en cette occasion moururent quatre cents chrétiens. Borrelh rentra dans la cité, car il ne pouvait plus supporter l'assaut des chrétiens et ce n'était guère étonnant car il portait sur son écu cinq lances brisées et quatre dards. Puis ils fermèrent les portes de la cité et, comme il pleuvait, Charles et les siens regagnèrent leurs tentes. Le lendemain chacun des deux camps ensevelit les siens.

            Ensuite tous les grands seigneurs vinrent trouver Charles et chacun d'eux particulièrement lui demanda de lui donner Narbonne. Mais il ne voulut la donner à aucun d'eux. Pendant qu'ils étaient occupés à faire cette demande, un noble guerrier arriva au camp avec sept mille chevaliers et trois cents arbalétriers ; il était absent depuis plus de seize jours et il s'appelait Aymeri, fils du seigneur Arnaud de Berlande et neveu[156] de Girard de Viane ; Raynier de Losane et Milon de Pouille étaient ses oncles —ceux-ci étaient fils de Garin de Montglane. Cet Aymeri avait chevauché jusqu'à Barcelone et Lérida et il avait beaucoup conquis ; quand ( fol. 41 v° ) Charles le vit, il eut beaucoup de joie, car il l'aimait énormément en raison de sa valeur, de sa générosité et de ses qualités de chevalier. Il raconta tout ce qu'il avait accompli à Charles et aux autres. Puis ses oncles dont nous avons parlé précédemment vinrent à lui et lui dirent de demander Narbonne à Charles. Il leur répondit qu'il ne demanderait rien à Charles, celui-ci lui donnerait quand il le voudrait bien ; on ne devait rien demander à son seigneur, quand on voyait que ce n'était pas le moment ou que cela ne lui plaisait pas, mais on devait le servir du mieux qu'on pouvait, le craindre et l'aimer. De telles demandes devaient être récompensées par un bon seigneur. "Mais, pour ma part, je n'ai rendu aucun service à mon seigneur Charles qui mérite qu'il me donne Narbonne ; cependant quand il voudra le faire, il me fera un don. "

            Charles entendit ces paroles, bien qu'ils ne s'en soient pas rendu compte et qu'ils aient pensé que Charles était occupé ailleurs. Les prenant tous comme témoins, Charles fit venir devant lui Aymeri et lui dit d'accepter Narbonne ; il lui donnerait plus si Dieu lui prêtait vie. Aymeri à genoux[157], en compagnie de sept mille chevaliers, rendit grâce à Charles pour le don si grand et si important qu'il lui faisait en lui accordant Narbonne. Tout cela parut bon à Roland et à tous les seigneurs qui étaient témoins. Ensuite Charles demanda à tous que personne n'eût l'audace désormais de l'appeler Aymeri de Berlande, mais on devait le nommer Aymeri de Narbonne. Et dorénavant on l'appela ainsi.

            Ensuite Charles fit armer toute ses troupes ( fol. 42 r° ) et ils livrèrent bataille tout autour de la cité et arrivèrent aux fossés. Mais Matran et Borrelh sortirent avec leurs hommes et il y eut alors une très grande bataille où périrent deux cent soixante Sarrasins et quatorze chrétiens. Et comme c'était la nuit la bataille cessa et chacun des deux camps se retira. Durant cette nuit-là le fils de l'Almansour de Cordoue, c'est à dire le frère de la reine, épouse de Matran, entra dans Narbonne avec dix mille chevaliers. Alors tous ceux de la cité éprouvèrent une grande joie ; ces nouveaux arrivés et ceux de Narbonne s'équipèrent vers le matin. Roland, Aymeri et Olivier prirent leurs armes en compagnie de leurs hommes, de bon matin ; ils ignoraient que des troupes étaient entrées dans Narbonne pour la secourir.

            Sous les yeux de tous, Aymeri, criant "Narbonne", ainsi que beaucoup d'autres parmi ses hommes, tua un chevalier ; tous en furent témoins. Quand Matran entendit ce cri, il ressentit colère et indignation et il demanda à Aymeri pourquoi il avait crié "Narbonne". Celui-ci lui répondit que Charles la lui avait donnée. Mais Aymeri lui dit que, s'il se voulait baptiser, il la lui rendrait. "Et moi j'attendrai un autre don de mon seigneur. " Matran lui répondit que jamais il ne recevrait le baptême, même en échange de cent cités ; le don qu'on avait fait à Aymeri, il le tenait pour nul et vil. Un chevalier, Corbeal de Tortosa, dit à Aymeri qu'il voulait combattre contre lui, affirmant que jamais il ne posséderait Narbonne et que Mahomet avait plus de puissance que le Christ. Aymeri lui accorda ce combat singulier. ( fol. 42 v° ) Sur le champ, chacun d'eux ayant reçu des assurances de l'autre camp, ils se précipitèrent l'un sur l'autre, le plus vite possible. Corbeal frappa Aymeri si fort qu'il lui perça l'écu et le haubert, mais il ne le toucha pas au corps et sa lance vola en morceaux. Le seigneur Aymeri vint sur lui si violemment, en criant "Narbonne", qu'il lui troua l'écu et le haubert, lui perçant le corps, et il le jeta à bas du cheval, mort à terre ; les diables emportèrent son âme en enfer.

            Ensuite on se livra une grande bataille ; Merleran de Ségovie tua cinq chevaliers chrétiens et comme Aymeri avait vu cela, il alla le jeter à bas de son cheval ; Roland fit de même avec Matran et Olivier avec Borrelh, mais aucun d'eux ne mourut et véritablement en cette joute, parmi ceux de Cordoue, sept cents moururent et ceux qui restaient, malgré Charles, rentrèrent dans la cité. Beaucoup moururent en tentant d'y entrer. Alors Charles et les siens regagnèrent leurs tentes.

            Celui qui était venu secourir Narbonne, le frère de la reine, celui qui s'appelait Amédon, s'en vint la trouver et lui dit : "Ces seigneurs chrétiens sont très valeureux et ils nous ont mal arrangés aujourd'hui ! —Frère, lui dit-elle, ce n'est encore rien, mais il m'est très douloureux que vous soyez venu ici, car je sais que vous y périrez. Sachez, en effet, que, même si tous les Sarrasins d'Espagne étaient réunis en un seul camp et que les chrétiens ne soient que trente mille, les Sarrasins cependant seraient vite vaincus, aussi facilement que vous triompheriez d'un jeune homme. Les chrétiens les mènent comme on conduit des brebis[158] à travers les prés, c'est pourquoi ( fol. 43 r° ) je désirerais que vous partiez. Veuillez croire, par ailleurs, que Charles a donné Narbonne à un certain Aymeri qui est des plus nobles seigneurs de France et des plus valeureux, selon que je l'ai entendu raconter. Si Matran mon époux se voulait baptiser, Aymeri lui rendrait Narbonne et toutes ses terres, mais il refuse de le faire et pourtant il ne peut la défendre malgré lui. Quant à moi, je sais de façon certaine que la puissance et la divinité de Mahomet ne sont rien, c'est pourquoi je me ferai baptiser et je garderai la religion[159] chrétienne, en l'honneur de la bienheureuse Vierge Marie, dont le fils est le Vrai Dieu, tout puissant sur les autres dieux. Je voudrais que vous fassiez de même ; si vous n'agissez pas ainsi, bien courte sera votre vie. " Quand il entendit ces propos, il lui dit du mal et de grandes insultes ; il la blâma fort âprement et durement.

            Pendant qu'ils échangeaient ces mots, Roland, Olivier, Aymeri et la plus grande partie de l'armée de Charles, après s'être armés, détruisaient Salles[160] et y tuaient trois cents Sarrasins ; puis ils chevauchèrent sur Narbonne, du côté où arrivaient les navires. Alors Matran sortit en compagnie de Borrelh et d'Amédon avec les dix mille chevaliers que ce dernier avait amenés et on se livra une grande bataille. Le seigneur Aymeri, criant hautement "Narbonne", trancha la tête à Fustenet d'Alméria, un noble seigneur, et Hélias poussant le cri de guerre de La Grasse jeta à terre et tua Imicalem, un noble seigneur sarrasin ; Raoul en tua ( fol. 43 v° ) un autre.

            En cette occasion il y eut un terrible massacre et on trancha tant de membres que personne ne pourrait le raconter. Ainsi Amédon dont nous avons parlé perdit en ce combat deux mille quatre cents chevaliers et Charles deux cent quatre ; comme c'était la nuit, la bataille cessa et chacun des deux camps quitta le champ de bataille, les chrétiens joyeux et les autres attristés ; ils s'occupèrent de faire garder la cité et la reine les méprisa fort.

            Le lendemain tous les seigneurs de l'armée se rassemblèrent près de la tente de Charles et Hélias en présence de tous commença à tenir ce discours : "Personne, parmi ceux qui connaissaient Thomas et ses compagnons, ne peut douter que leurs âmes ne soient placées dans le royaume céleste[161] ; nous en avons eu la preuve par de nombreux miracles que le créateur pour l'amour d'eux a réalisés manifestement sur cette terre ; il n'est donc pas convenable que nous ayons tant tardé à les ensevelir. C'est pourquoi je prie le très aimé de Dieu empereur Charles, qui est mon seigneur, pour qu'il daigne vouloir faire ensevelir leurs corps et leur faire rendre les honneurs que nous pouvons leur donner pour leurs funérailles. " Tous furent d'accord et approuvèrent l'idée ; Charles dit alors : "Ce que Hélias dit est bon et juste ; moi-même j'irais là-bas si je pouvais laisser l'armée. Mais l'archevêque Turpin le fera en compagnie de Richard, archevêque de Paris, de Robert, évêque de Chartres, de Raoul, évêque d'Orléans, de l'évêque de Saintonges, de l'évêque du Poitou ( fol. 44 r° ) et de celui d'Angoulême. Comme les ermites étaient sept, il y aura sept évêques pour leurs funérailles. Et je les prie de les faire ensevelir avec les plus grands honneurs possibles et dans de belles tombes. "

            Ainsi qu'il l'avait ordonné, ils se préparèrent tous ; ils étaient trois cents sous les armes et vers la neuvième heure ils étaient arrivés à La Grasse où ils furent reçus par les moines de l'abbaye avec une grande procession. Quand ils eurent attaché[162] les chevaux, ils entrèrent dans l'église. Après avoir prié, Turpin alla à l'endroit où était Thomas ; quand Turpin vit son corps, il se mit à pleurer et il fut imité par ses compagnons. Comme c'était la nuit, ils ne purent les ensevelir, mais le lendemain tous les évêques chantèrent la messe pour le repos de leurs âmes puis ils les ensevelirent. Ils placèrent Thomas devant l'autel principal[163], à trois brasses et demie et Germain à côté de lui devant le fauteuil de l'abbé, à quatre pieds et demi. Ils mirent Philippe à côté du fauteuil de l'abbé ; celui qui était né en Grèce, ils le placèrent devant l'autel de Saint Thomas et à ses côtés ils en mirent deux autres. Le sixième fut placé à côté de l'autel de Saint Martial et le dernier près de lui. Tandis qu'ils recouvraient les corps, une clarté descendit du ciel sur eux, si grande qu'elle les éblouissait ; ils entendirent dans l'église des chants angéliques si doux qu'ils furent tous ravis d'étonnement. Après cela, l'archevêque Turpin dit : "Sans aucun doute nous pouvons voir clairement que leurs âmes sont placées au Palais céleste. " Il demanda à l'abbé ( fol. 44 v° ) d'organiser chaque année une commémoration pour célébrer leur gloire et pour leur rendre honneur. L'abbé et les moines l'acceptèrent et lui dirent qu'ils le feraient bien ; comme c'était la nuit, ils ne purent quitter le monastère.

            Le lendemain matin, ils s'en allèrent et se mirent en route ; quand ils furent à Narbonne, Charles fut très content et heureux de leur retour. Ils lui racontèrent ce qu'ils avaient fait, la clarté et les chants angéliques qu'ils avaient perçus. Quand Charles entendit ces nouvelles, il fut fort content, s'en réjouit beaucoup et rendit grâce à Dieu. Ensuite Turpin demanda à Charles s'ils avaient combattu ou été attaqués. Celui-ci lui répondit que depuis leur départ ils ne s'étaient pas souciés de batailler, car les hommes[164] étaient fatigués et il leur fallait se reposer.

            Tandis qu'ils échangeaient ces propos, arriva un messager d'Olivier, qui venait d'Espagne ; il raconta à Charles que cette nuit-là du secours devait arriver et entrer dans Narbonne, de la part de l'Almansour ; il devait en venir de la Valh Furrana, d'Alméria, de Valence et en comptant les cavaliers et les hommes de pied ils étaient soixante-dix mille. Charles dit alors : "Qu'ils viennent pour leur perte !" Ensuite il appela Roland et Olivier et leur raconta tout ; il leur demanda de s'armer et d'être vigilants. Tout joyeux, ils prirent vite leurs armes : ils étaient trente mille chevaliers et comme c'était la nuit ils se reposèrent à Saint-Crésent[165]. Vers le milieu de la nuit ils virent les Sarrasins arriver et une grande bataille fut alors livrée où les Sarrasins furent vaincus. Olivier captura le roi de Valence, Engelier Alcacim[166] de Denia et Roland ( fol. 45 r° ) tua le roi de Murcie, ainsi que Braham, prince des Sarrasins. ( Tous les Sarrasins ) furent alors tués et mis en pièces, mais seulement sept cents chrétiens périrent.

            Bientôt il fit jour et les chrétiens prirent tout ce qu'ils apportaient : les chevaux, les armes, le vin[167], le blé et toutes sortes d'animaux, en nombre incalculable. Avec tout ce butin ils regagnèrent leurs tentes. Le roi de Valence promit en échange de sa vie de leur donner cent mules chargées d'or et d'argent, mille samits[168] de soie, mille autres pièces de soie[169], mille beaux et précieux chevaux et cent faucons montagnards[170]. Olivier lui répondit : "Je ferai de vous ce que voudra Charles, car la possibilité de recevoir de vous une rançon[171] dépend de lui seulement. " Quand Charles les vit, il leur demanda ce qu'ils avaient fait. Engelier lui répondit : "Pendant que vous dormiez, nous étions à la bataille. " Il lui raconta suivant l'ordre chronologique tout ce qu'ils avaient fait. Charles eut beaucoup de plaisir à apprendre la victoire mais il fut irrité par la mort des chrétiens qu'il fit tous ensevelir à Saint-Félix honorablement. Olivier dit à Charles : "Sire, j'ai capturé le roi de Valence et il nous promet une grosse rançon si vous ne le faites pas tuer et si vous voulez bien le libérer. " Charles lui répondit : "Ami Olivier, jamais l'argent ni les autres biens ne nous manqueront, mais cet homme est l'oncle de Matran : ainsi si ce dernier veut remettre Narbonne, nous le délivrerons. S'il refuse de le faire, nous lui trancherons la tête et membre par membre nous le ferons jeter à l'aide des mangonneaux à l'intérieur de la cité. " Ils lui attachèrent les mains, puis ils l'emmenèrent à la Porte Royale où Olivier dit à Matran que son oncle était là prisonnier et que, s'il voulait remettre Narbonne à Charles, il lui rendrait ( fol. 45 v° ) son oncle ; s'il refusait, il lui trancherait la tête. Matran lui répondit qu'en échange de tous ses proches parents il ne donnerait pas un denier et il s'éloigna.

            Quand Olivier entendit cette réponse, il décapita le Sarrasin et fit jeter la tête et les autres membres à l'aide des mangonneaux dans la cité. Quand Matran vit la tête de son oncle, il fut complètement abasourdi, il ressentit une grande douleur et une grande tristesse. Tous les autres dirent : "Puisque les chrétiens ont ainsi agi avec le roi de Valence, que feraient-ils de nous s'ils pouvaient nous tenir ? Par ailleurs nous savons bien que jamais vous n'aurez de secours, puisque ceux qui étaient venus à vous sont morts maintenant. " La douleur et la peine étaient si grandes parmi eux qu'aucun d'eux ne pouvait en réconforter un autre. Borrelh dit alors : "Quant à moi, je sais que je mourrai ici, mais avant que je meure, je le leur ferai payer cher et cruellement. " Aménadon, frère de la reine, dit ces mots : "Il vaudrait mieux que nous nous échappions, de nuit ou de jour. " Matran leur répondit : "Ne soyez pas autant épouvantés, car nous avons une bonne cité, bien fortifiée. Nous savons de façon certaine que Marsile viendra nous secourir rapidement. " Alors ils se réconfortèrent un peu. Mais la reine leur dit : "Les paroles que vient de dire Matran sont vaines et sans profit. Ou vous autres vous recevrez bientôt le baptême ou par la main de Charles ou des siens, si vous le refusez, vous mourrez vite. " Elle leur dit beaucoup d'autres mauvaises paroles ; comme ils étaient accablés de peine et de colère, ils s'éloignèrent et la laissèrent.

            Le lendemain matin, Borrelh, Aménadon et Matran firent armer leurs ( fol. 46 r° ) compagnons ; ils se retrouvèrent cinq mille à cheval et sortirent par la porte de l'eau. Avant que les chrétiens n'eussent eu le temps de s'armer et de sortir de leurs lits, les Sarrasins chargèrent vers leurs tentes et tuèrent quatre cents chrétiens. Borrelh rencontra Lambert, évêque du Limousin, qui revenait, avec seulement cinq compagnons, de chercher de l'eau et il les tua. Roland entendit le vacarme et les cris ; ils trouvèrent l'évêque et ses compagnons morts, ainsi que quelques autres. Charles et les autres plaignirent beaucoup l'évêque car c'était un homme valeureux. Roland dit alors : "Cessons de nous lamenter et vengeons-le. " Aussitôt il donna sur les Sarrasins et il fendit un chevalier en deux et quand ils voulurent relever son corps, il en tua un second, puis quinze autres, avant d'avoir tiré les rênes de son cheval. En cette occasion on se livra une grande bataille.

            Cependant les Sarrasins ne purent plus faire face aux chrétiens et chacun d'eux à l'envi s'efforça d'entrer dans la cité. Mais avant que Borrelh ne fût arrivé aux portes de la cité, Roland l'avait rattrapé et il lui dit : "Hé, Borrelh, en beaucoup d'occasions tu nous as causé de grands dommages, mais maintenant l'heure est venue où tu vas le payer cher. Toutefois si tu voulais te baptiser, je te prendrais comme compagnon et je demanderais à Charles de te faire de grands dons car il m'est pénible, à cause de ta prouesse, de penser que tu puisses mourir en croyant aux hérésies sarrasines[172]. " Borrelh lui répondit : "Si tu me donnais cent cités, je ne me baptiserais pas. Mais vous ferez un grand geste courtois : je sais que vous êtes le meilleur chevalier de toute la chrétienté ; quant à moi, je crois être le meilleur de notre nation ; combattons donc ensemble au ( fol. 46 v° ) Breuil, devant les deux armées ; je dis et j'affirme que Mahomet est plus puissant que votre Christ, qu'il vaut plus[173]. Aujourd'hui sous les yeux de tous je vous vaincrai. " Roland lui répliqua : "La bataille, je la veux aussi, cela me convient et je la livrerai. Mais encore une fois je voudrais te prier de te baptiser, tu serais au nombre des meilleurs chevaliers, des plus honorés à la cour de Charles. "

            Tandis qu'ils parlaient, Aymeri de Narbonne vint vers eux et dit à Borrelh qu'il devait lui remettre Narbonne ; s'il refusait de le faire, il le considérerait comme un fourbe et un traître[174]. Borrelh lui répondit en lui disant qu'il mentait et que, si Roland l'acceptait, sur le champ, il lui en rendrait raison. Roland lui dit : "Je le veux bien et je vous promets que personne parmi tous les hommes de Charles ne s'en prendra à vous. Quant à vous deux, faites du mieux que vous pourrez. " Alors avec allégresse, sous les regards des deux camps, ils s'éloignèrent l'un de l'autre et ils se jetèrent l'un sur l'autre avec tant de rage, tant de violence qu'ils brisèrent leurs écus et leurs lances, qu'ils rompirent les sangles de leurs selles, les harnais de poitrail et chacun d'eux tomba à terre, renversé.

            Alors les chrétiens coururent sur Borrelh et crurent le tuer ou le capturer, mais il tira son épée et tua deux chevaux et ceux qui les montaient. Quand Roland vit cela, lui qui avait donné son assurance à Borrelh, il se précipita sur les chrétiens et il en blessa beaucoup ; il les empêcha de toucher à Borrelh. Puis Borrelh remonta à cheval et rentra dans la cité. Aymeri retourna parmi les siens.

            Quand Borrelh se fut lavé et équipé à nouveau, en raison de sa chute, il sortit de la cité et ( fol. 47 r° ) demanda Roland ; celui-ci vint et lui dit encore de se baptiser. Tandis qu'ils parlaient, Amédon vint vers eux et dit à Borrelh qu'il ne le laisserait pas combattre seul ; on devait appeler Olivier : tous deux ils combattraient contre Roland et Olivier[175]. Borrelh lui dit : "Maintenant je vois bien que tu es preux et de bon lignage ; puisque tu le veux, qu'il en soit ainsi. " Il dit à Roland d'appeler Olivier, de le faire venir. Roland le fit. Quand Olivier fut présent parmi eux, Borrelh lui dit qu'il avait devant lui Amédon, fils de l'Almansour de Cordoue, qui voulait combattre contre lui ; tous deux, ils combattraient contre Roland et Olivier. Il affirmait que Mahomet avait plus de puissance que le Christ. Olivier lui répondit qu'il acceptait l'idée du combat ; ils se retrouvèrent tous les quatre en armes au Breuil, sous les regards des deux camps. Roland pria Borrelh et son compagnon de se baptiser, mais ils refusèrent.

            Alors Borrelh et Roland vinrent l'un sur l'autre, mais Roland ne voulut pas mettre le fer de sa lance devant lui ; ils se frappèrent si fort tous deux que Borrelh brisa sa lance ; Roland frappa Borrelh et le jeta à terre, à bas de son cheval. Borrelh se releva de terre et tira l'épée ; il donna un tel coup au cheval de Roland qu'il lui trancha la tête d'un coup. Alors ils se retrouvèrent tous deux à pied ; une fois de plus Borrelh crut trancher un pied de Roland avec son épée. Roland sauta en arrière de deux stades[176] et l'épée de Borrelh s'enfonça dans le sol jusqu'à la moitié. Roland s'approcha de lui et le pria de se baptiser, mais Borrelh lui dit que son baptême lui aurait été peu utile s'il avait pu l'atteindre de son épée. Il le frappa une nouvelle fois si fort qu'il lui brisa la moitié du cercle[177] ( fol. 47 v° ) du heaume et la moitié de l'écu et les fit tomber à terre. Quand Roland vit le comportement de Borrelh et s'aperçut que, malgré son intention de ne pas le toucher et de le faire baptiser s'il le pouvait, ce dernier refusait de se convertir, il lui donna un tel coup de son épée Durendal qu'il lui trancha à la hauteur de l'épaule le bras ; ensuite il le décapita.

            Olivier et Amédon vinrent l'un sur l'autre ; Amédon donna un tel coup à Olivier qu'il lui perça l'écu et le haubert, ( mais il ne l'atteignit pas ) au corps et il brisa sa lance. Olivier le frappa de telle sorte qu'il lui troua l'écu et le haubert, le transperça et le renversa à terre ; il l'avait tué. Il fit ensuite démembrer le corps et le fit jeter à l'aide des mangonneaux dans la cité.

            Quand la reine vit que son frère était mort, elle fut bouleversée, en proie à une grande douleur, triste et éplorée. Matran et tous ceux de la cité sous le coup de la peur et de la douleur furent épouvantés. Matran pour réconforter les autres jura qu'il vengerait cruellement la mort des siens ; il les réconforta du mieux qu'il put. La reine dit à Matran : "Les réconforts que vous donnez ne sont rien, n'ont aucune valeur ; ne pouvez-vous donc pas voir maintenant que Mahomet et votre dieu n'ont aucune puissance ? Je voudrais donc vous conseiller de remettre Narbonne à Charles et de vous faire baptiser. " Merleran de son côté lui donna le même conseil, mais Matran les insulta et leur fit des reproches ; il tint leur conseil pour mauvais et le rejeta.

            Les Juifs qui habitaient la cité connurent par leurs procédés de divination[178] que Charles prendrait la cité et qu'il deviendrait seigneur de toute la terre en deçà de la mer. Ils tinrent conseil entre eux et se rendirent auprès de Matran pour lui dire de faire la paix[179] avec Charles à n'importe quel prix s'il le pouvait ; s'il n'agissait ( fol. 48 r° ) pas ainsi, il devait savoir en toute certitude qu'il perdrait la cité et que Charles le tuerait ainsi que tous ses partisans. Matran fut indigné et méprisa leur conseil ; il leur dit qu'il n'agirait ainsi pour rien au monde, car il espérait recevoir sous peu de bons conseils et de grands secours de Marsile avec lesquels il vaincrait et détruirait Charles et toutes ses troupes. Il était sûr de ces nouvelles par des messagers de l'Almansour. Ils lui répondirent que cet espoir ne valait rien, qu'ils préféraient se rendre à Charles plutôt que de mourir, mais que de toute façon ils agiraient selon sa volonté. Matran leur interdit de se rendre à Charles.

            Cependant ils méprisèrent ses ordres et ils désignèrent Isaac et dix autres Juifs qu'ils envoyèrent à Charles, porteurs de soixante-dix mille marcs d'argent. Ils allèrent à lui et le saluèrent. Isaac parla le premier et dit : "Seigneur roi, nous savons bien ( par nos méthodes divinatoires ) que Narbonne ne peut plus résister désormais ni s'opposer à vous. Nous autres Juifs, nous vous demandons miséricorde pour nous et tous ceux de la ville ; nous ferons votre volonté. " Charles leur répondit ainsi : "Celui qui demande merci doit être écouté ; je vous prends sous ma protection[180] et je vous défendrai. " Isaac lui répondit : "Sire, ne croyez pas que nous vous trahissions jamais, car nous ne tenons rien de Matran comme seigneur, nous lui devons seulement une certaine quantité d'argent[181] en échange de sa protection. Par ailleurs nous vous prions de nous laisser tout le temps avoir un roi de notre nation à Narbonne, car il doit en être ainsi. C'est en son nom que nous sommes venus ( fol. 48 v° ), il est du lignage de David et de Baacha[182]. Il vous envoie par notre entremise soixante-dix mille marcs d'argent et, si vous en voulez davantage, vous en aurez davantage. Tout ce que nous possédons est vôtre. En outre nous vous conseillons d'attaquer la cité du côté que nous défendons, ainsi vous la prendrez, car nous tenons cent brasses des remparts et personne ne vous jettera de pierre ou n'osera vous faire du mal. " Charles leur accorda tout ce qu'ils demandaient et accepta leur argent ; ils lui remirent ainsi la cité.

            Quand ces messagers furent rentrés dans la cité, ils rapportèrent aux autres Juifs les propos qu'ils avaient échangés avec Charles et leurs accords ; tous approuvèrent la réponse de Charles et ils en furent très contents.

            Comme Charles et le seigneur pape étaient réunis avec tous les seigneurs de l'armée à l'occasion de la venue des Juifs, le patriarche de Jérusalem demanda la permission de leur parler, ce qu'on lui accorda. Tandis qu'il parlait de l'évêque du Limousin, demandant qu'on portât son corps à La Grasse, un carreau d'arbalète, provenant de la cité, le frappa si violemment vers l'oeil droit qu'il lui ressortit par l'occiput ; il tomba aux pieds de Charles tout étonné. Il se releva et pria le seigneur Charles et le pape de faire porter son corps à La Grasse ; tous deux, peinés, acceptèrent sa demande. Quand on lui eut enlevé le carreau, sous les yeux de tous, il mourut. Après qu'on eut déposé le corps sur une belle couche, Roland leur cria à haute voix d'aller s'armer pour venger sa mort. Ainsi qu'il le leur avait demandé, ils agirent et ils attaquèrent la cité de toutes parts.

            Les Juifs voulaient la remettre à Charles, mais Matran courut là où ils étaient avec ( fol. 49 r° ) une grande masse de Sarrasins et de chevaliers ; comme il avait plus d'hommes que les Juifs, il les empêcha de remettre la ville : il y eut ainsi une grande mêlée entre eux.

            Tandis que cet affrontement se passait et que les chrétiens attaquaient la ville, la reine[183] en compagnie de Merleran et de cinquante damoiseaux et damoiselles, emportant autant d'or et d'argent qu'ils le pouvaient, sortirent rejoindre Charles. Quand ce dernier la vit, il l'accueillit avec une grande joie. Elle lui dit alors : "Sire roi, nous venons à vous abandonnant ( notre religion, ) notre nation et tous nos biens pour l'honneur et la gloire de Dieu et de sa bienheureuse mère : nous désirons être baptisés. Je m'adresse à votre bonté, dit la reine, pour vous demander de nous donner des époux, à moi et à ces vierges, quand nous serons baptisées. Entre-temps veillez sur nous pour nous épargner toute honte et tout outrage ; faites nous baptiser à La Grasse. " Charles ému de pitié, le visage reflétant la joie qu'il éprouvait, lui répondit qu'il agirait ainsi et qu'il ferait tout ce qu'elle voudrait. Il la logea avec ses compagnons dans sa propre tente et les combats cessèrent. Roland et les autres seigneurs vinrent rendre visite à la reine et la consoler, lui promettant de lui rendre tous les honneurs qu'ils pourraient ; cette attitude procura une grande joie à la reine Oriande.

            Cependant Matran, lorsqu'il apprit qu'il avait perdu son épouse, éprouva une grande douleur ; il entra dans une grande colère, jurant par Mahomet qu'il trancherait la tête de Charles qui lui avait volé sa femme, si jamais il pouvait le rencontrer quelque part. Il lui envoya un messager pour qu'il la lui rendît mais Charles lui répondit qu'il ne lui l'avait pas volée ; c'était le créateur ( fol. 49 v° ) de tout ce qui existe qui lui avait donné le désir de se faire baptiser. Cependant, si Matran voulait se baptiser, il lui rendrait sa femme et lui donnerait plus de terres qu'il n'en avait jamais eu. Le messager rapporta tous ces propos à Matran, mais quand ce dernier les entendit, il les trouva indignes, il les considéra comme des moqueries quand il entendit parler de baptême. Il prit ses armes et fit armer tous les siens, puis il sortit de la cité ; au Breuil il aperçut Charles qui s'était armé. Matran l'appela et lui dit que, s'il ne lui rendait pas sa femme, il le considérerait comme un méchant traître ; il ne devrait plus être désigné sous le nom de roi. Lorsque Charles entendit ces mots, il le pria fortement de se faire baptiser et il lui dit qu'il lui rendrait sa femme. Mais à nouveau Matran traita Charles de traître et lui dit que parce qu'il agissait ainsi il devait lui en rendre raison sur le champ. Quand Charles entendit ces propos il les tint pour nuls et non avenus et il lui lança un défi.

            Matran, aussi vite qu'il le put, se précipita sur Charles et le frappa si fort qu'il lui perça l'écu, mais il brisa sa lance et ne put lui faire aucun mal ; Charles ne fut même pas déséquilibré par le coup et ne chancela pas sur sa selle. Charles tira alors son épée qui avait pour nom Joyeuse et il donna un tel coup à Matran sur le milieu du heaume qu'il le coupa en deux et son épée alla jusqu'à la selle : les diables emportèrent l'âme de Matran en enfer[184].

            Lorsque les Juifs virent que Matran était mort, ils montèrent, à plus de cinq cents en armes, vers les palais ; plus de quatre cents allèrent vers la Porte Royale et ils ne laissèrent pas les Sarrasins rentrer dans la ville. Roland et toute l'armée se jetèrent sur les Sarrasins et à l'extérieur, devant la Porte Royale, ils en tuèrent plus de sept mille. Ensuite les chrétiens allèrent vers la Porte Royale et les Juifs ( fol. 50 r° ) les laissèrent entrer. Aymeri alla au palais du roi que les Juifs lui remirent et ils y firent flotter au dessus la bannière de Charles. Puis ils parcoururent toute la ville et à l'autre palais de la Porte de l'eau ils tuèrent plus de cinq mille Sarrasins qui s'opposaient à eux ; ainsi la cité fut conquise complètement.

            Charles fit crier à travers toute la cité que personne ne devait avoir l'audace de rien toucher en quelque endroit, car il ne voulait pas donner une cité pauvre à un aussi noble seigneur qu'Aymeri. Désormais tout fut en sécurité et aucun Sarrasin qui acceptait de se baptiser[185] ne mourut. Les autres furent mis en pièces ; c'est ainsi que fut conquise la cité et les chrétiens passèrent la nuit, les uns dans la cité, les autres à l'extérieur, mais tous éprouvaient une grande joie. La cité fut ainsi conquise au bout de cinq mois de siège.

            Le lendemain, Charles fit transporter les corps du patriarche de Jérusalem et de l'évêque du Limousin, ainsi que ceux des nobles seigneurs morts au combat, à La Grasse ; il demanda de ne pas les ensevelir avant son arrivée ; entre-temps on devait les veiller avec de grands honneurs.

            C'est bien au bout de huit jours, après la prise de la cité, que Charles tint une grande cour, rassemblant tout le monde, où il fit le partage de la cité. Il y nomma comme archevêque Thomas de Normandie, mettant sous son autorité dix évêques, et il lui donna le tiers de la cité. Il fit bâtir une église pour Madame Sainte Marie et lui donna beaucoup de possessions. Il donna semblablement aux Juifs le deuxième tiers de la cité, car ils la lui avaient remise, et il leur accorda d'avoir un roi à leur volonté. Puis il siégea au palais tenant en sa main un sceptre royal et il était entouré d'une grande multitude de nobles et honorables seigneurs. ( fol. 50 v° )

            Il appela Aymeri de Narbonne et le fit venir devant lui pour lui dire ces mots : "Seigneur Aymeri, j'ai donné un tiers de la cité à l'archevêque, j'en ai donné un autre aux Juifs, le dernier sera donc vôtre. Comme j'ai donné deux parts de la ville, dites-moi si vous approuvez cette décision ou non. " Aymeri lui répondit en lui disant : "Sire, vous ne devez pas me demander de telles choses, car vous savez bien, vous devez le savoir en tout cas, que si j'avais dix cités vous pourriez les donner toutes les dix ainsi que moi-même, car jamais je ne vous désobéirai en aucune chose, mais au contraire en toute occasion je ferai et j'accomplirai vos volontés. " L'empereur lui dit alors : "Vous avez répondu comme un noble seigneur et pour cette raison vous en recevrez sur le champ une récompense : en échange d'un des tiers dont nous avons parlé, je vous donne la cité de Bésiers, pour le deuxième, je vous donne Agde et le port maritime. Je vous donne encore Maguelonne, Usès, Nîmes, Arles, Avignon, Orange, le Vivarais ; comme Valence appartient à votre oncle, je ne peux vous la donner, ainsi que Vienne. Je vous donne encore Lyon qui se trouve sur le fleuve Rhône, Rodèz, Lodève, Cahors, Toulouse, Albi, Carcassonne, Rennes[186], Elne, Ampurias, Collioure, Gérone, Barcelone, Tarragone ; ainsi vous aurez vingt-trois royaumes sarrasins. Pour Narbonne vous serez duc, pour Toulouse comte et pour les autres cités marquis. Recevez sur le champ la seigneurie des cités qui sont conquises, pour celles qui ne sont pas encore conquises, vous les aurez quand Dieu le voudra. Avec ces villes vous pourrez vous entretenir comme un homme preux, vous pourrez donner et dépenser largement. Je vous confirme le don de ces cités devant tous ces témoins et nous vous livrons ( fol. 51 r° ) le gant[187] royal en signe et garantie de possession. " Le seigneur Aymeri lui rendit grâce à genoux et accepta le don. Il se fit son homme lige et par amitié pour lui trente chevaliers firent de même. Aymeri reçut le gant ; tous ses parents et ses cousins jurèrent hommage à Charles pour l'honneur et le don faits à Aymeri, promettant à l'empereur qu'ils feraient toujours ce qu'il voudrait ; ils ne craindraient nul danger mortel pour accomplir toujours sa volonté.

            Toute la cour rendit grâce à Charles pour le don qu'il avait fait à Aymeri. Après cette cérémonie, ils sortirent du palais, manifestant une grande joie et une grande allégresse. Roland et Olivier allèrent à la tente de Charles pour rendre visite à Oriande et ils la prièrent d'entrer dans la cité. Mais elle dit qu'elle n'en ferait rien et qu'ils ne devaient pas mal prendre son refus d'y aller, car cela lui rappellerait qu'auparavant elle était reine de ce lieu et cela la ferait mourir aussitôt de douleur. Alors, après beaucoup de bonnes paroles courtoises[188] qu'ils lui dirent, Roland lui demanda quel mari elle voudrait ; il lui demanda si, en son coeur, elle avait songé à choisir celui qui lui plairait le plus. Elle lui répondit que, s'il était d'accord ainsi que Charles son seigneur, elle voulait pour mari Falcon de Montclair. —"Certes, dit Roland, vous avez très bien choisi, car, si cela pouvait se faire, il n'y a pas dans le monde de plus noble seigneur. Vous l'obtiendrez sans doute et vous serez à ses côtés une noble et bonne dame. Vous serez, si Dieu le veut, baptisée à La Grasse, sous peu. —Je le veux, dit-elle, plus que rien au monde et je le désire. Il m'est très pénible de penser que j'ai tant tardé ( fol. 51 v° ) à me faire baptiser. "

            Tandis qu'ils échangeaient ces propos entre eux, Falcon de Montclair, l'évêque de Carcassonne et l'abbé de La Grasse arrivèrent, se réjouissant et se félicitant de la prise de la cité. Roland prit congé de la dame et sortit à leur devant ; il leur conta de quelle façon ils avaient conquis la cité et les mena auprès de l'empereur Charles, tout en manifestant une grande allégresse. Roland tira à l'écart l'empereur Charles pour lui conter comment Oriande avait choisi pour mari Falcon de Montclair ; il lui expliqua pourquoi elle ne voulait pas entrer dans la cité, lui racontant tout en détails. Charles dit qu'Oriande de toute façon l'obtiendrait pour mari. Après ces mots, comme il était nuit, ils sortirent tous du palais.

            Le lendemain, quand la cour tout entière fut assemblée et en présence de tous les grands seigneurs, Charles appela Falcon de Montclair et lui dit qu'il lui donnerait comme épouse Oriande, l'ancienne femme de Matran ; il lui donnerait avec elle la cité d'Albi et tout le comté, mais Falcon serait le vassal du seigneur[189] de Toulouse et tiendrait sa terre de lui. Falcon lui répondit en lui disant qu'il ferait tout ce que Charles voudrait et il accepta le don de la cité avec l'accord du seigneur Aymeri. Devant Aymeri il se fit son homme lige et le seigneur Aymeri lui promit qu'il lui donnerait encore davantage, qu'il l'aimerait et l'honorerait. Charles, Falcon et tous les autres allèrent voir Oriande et, quand ils furent en sa présence, Charles lui dit : "Madame, voici Falcon que vous demandez à Roland comme époux et pour l'amour de vous nous lui donnons, et à vous également, la cité d'Albi et tout le comté. Quand vous serez baptisée, il vous prendra comme épouse. " Oriande fut très heureuse et rendit fortement grâce à Charles ( fol. 52 r° ) et elle eut une longue conversation avec Falcon ; ils passèrent cette journée dans une grande allégresse, aussi bien à l'intérieur de la tente qu'à l'extérieur.

            Le lendemain matin, Aymeri, sur le conseil de Charles, nomma et établit à Narbonne comme sénéchal[190] Robert, qui était d'origine normande ; il lui confia sept cents chevaliers et lui commanda de garder Narbonne, quel que soit l'endroit où lui pourrait aller. Cela fait, Charles, après avoir pris congé et garni la cité, s'en alla à La Grasse avec la dame Oriande. Vers la neuvième heure ils y furent reçus avec grande allégresse et on organisa une procession. Charles avait fait apporter des provisions pour cinq jours et il ne voulut rien accepter des moines cette nuit-là. Le lendemain, ils chantèrent la messe pour les fidèles défunts et ils ensevelirent le patriarche de Jérusalem derrière l'autel principal, vers le milieu de la fenêtre principale de la chapelle ; quant à l'évêque du Limousin, ils le mirent derrière l'autel de Saint Pierre et ils placèrent l'abbé de Saint-Michel derrière l'autel de Saint André. Après cela, le seigneur pape en compagnie de quatre cents évêques consacra avec honneur le cimetière. Puis ils gagnèrent tous l'église. Le seigneur Aymes de Bavière leur donna à tous ce dont ils avaient besoin comme nourriture. Quant à Charles, il mangea dans sa tente en compagnie de cent chevaliers, de Falcon et d'Oriande.

            Le lendemain matin, le seigneur pape en personne chanta la messe. La dame Oriande, vêtue d'une robe de soie blanche, fut baptisée de façon solennelle dans un bassin[191] plein d'eau et Charles la tint sur les fonts baptismaux et fut son parrain. Elle fut désormais appelée Oriande de Montclair. Aussitôt après Falcon la prit comme ( fol. 52 v° ) épouse. Quand la messe fut chantée, ils sortirent du monastère. Alors la dame Oriande offrit pour l'autel de Madame Sainte Marie deux belles pièces de soie, de belle qualité, et une autre pièce pour chacun des autels. Quand ils furent arrivés à sa tente, Charles donna à sa filleule cent nobles et beaux chevaux avec cent manteaux et tuniques fourrées de vair et de peaux d'hermines, il lui donna une centaine de coupes et de hanaps d'or et d'argent et il la pria d'être une dame de bien et une bonne chrétienne, d'aimer Dieu, de faire du bien aux pauvres, de se parer de bonnes manières, de générosité et de sagesse. Elle eut grand plaisir à voir comment Charles lui faisait la morale avec tant de douceur et de bonté, en versant des larmes, et elle lui rendit grâce, leur promettant à tous qu'elle agirait ainsi, du mieux qu'elle le pourrait, en toutes choses et qu'elle serait toujours prête à faire et à parler selon la volonté de Charles. Le seigneur Aymeri lui donna mille marcs d'argent et la pria de lui pardonner la mort de ses proches parents et d'avoir de l'amitié pour lui ; de son côté il lui porterait toujours assistance et secours si elle en avait besoin. Elle lui pardonna tout et dit que Falcon et elle agiraient selon toutes ses volontés.

            Cela fait, le lendemain matin, Falcon prit congé et, accompagné de sa femme et de trois cents chevaliers, il se dirigea vers Albi et Montclair. Charles resta à La Grasse, se préoccupant d'organiser ses entreprises et de préparer ses projets. Il pria les moines de bien se conduire, de s'efforcer d'accomplir le bien et de servir leur ordre. Pour sa part, il augmenterait toujours les possessions qu'il leur avait données, selon les ( fol. 53 r° ) terres qu'il pourrait conquérir. Ensuite il dit au seigneur Aymeri de Narbonne de se faire l'homme lige[192] de Madame Sainte Marie de La Grasse et de lui jurer hommage ; ainsi elle le protégerait et le défendrait. Le seigneur Aymeri, à genoux devant l'autel, prêta aussitôt hommage, promettant de toujours aimer ce lieu comme un bon vassal. Il offrit à l'autel un calice recouvert d'or et cinq pièces de soie. Après cela, en présence de Charles, il donna au monastère et à l'abbé Borriane[193], c'est à dire Lézignan[194], ainsi que Roubia[195] et La Vérine[196] tout entière, leur promettant de leur donner davantage quand il en aurait plus conquis. Il accorda ce don en présence de tous et l'abbé et les moines lui rendirent bien grâce de ce don qui fut consigné par écrit et confirmé par Charles. Ensuite Hélias dit à Charles que, s'il le voulait, il irait avec lui en Espagne et qu'il était toujours prêt à soutenir sa cause et à agir selon sa volonté. Charles lui dit de ne pas partir avec lui, car le monastère était encore pauvre et récent, il ne voulait pas qu'il fût détruit par des dépenses.

            Tandis qu'ils discutaient de cela, deux messagers arrivèrent de Narbonne pour le seigneur Aymeri. Ils le trouvèrent à côté de l'église Saint-Michel, le saluèrent et lui racontèrent que Marsile s'apprêtait à entrer incessamment dans Narbonne, ainsi que l'Almansour de Cordoue, accompagné de trois cent mille chevaliers et d'un nombre incalculable d'hommes de pied[197] ; ils menaçaient les chrétiens et croyaient que Charles était rentré en France. Ces deux messagers n'avaient pas achevé de donner leurs nouvelles que deux autres arrivèrent : ils apprirent que Narbonne était assiégée et que le ( fol. 53 v° ) monastère de Saint-Crésent venait d'être détruit, ainsi que ceux de Saint-Paul et de Saint-Félix ; Aymeri devait savoir que les Sarrasins étaient nombreux, en nombre incalculable. Ces derniers messagers n'avaient pas fini de dire leur message que deux autres arrivèrent qui racontèrent que plus de cent mille chevaliers à cheval avaient détruit Borriane et ravageaient toutes les terres ; ils volaient les boeufs, les vaches, tout le bétail qu'ils trouvaient et ils étaient déjà parvenus à Saint-Michel de Nahuse[198]. Au bord de l'Orbieu ils avaient réunis du bétail en immense quantité. Alors, quand Charles apprit ces nouvelles, il envoya en beaucoup d'endroits ses messagers, ordonnant que tout homme capable de porter les armes vînt à lui ; personne ne devait avoir l'audace de rester chez soi : si quelqu'un restait chez lui, il aurait perdu à jamais l'amitié de Charles. Il envoya des messages à Toulouse, à Albi, à Cahors, à Limoges, en Périgord, à Angoulême, à Bordeaux, à Poitiers, en Normandie, à Agen, à Bayonne, au Carlat, à Montauban, à Rodez, à Couserans, en Vivarais et en beaucoup d'autres cités ; il s'adressait aux clercs comme aux laïcs, à tous ceux capables de porter des armes ; ils devaient apporter des provisions pour trois mois. Les messagers étaient au nombre de trois cents, portant des lettres de Charles, scellées du cachet de l'anneau de Charles.

            Après cela, Charles fit ajouter au monastère des tours et des fortifications : au cas où les Sarrasins viendraient en ce lieu et s'il n'y était pas, ils ne pourraient pas détruire le monastère. Roland, Aymeri et tous les autres pairs, accompagnés de quinze mille chevaliers, quittèrent La Grasse, un vendredi matin, alors qu'il faisait encore nuit, ( fol. 54 r° ) et vers l'aube ils étaient près de Narbonne. Alors ils sanglèrent leurs chevaux, préparèrent avec soin leurs armures et ( ils se jetèrent ) en plein sur l'armée sarrasine, les massacrant et taillant en pièces jusqu'à Peyriac[199]. Avant que les Sarrasins n'eussent eu le temps de se lever et de s'armer, ils en avaient tué onze mille sept cents ; ils prirent sept mille chevaux, de l'or, de l'argent, des pièces de soie et beaucoup d'autres choses, en grande quantité.

            Marsile en apprenant cela avec tous ceux de son armée cria "aride, aride", ce qui est son cri de guerre, et chaque Sarrasin prit ses armes le plus vite qu'il le put ; entre Peyriac et Saint-Crésent ils se livrèrent une grande joute. Roland fendit par le milieu d'un coup de Durendal, sous les yeux de tous, Plumerat : un tel coup plongea tous les Sarrasins dans l'épouvante. Olivier décapita Aramon, Ogier jeta à terre mort Cabrahet, Samson de Bretagne jouta contre Ospinel et tous deux ils tombèrent à terre, renversés. Aymeri de Narbonne vit Marsile et il lui déclara qu'il avait assiégé Narbonne pour son malheur. Celui-ci lui répondit en lui disant que ni lui ni Charles ni aucun des leurs ne pourraient lui échapper ou fuir de ses mains.

            Tandis qu'ils parlaient ensemble, Roland appela Marsile, vint sur lui au galop et tira son épée ; Marsile le reconnut et aussi vite qu'il le put il s'enfuit vers les siens, mais Roland le poursuivit. Quand Marsile vit qu'il ne pouvait lui échapper, il se laissa tomber du cheval. Comme Roland ( fol. 54 v° ) arrivait sur Marsile à bride abattue, il crut le frapper et donna un tel coup au cheval qu'il le coupa en deux. Marsile cria à haute voix son cri de guerre et il fut secouru et relevé de terre.

            Le seigneur Aymeri de Narbonne vint sur l'Almansour de Cordoue de telle sorte qu'il le jeta à terre et le tua. Sa mort affligea fortement Marsile et tous les siens, ils furent épouvantés ; la joute dura deux jours et en cette occasion moururent trois mille Sarrasins en plus des onze mille dont nous avons déjà parlé.

            Roland et Aymeri, en compagnie des leurs, regagnèrent Narbonne avec beaucoup de butin et c'est dans la joie qu'ils retrouvèrent leurs tentes. Roland et Aymeri envoyèrent leurs messagers à Charles avec des lettres dans lesquelles ils lui disaient de quelle façon ils étaient revenus à Narbonne et comment ils avaient livré une joute contre les Sarrasins ; ils lui disaient qu'ils en avaient tué quatorze mille dont l'Almansour de Cordoue et beaucoup d'autres nobles seigneurs. Très peu de jours après ces événements, Charles alla à Carcassonne où l'évêque le reçut très solennellement et avec une grande joie.

            Le lendemain matin, Falcon de Montclair arriva avec mille chevaliers et trois cents archers[200]. Charles fut très heureux de le voir et lui demanda comment sa femme Oriande se comportait. Il lui répondit qu'elle agissait très bien, qu'elle était une dame de bien et loyale ; ensuite il lui annonça que tout le monde venait, que le père n'excusait pas le fils ni le fils son père, mais qu'au contraire tous venaient avec allégresse. Charles lui raconta comment Roland avait combattu et lui annonça la mort de l'Almansour de Cordoue ; il lui dit que sous peu ( fol. 55 r° ) il serait seigneur de Cordoue et il lui promit de lui donner beaucoup et de lui faire beaucoup de bien. Falcon campa hors de la ville avec ses compagnons, ils dormirent sous leurs tentes. Le lendemain arrivèrent les Gascons ; ils étaient soixante-dix mille à cheval et à pied ; quand Charles apprit leur arrivée, il sortit à leur rencontre. Quand il les vit, sous l'effet de la joie qu'il éprouvait, son visage prit une belle rougeur ; il les salua et les accueillit avec une grande joie, puis il leur conta comment Marsile avait assiégé Narbonne et comment Roland y était retourné. Ils lui répondirent ainsi : "Sire, il n'y a pas autre chose à faire que d'aller tout droit sur Narbonne ; sans aucun doute nous les vaincrons, il n'est pas nécessaire d'attendre d'autres renforts. " Charles leur répondit en leur rendant bien grâce car ils étaient venus à lui si honorablement, mais il leur dit qu'il valait mieux attendre les autres. Près de La Grasse, au bord de l'Orbieu, ils s'installèrent.

            Le lendemain vinrent les Poitevins, les Normands, ceux de Saintonge, ceux d'Agen, de Toulouse, d'Albigeois, de Cahors, de Rodez et tous ceux des régions voisines. Quand Charles les vit, il eut une grande joie et il demanda aux archevêques et évêques combien ils pouvaient bien être[201]. Ils lui dirent qu'ils étaient plus de soixante mille chevaliers, quant aux hommes de pied, ils étaient en nombre incalculable. Ils s'installèrent alors à côté des autres. Durant cette nuit-là l'abbé de La Grasse arriva et il raconta à Charles comment Roland avait tué le roi de Pampelune au Breuil, comment il avait tué le vendredi l'Alcaïd de Coyne[202] et comment en deux affrontements il avait tué beaucoup de Sarrasins. ( fol. 55 v° )

            A ce moment-là arriva un messager qui annonça à Charles qu'une grande armée l'attendait à Ensérune, des hommes d'Auvergne, de Bourgogne, des Provençaux et beaucoup d'autres des régions voisines. Ils n'osaient pas franchir l'étang et ils attendaient l'arrivée de Charles, mais les Sarrasins n'osaient pas les attaquer non plus. Après avoir appris ces nouvelles, Charles donna des ordres à tous ceux qui étaient rassemblés en ce lieu : quand ils entendraient ses trompes vers le milieu de la nuit, ils devraient se lever rapidement et partir de cet endroit, équipés et en armes, pour aller sur Narbonne. L'abbé de La Grasse lui dit : "Sire, laissez-moi aller à La Grasse et demain vers l'heure de prime vous me trouverez à Borriane avec toutes mes forces ou bien attendez-moi ici un petit peu. " Charles accepta et l'abbé s'en alla pour gagner La Grasse.

            Vers le milieu de la nuit Charles fit sonner ses trompes à travers tout le camp et dans la ville pour que tous prissent leurs armes et se dirigeassent sur Narbonne ; ils agirent ainsi qu'il l'avait ordonné. Charles avec toute son armée alla à Borriane. Quand Hélias, l'abbé, fut arrivé à La Grasse, les moines le reçurent avec humilité ; il les salua de la part de Charles et il leur raconta que Charles devait combattre Marsile et que chacun d'eux avait à se préparer pour lui porter secours. Auparavant Hélias, par crainte de Marsile, avait fait rassembler en ce lieu tous ses chevaliers, ses valets d'armes et tous ceux qu'il pouvait.

            Avant l'aube ils quittèrent le monastère : ils étaient cinq cents chevaliers, soixante-dix moines en armes et sept mille hommes de pied bien équipés. Vers la première heure du jour Hélias trouva Charles à Borriane avec toute l'armée. Quand Charles les vit avec une si ( fol. 56 r° ) noble compagnie, il éprouva une grande joie et félicita l'abbé de façon remarquable et il l'embrassa. Tandis que les troupes étaient rassemblées en ce lieu, Charles les dénombra et il trouva qu'ils étaient soixante-dix mille chevaliers et cent quatre-vingt-dix mille hommes de pied. Charles les admonesta et les pria tous de faire du mieux qu'ils le pouvaient. Le seigneur pape leur donna alors l'absolution pour tous leurs péchés et il leur promit que, s'il leur arrivait de mourir en cette occasion, leurs âmes seraient placées au paradis. C'est avec une grande joie qu'ils marchèrent sur Narbonne. Celui qui les guidait dit à Charles : "Sire, tous les Aragonais sont à Montlaurent, car en raison de leur orgueil[203] ils ne veulent pas demeurer avec le reste de leur armée" Charles dit alors : "Ils seront donc vaincus les premiers, sans aucun doute. " Ils passèrent la nuit dans une belle plaine avant Borriane.

            Quand arriva le matin, avant l'aube, ils étaient à l'entrée de la plaine et en vue de Narbonne : ils virent alors les tentes de l'armée sarrasine et tous les Aragonais qui se trouvaient à Montlaurent. Ils les trouvèrent dans leurs lits à cause de leur orgueil si bien qu'ils périrent tous. Ils prirent des chevaux, de l'or, de l'argent, des pièces de soie et les tentes, ils prirent tout cela. En cette occasion moururent trente-cinq mille Sarrasins, seuls quatre échappèrent à la mort qui portèrent la nouvelle à Marsile et lui racontèrent ce qui leur était arrivé.

            Quand Marsile apprit cette nouvelle, il éprouva, ainsi que tous ses compagnons, une grande douleur et une grande irritation. Il fit crier à travers toute son armée qu'ils devaient s'armer et sur le champ ils furent armés. Charles vint vers eux discrètement et doucement, priant Madame Sainte Marie pour qu'elle lui donnât la victoire. Près d'une rivière, entre Montlaurent ( fol. 56 v° ) et Narbonne, ils se livrèrent une grande joute. Charles, le premier, frappa d'un tel coup Felin, roi de Ségovie, qu'il le jeta mort à terre ainsi que sept autres chevaliers sarrasins avant de tirer à lui les rênes de son cheval, tout cela en poussant de façon étonnante son cri de guerre. Mais Girard de Viane, le comte d'Avignon et celui du Poitou avec dix mille chevaliers donnèrent sur les Sarrasins et avant d'avoir retenu leurs chevaux ils avaient tué vingt mille chevaliers sarrasins. Un noble sarrasin dit à Marsile : "Sire, faites rassembler vos troupes et organisons-nous pour combattre, car c'est une grande honte pour nous de voir ainsi perdre nos troupes alors que nous sommes deux fois plus nombreux qu'eux. " Ospinel lui dit : "Sire, je vous avais bien dit que vous ne pourriez rien gagner avec Charles ; vous le menaciez d'aller malgré lui jusqu'à Paris, de prendre cette ville et de vous y faire couronner, de quelque façon que ce soit. Mais maintenant il ne vous faut pas aller plus loin car Charles est ici qui vous a tué tous les Aragonais ; si vous n'ordonnez pas bien vos troupes pour combattre, si vous ne les exhortez pas à bien se défendre, s'ils n'agissent pas bien, bien vite vous serez vaincus et nous tous y mourrons. " Quand Marsile entendit ces propos, il fit préparer ses troupes et les exhorta du mieux qu'il put : ainsi la joute dura jusqu'à la nuit. Charles regagna alors Montlaurent et y séjourna toute la nuit avec ses compagnons.

            Ceux qui étaient à Ensérune franchirent l'étang ; ils étaient trente mille chevaliers. Quand Roland et les douze pairs apprirent leur arrivée, ils sortirent à leur rencontre. Quand ils furent avec eux, Roland leur raconta comment Charles avait massacré les Aragonais qui étaient trente mille ( fol. 57 r° ) quatre cents, comment il en avait tué plus de vingt mille autres dans la joute et encore douze mille devant Narbonne. Tout en discutant ils arrivèrent devant la Porte Royale, mais ils ne voulurent pas entrer et s'installèrent à côté de Saint-Félix où ils dressèrent leurs tentes. Roland monta sa tente en cet endroit ainsi que beaucoup d'autres.

            Marsile, sur le conseil de ses grands seigneurs, fit lever son camp au début de la nuit et alla s'installer à Saint-Crésent, à Peyriac et à Jonquières[204], car il ne voulait pas séjourner entre la cité et l'armée de Charles. Quand ils eurent installé leur campement, vers le milieu de la nuit, et qu'ils eurent placé des gardes, Tornabelh de Cordoue, frère de l'Almansour, celui qui était mort, arriva avec trente mille chevaliers. Alors Marsile fut très content et il les fit bivouaquer à côté de lui dans leurs tentes. Ensuite Marsile lui raconta la mort de son frère l'Almansour et lui dit comment Charles les avait mis en mauvaise posture et avait massacré les Aragonais. Quand Tornabelh apprit ces nouvelles, il jura par Mahomet qu'il vengerait le lendemain cruellement leur mort et qu'il décapiterait Falcon de Montclair si jamais il pouvait le rencontrer en quelque endroit. Après ces discours ils mangèrent un peu et dormirent.

            Le lendemain Tornabelh prit ses armes avec ses compagnons et il chevaucha vers le camp de Charles ; il tua cinq petits damoiseaux qui étaient allés abreuver les chevaux. Alors comme Falcon de Montclair s'était équipé ainsi que la plus grande partie de l'armée, ils poursuivirent les Sarrasins. Lorsque Falcon vit chevaucher d'un air si puissant et si aristocratique Tornabelh, qui conduisait devant lui tous les siens, il demanda qui il était. Celui-ci lui répondit en lui disant que Tornabelh ( fol. 57 v° ) était son nom. De son côté il lui demanda comment il s'appelait. Il lui répondit qu'on l'appelait Falcon de Montclair ; il était le vassal et l'ami de Charles. Alors Tornabelh lui dit : "Comme tu as ma nièce pour femme, je veux combattre contre toi, car Mahomet est meilleur que ton Christ et car ta femme est une putain[205], fausse et déloyale. " Falcon accepta ce combat singulier en lui répliquant[206] que sa grande gueule[207] débitait des mensonges. Sur le champ ils fixèrent le combat singulier. Alors Charles arriva à la cité, Roland et Aymeri sortirent avec tous les leurs de la ville ; ils se retrouvèrent tous en armes et équipés, pour chacune des deux armées, dans cette plaine qui s'étend entre Narbonne et la mer. Une fois la joute et le duel acceptés par chacun des deux camps, Tornabelh et Falcon s'équipèrent tous deux de belle et bonne façon.

            Chacun d'eux s'élança sur l'autre aussi vite et aussi rudement que le permettaient leurs chevaux ; ils se donnèrent de tels coups qu'ils tombèrent tous deux à terre, renversés. Quand Tornabelh et Falcon se furent relevés, Tornabelh tira son épée et donna un tel coup à Falcon, du haut vers le bas, sur la tête qu'il lui arracha la partie droite du heaume, mais il n'entama en rien son haubert ; toutefois ce coup le rendit presque inconscient[208] et Tornabelh aussitôt crut le frapper à nouveau pour le blesser aux jambes. Mais Falcon sauta en arrière de deux grandes brasses et aussitôt il se retourna contre Tornabelh et lui donna un tel coup d'épée sur le milieu de la tête qu'il le fendit en deux jusqu'à la ceinture ; il mourut ainsi sous les yeux de tous. Charles et tous ses seigneurs firent remonter à cheval Falcon, heureux de voir sa belle réussite. Chacun des deux camps s'étaient apprêtés à la bataille et ils se trouvaient entre Saint-Crésent et ( fol. 58 r° ) Jonquières.

            Roland fendit par le milieu un chevalier de Cordoue avec Durendal, en poussant hautement son cri de guerre. Ils se livrèrent alors une grande bataille ; combien périrent et quels étaient leurs noms, aucun homme ne pourrait vous le raconter. Cependant jusqu'à Jonquières Marsile et les siens furent pourchassés, taillés en pièces et massacrés. Alors Marsile poussa hautement son cri de guerre ainsi qu'Ospinel, Frenagan, Turnafilh, Baligan[209], Gatan, Falsabrogne, Sobian et Atenan ; tous les autres rois crièrent hautement leur propre cri de guerre et chacun rassembla les siens du mieux qu'il put. Quand ils se furent tous regroupés, ils se tournèrent contre les chrétiens et donnèrent sur eux si violemment que, malgré la volonté des chrétiens, ils les repoussèrent énergiquement jusqu'à Saint-Crésent. Et comme les chevaliers des deux camps étaient épuisés la bataille cessa un peu. Chacun, qui à pied, qui à cheval, rejoignit les siens et chacune des milices et des troupes à pied se prépara du mieux possible, le plus utilement.

            Les milices présentes étaient celles de Normandie, des Teutons, des Angevins, des Allemands, des Bretons, des Anglais, des Français, des Flamands, des Poitevins, des Picards, des Pontois, des Saintongeais, des Angoumois, des Périgourdins, des Limousins, des Auvergnats, des Aixois, des Bourguignons, des Foréziens, des Viennois, des Ruthénois, des Albigeois, des Cadurciens, des Gascons, des Toulousains, des Carcassonnais et de beaucoup d'autres endroits encore. Ils étaient au total cent trente mille et tous, en ordre, ils vinrent les uns après les autres ; dans l'autre camp les milices et les troupes à pied de Marsile se montaient à trois cent mille hommes.

            Chacune des deux parties s'élança contre l'autre aussi vite que possible et il y eut alors entre eux une si grande bataille que personne ne pourrait la raconter. ( fol. 58 v° ) Cependant tous les Sarrasins furent vaincus et en ce combat moururent cent quatorze mille hommes d'armes chrétiens ; ensuite le combat fut grand entre les chevaliers et alors moururent trente-cinq mille chevaliers sarrasins. A cause de la fatigue et de la nuit qui était venue la bataille s'arrêta. Cependant si la journée avait été plus longue, les Sarrasins auraient tous été vaincus. Charles, avec les siens, regagna Narbonne et à cause de la grande fatigue qu'ils éprouvaient certains mangèrent un peu cette nuit-là, d'autres ne mangèrent rien ; ils s'occupèrent toutefois bien des chevaux. Quelques-uns allèrent dormir vêtus, d'autres se déshabillèrent et ils dormirent profondément à cause de leur grande fatigue.

            Cependant Marsile, sur le conseil de ses grands seigneurs, s'enfuit cette nuit-là et avant la venue du jour il était loin de Narbonne, à plus d'une lieue. Quand ce fut jour, les guetteurs de Charles s'en allèrent le trouver pour lui raconter que Marsile s'était enfui et qu'on ne voyait plus aucune tente. Quand Charles apprit cette nouvelle, il ordonna à ses hommes de s'armer en vitesse. Accompagné de soixante mille chevaliers il les poursuivit et jusqu'à l'approche de la nuit il ne put les rattraper, car ils avaient déjà parcouru près de quinze lieues. Et en un mauvais passage qu'on appelait Albarès[210] — plus tard l'archevêque Turpin changea ce nom et l'appela Mal Pas — il les rattrapa. Marsile perdit alors trente mille Sarrasins et trois mille bêtes de somme, chargées de nourriture, ainsi que soixante-dix chameaux chargés d'or et d'argent, de hanaps et de coupes merveilleusement travaillées. Comme il faisait nuit, Charles resta en ce lieu pour cette nuit-là. Marsile, accompagné de tous ceux qui avaient de bons chevaux, s'en alla jusqu'à Montagut et il y demeura car le seigneur de ce lieu était son ( fol. 59 r° ) vassal, un certain Frenagan ; quand il vit Marsile, il lui dit ces mots : "Sire, je vous l'avais bien dit de ne pas aller à Narbonne, car déjà, une autre fois, vous aviez appris à connaître la puissance de Charles ; c'est pour cela que nous vous avions donné le bon conseil de ne pas combattre contre lui, pour aucune raison. " Marsile lui répondit : "Cela devait arriver, mais puisque j'en ai réchappé, je me vengerai cruellement et je ferai cher payer ce que j'ai perdu. Cependant je m'adresse à l'amitié et à la fidélité que vous avez pour moi pour vous prier de me prêter votre cheval, car comme je redoute Charles, je m'enfuirai cette nuit. " Frenagan, le seigneur du château, lui dit : "Notre château est bien fortifié, solide, nous ne redoutons personne[211], ni Charles ni un autre qui pourrait y venir, c'est pourquoi vous ne partirez pas d'ici maintenant. " Et Marsile réconforté par ce seigneur demeura sur place. Frenagan fit installer tous les hommes de Marsile dans son château et il leur donna avec largesse ce dont ils avaient besoin.

            Vers l'aube Charles et les siens se levèrent et quand ils furent armés, ils virent Montagut et il n'y avait plus un seul Sarrasin. Charles demanda où ils pouvaient bien être passés. Roland lui dit qu'ils étaient à Montagut. Alors Charles, accompagné de ses hommes, alla à Montagut mais Frenagan ferma les portes et on ne laissa personne sortir. Charles fit se montrer Marsile à une fenêtre et quand il le vit, il lui dit ces mots : "Marsile, pourquoi as-tu quitté Narbonne ? Ne sortirez donc vous pas faire une joute contre nous avant d'être vaincus et enfermés dans ce château ?" Marsile lui répondit : "Nous n'avons pas de chevaux, mais avant qu'une année soit écoulée, votre joie se transformera en colère et peine sans aucun doute. —Ce n'est pas l'occasion, dit Charles, de se quereller. Mais puisque vous êtes enfermés en ce ( fol. 59 v° ) château, il aura pour nom la Clause[212]. " Il le fit appeler ainsi à partir de ce moment. Comme le château était solide et qu'ils n'étaient pas venus avec les moyens nécessaires pour l'attaquer, ils décidèrent dans un conseil des grands seigneurs de retourner à La Grasse et c'est ainsi qu'ils agirent. Cette nuit-là ils campèrent vers le puy de Taug[213] et le lendemain, vers le milieu du jour, ils étaient à La Grasse. L'abbé et les moines les reçurent avec beaucoup de joie et firent une grande procession ; Charles et les autres entrèrent prier dans l'église. Ensuite ils sortirent et Charles raconta à l'abbé et aux moines ce qu'ils avaient accompli et de quelle manière ils avaient vaincu les Sarrasins. Ils passèrent cette nuit-là dans une grande allégresse.

            Le lendemain matin, Charles rassembla tous les prélats, les grands seigneurs, l'abbé et les moines ; il leur déclara qu'il n'était venu que pour prendre congé d'eux. Il les pria de vivre honnêtement, de se conduire avec honnêteté, ( de respecter leur règle ) et de ne pas être dissipateurs[214] ; mais au contraire chacun devait s'appliquer à exercer l'humilité et à améliorer le monastère du mieux possible. Tandis qu'il les admonestait ainsi, l'abbé dit à Charles : "Sire, puisque c'est vous qui avez fondé ce monastère et que le seigneur pape est ici présent en compagnie de nombreux archevêques et évêques, il serait convenable et profitable pour vous de consacrer le monastère ; cependant, sire, nous nous adressons à votre bonté pour vous prier, avec autant d'amitié que nous le pouvons, de toujours être près de nous par le coeur, même si votre personne est loin de nous. Aimez-nous de bon coeur et visitez-nous toujours par l'intermédiaire de vos messagers. " Charles lui répondit en lui disant qu'il les aimerait toujours et qu'il se souviendrait d'eux. Il ( fol. 60 r° ) donnerait encore davantage au monastère, plus qu'il n'avait donné. Il leur dit qu'il était d'accord pour la consécration[215] du monastère et il pria le seigneur pape de le consacrer le plus honorablement possible. Le pape lui répondit en demandant qu'on l'écoutât bien et il fit ce sermon : "Seigneurs, mes frères et mes fils, il n'y a plus que cinq jours avant Pâques et pendant ce carême vous avez supporté et souffert de grandes peines[216]. C'est pourquoi je vous conseille de passer, tous ensemble, cette fête ici ; pour que ce monastère soit consacré avec plus d'honneur, faisons venir ici tous les évêques de cette province et mardi, après les octaves de Pâques, il sera consacré. Entre-temps occupez-vous chacun de vos affaires, restez dans l'allégresse et reposez-vous. Toutefois confessez-vous chacun de vos péchés, afin d'être purifiés de vos péchés et de pouvoir recevoir le corps de Jésus Christ, pour qu'il daigne rester et habiter en nous, car c'est pour nous qu'il est ressuscité, revenu de la mort à la vie. "

            Après ce discours, tous furent d'accord avec lui et approuvèrent son conseil. C'est ainsi que Charles demanda à tous les archevêques, aux évêques et à tous les autres prélats d'être présents, tous ensemble, à La Grasse pour ce jour-là. Après cela, chacun envoya chercher à travers les provinces et les terres des provisions et ce dont on avait besoin. Ils célébrèrent avec une grande joie la messe, avec beaucoup d'honneur.

            Quand le jour fixé par le pape fut arrivé, tous les prélats étaient rassemblés : en comptant les archevêques, les évêques et les abbés portant des crosses on arrivait au total de mille trois cents. Ils ornèrent de belles et précieuses tentures de soie l'église, ils mirent tout autour des tapis et de bonnes herbes[217], ( fol. 60 v° ) ils placèrent aussi des fleurs devant l'autel principal et ils installèrent deux grands bassins pleins d'eau ainsi que tout ce qui était nécessaire et approprié pour la consécration. Ensuite le seigneur pape demanda aux évêques de chanter la messe vers la neuvième heure, ce qui fut fait. Après le pape demanda que la consécration soit différée jusqu'au lendemain matin et ils allèrent manger. Ensuite ils allèrent tous à l'église chanter les vêpres et les complies ; ils les chantèrent solennellement et il faisait nuit quand elles furent chantées.

            Ils sortirent tous de l'église pour aller dormir, mais le seigneur pape demeura seul dans l'église dont il ferma les portes ; il s'agenouilla devant l'autel de Notre Dame Sainte Marie. Il y demeura en oraison jusqu'à ce que tous fussent endormis dans le dortoir. Puis il entra discrètement dans le dortoir et, tout habillé, il se jeta avec humilité sur un lit. Il était encore éveillé quand le fils de la Vierge[218] Marie, en personne, accompagné d'une multitude d'anges et d'archanges, daigna descendre et venir au monastère. Et tout ce qu'il convenait de faire pour la consécration du monastère, ce que les humaines personnes devaient accomplir, Jésus Christ l'accomplit par l'effet de sa miséricorde. Alors le pape entendit les anges et les archanges interpréter un si grand et un si doux chant qu'aucune langue ne pourrait raconter ou dire sa beauté. Une fois accompli et réalisé par cette sainte compagnie ce qui touchait à la consécration du monastère, notre Dieu plein de miséricorde, le Seigneur de tout ce qui existe, avec cette compagnie ( fol. 61 r° ) dont nous avons parlé, regagna le céleste Palais. Le pape entendit les chants dont nous avons parlé et, une fois cette sainte et bénie compagnie partie, il entra dans l'église ; il y rendit grâce à Dieu et lui adressa ses louanges car il avait accompli par compassion ce qu'ils voulaient faire. Alors il vit aussi les tentures et les murs mouillés d'eau bénite, de cette eau que le fils de la Vierge Marie avait bénie ; cette eau se trouvait dans deux bassins, prête à être utilisée pour la consécration. Quand le pape comprit que tout ce qui concernait cette consécration avait été accompli, il alla sonner les cloches.

            Quand les moines les entendirent, ainsi que les autres clercs et laïcs, ils se levèrent et entrèrent dans l'église ; ils virent les tentures et les murs mouillés d'eau et d'autres indices manifestes, ils virent le seigneur pape en personne sonnant les cloches, ce qui les étonna fort et les abasourdit. Le seigneur pape Léon, lorsqu'il vit Charles et les autres, leur raconta tout ce que vous avez entendu. De leur côté, quand ils apprirent la nouvelle, ils furent pleins d'allégresse et de joie si bien qu'ils se mirent à pleurer et rendirent grâce au fils de Dieu et lui adressèrent leurs louanges, car il avait daigné visiter ce monastère. De l'eau bénite qu'il restait chacun d'eux se lava les yeux et ceux qui y avaient quelques taches[219] les retrouvèrent beaux et clairs, jamais ils ne virent si bien.

            Mais le miracle fut plus manifeste encore : trois aveugles, qui étaient venus au monastère à l'occasion du grand rassemblement organisé pour la consécration, —l'un était de Narbonne, il s'appelait Raoul ( fol. 61 v° ), le second, originaire d'Albigeois, se nommait Garin et le dernier s'appelait Bernard— apprirent la nouvelle et entrèrent dans l'église. Ils se lavèrent les yeux de cette eau bénite et recouvrèrent la vue comme jamais ils n'avaient vu ; ils louèrent et bénirent Notre Seigneur Dieu devant l'autel de Madame Sainte Marie. Tous ceux qui étaient présents connurent alors que ce que le pape leur avait raconté était bien vrai et ils manifestèrent leur grande joie, si bien qu'ils se mirent à pleurer et rendirent grâce à Dieu et lui adressèrent leurs louanges. Le pape et l'archevêque Turpin placèrent dans le support de l'autel une ampoule[220] pleine de cette eau bénite, afin que l'on gardât toujours souvenance de cette eau. Le créateur de tout ce qui existe voulut accomplir ce miracle encore plus manifestement. En effet, un muet qui était venu au monastère se toucha la langue de cette eau et aussitôt devant tout le monde il parla manifestement. Alors tous les clercs chantèrent "Te Deum laudamus" et Charles qui avait appris cela dit : "Puisque Dieu et la bienheureuse Vierge Marie, sa mère, aiment tant cet endroit, nous qui l'avons fait édifier pour leur rendre honneur nous devons l'aimer de toutes nos forces. C'est pourquoi la première offrande qui sera posée sur l'autel après une si bienheureuse consécration et visitation doit y être placée pour y rester à jamais. "

            Ce fut donc un calice[221] joliment orné des plus précieuses pierres qu'on puisse trouver ; ce calice, Charles l'avait acheté mille ( fol. 62 r° ) marcs d'argent et il pensait le porter à Aix-la-Chapelle, en Allemagne. La patène était ornée d'une très précieuse pierre qui s'appelle émeraude singulière. Il n'y en avait pas de semblable dans le monde sinon deux autres : l'une se trouve à Saint-Denis et la seconde à Sainte-Sophie, dans la cité de Constantinople. Charles en personne offrit de ses propres mains le calice et le plaça sur l'autel avec la patène ; il demanda à l'abbé et aux moines de toujours le conserver en cet endroit. Il offrit également tous les ornements de sa chapelle, complète et garnie de livres[222] et de tentures de soie ; il déposa en ce lieu deux gants en signe d'amitié et d'affection pour le monastère, promettant que, si Dieu lui donnait vie et lui permettait de conquérir l'Espagne, il accroîtrait les possessions du monastère. Il déposa encore en ce lieu deux livres[223], l'un recouvert d'ivoire ( on y voyait d'un côté l'image ciselée d'un crucifix, de l'autre la représentation du Souverain Roi en majesté ), c'était un psautier et le deuxième était orné d'une couverture en bois de cyprès. Il donna encore deux draps de soie brodés d'or, merveilleusement travaillés, et dix précieuses pièces entières de soie. Sur les couvertures en bois du psautier qu'il déposa il y avait cent trente-cinq pierres précieuses, dotées de grandes vertus[224]. Après avoir déposé tous ces objets sur l'autel, il pria Madame Sainte Marie de protéger le monastère et, quand son âme se séparerait de son corps, d'intervenir par des prières auprès de son bienheureux fils pour qu'elle fût placée dans le céleste Palais. Quand il eut achevé cette oraison, il donna à conserver en ce lieu une pierre qui avait été ( fol. 62 v° ) trouvée dans la tête d'une baleine ; il voulait qu'elle servît pour toujours à peser le pain[225], afin que la ration des moines ne fût ni diminuée ni augmentée.

            L'archevêque Turpin offrit, après lui, une cape merveilleusement travaillée et un livre[226] qu'il avait composé ; les lettres en étaient d'or et les couvertures en bois incrustées de pierres précieuses. Cela fait, le seigneur pape s'apprêta à chanter la messe et Roger, évêque de Carcassonne, chanta l'épître et l'archevêque Turpin l'évangile. En cette occasion beaucoup de présents furent offerts et de toutes sortes, ce serait bien long à raconter. Une fois la messe chantée, ils regagnèrent leurs tentes.

            Cette nuit-là Charles fit crier à travers toute le camp que tous les grands seigneurs devaient se rassembler le lendemain auprès de sa tente. Durant cette nuit, Charles en compagnie de l'archevêque Turpin, des douze pairs et de leurs familiers[227] tint son conseil privé pour décider ce qu'ils feraient, désigner ceux qui partiraient avec lui et ceux qui resteraient. Il choisit ceux qu'il voulut et il demanda aux autres de rentrer dans leurs domaines. Il garda toutefois avec lui soixante-dix mille chevaliers et cent mille hommes de pied. Le lendemain matin il révéla à tous les décisions de son conseil privé. Tous quittèrent les lieux, laissant Charles, à part ceux dont nous avons parlé. Charles ordonna à tous ceux qui devaient s'en aller de venir à lui, quand ils verraient ses messagers, sans tarder et prêts au combat. Cette nuit-là il demeura à La Grasse et tous les autres, ainsi que nous l'avons dit, s'en allèrent.

            Le lendemain matin, après avoir entendu la messe, Charles et tous les autres prirent congé de tous les moines ( fol. 63 r° ) et Charles, tout en pleurs[228], Turpin, Roland et beaucoup d'autres les embrassèrent et les prièrent d'adresser leurs prières à Madame Sainte Marie, pour qu'elle les protégeât et les gardât de toute adversité ; cela se passait devant l'autel de Madame Sainte Marie. Quand ils quittèrent le monastère, ce fut une grande lamentation et de grands pleurs furent versés, personne ne pourrait raconter cette scène. Après avoir ainsi pris congé, Charles et tous les siens quittèrent les lieux et s'en allèrent vers le Roussillon. L'abbé et le prieur les accompagnèrent durant toute cette journée et le lendemain ils regagnèrent avec allégresse le monastère.



[1] Le terme baros correspond à l'ancien français ber/baron, le mot désigne d'abord le guerrier noble, l'homme noble de haut rang; pour une femme il désigne l'époux.

[2] Le mot senher désigne le suzerain, le seigneur dans le relation féodale de vassalité. Il peut s'appliquer à un roi ou au Roi par excellence, Dieu. 

[3] Clergue : le clerc, c'est à dire l'homme d'église qui a reçu la tonsure et l'intellectuel, le lettré; le savoir au Moyen Age est l'apanage des gens d'église.

[4] Le verbe cofondre signifie défaire par les armes, mais aussi prouver que les Sarrasins sont dans l'erreur religieuse.

[5] Le Puy Sainte Marie ou Pueg Mari: le Puy-en-Velay, ville d'importance économique autrefois et étape essentielle pour les pélerins de Saint-Jacques de Compostelle.

[6] Nous traduisons par prud'hommes le terme prosomes qui: correspond à l'ancien français prodome; désigne l'homme vaillant, preux, mais aussi l'homme avisé et noble.

[7] Le mot cosselh prend ici le sens de suggestion, avis. Ailleurs peut désigner une réunion.

[8] La nation sarrasine ou gent sarrazina: le mot, stricto sensu, s'applique normalement aux Arabes musulmans du Moyen Orient; au Moyen Age le terme désignait plus spécialement les Arabes, les Maghrébins. Le mot avait fini par s'appliquer à tous les non-chrétiens considérés comme païens. On appelle ainsi dans certaines chansons de geste Sarrasins des Slaves non christianisés.

[9] participer : le mot parssoniers a des résonances juridiques, désignant celui qui a une part dans une propriété, un copropriétaire.

[10] causent du souci pour  trebalho: causer de la peine, de la souffrance; le nom trebalh vient étymologiquement de tripalium: instrument de torture.

[11] Le vassal doit ainsi à son suzerain deux devoirs: l'aide militaire (auxilium) et le conseil (consilium).

[12] Le mot deport passé en Angleterre avec les Normands nous est revenu sous la forme de sport. Ici, c'est la détente, le délassement.

[13] L’armée ou ost: terme qui désigne l'obligation militaire envers un seigneur, puis l'armée; très souvent dans notre texte désigne l'expédition militaire, presque le camp chrétien.

[14] Le substantif marmetz doit ici désigner non des blocs de marbre naturel, mais des ruines romaines.

[15] Valh Valhica: toponyme d'oc; certains documents médiévaux appellent cet endroit Novalias, on y reconnaît le même radical. Voir Mahul, Cartulaires et Archives des Communes de l'ancien Diocèse et de l'Arrondissement administratif de Carcassonne, tome II, p.207.

[16] Velus, semblables à des bêtes: on peut voir ici un écho du topos médiéval de l'homo silvaticus, prototype du mythe de l'homme sauvage.

[17] Sainte Marie: le culte de la Vierge s'est considérablement développé pour l'Eglise Catholique à partir du XII ème siècle.

[18] En latin: le latin était la langue de l'Eglise et la langue des clercs.

[19] Sept compagnons: le chiffre sept est associé à toute une symbolique d'origine biblique et grecque. Au Moyen Age on établissait une correspondance cosmique entre les sept planètes connues, les sept jours de la semaine, les sept notes de la gamme (cf. musique des sphères). On peut établir un rapprochement avec le groupe des sept Dormants d'Ephèse qui sont d'ailleurs évoqués dans notre texte.

[20] On notera l'origine diverse des ermites qui viennent de toute l'Europe. Cologne au Moyen Age était un haut lieu du catholicisme, célèbre par la châsse des Rois Mages.

[21] Etudiants pour scolars: Les étudiants venaient de toute l'Europe pour suivre les cours de l'Université de Paris. Des collèges les regroupaient par nationalité. Voir J. Le Goff, Les intellectuels au Moyen Age.

[22] On remarquera la vie primitive, innocente des ermites, correspondant à celle de l'Age d'Or des anciens ou à la vie édénique avant la faute. On notera en particulier leur végétarisme et leur refus de boire du vin.

[23] Roca Guilieyra: toponyme encore attesté sous la forme de Roc Cagalière, avec une mauvaise segmentation. Idem pour le Cortal. Cortal est un dérivé de *cortem / cohortem, au sens de cour, de lieu fortifié, citadelle.

[24] La couronne éternelle: l’expression désigne la couronne du martyre, du saint. Le mot corona évoque aussi la tonsure du clerc

[25] Orbieu pour Orbio, rivière, affluent de l'Aude.

[26] Les personnalités ou maiorals: désigne les grands seigneurs.

[27] Les saintes personnes pour sants baros: le mot baro peut désigner la personne d'un saint; de plus dans notre texte les ermites sont tous d'illustres lignages.

[28] lieu d'une telle sainteté = sancte loc: on notera cette conception populaire et païenne du religieux, qui sacralise certains endroits. La même idée existe dans le judaïsme et l'islam populaires (cf. les marabouts).

[29] Clercia désigne l’ensemble des clercs. Ceux-ci avaient conscience de former un groupe; on songera aux travaux de Duby sur la tripartition fonctionnelle (oratores /bellatores /laboratores).

[30] Doterait pour endotaria: un monastère avait des possessions, des terres, des fiefs.

[31] On notera que ce miracle, comme la plupart des prodiges des Saints, ne fait que reproduire les miracles du Christ, évoqués dans les Evangiles; ici on réitère la multiplication des pains. On consultera avec profit le travail de M. P. A. Sigal, L'homme et le miracle dans la France médiévale, Paris, 1985, Cerf.

[32] Valh Magra: nous sommes ici dans une toponymie légendaire et symbolique. Une relation antonymique et primordiale s'établit avec "La Grasse". En fait le nom de La Grasse provient d'une forme latine Crassa, attestée dés 807, et est dérivée d'un nom d'homme latin Crassus. L'agglutination de l'article s'explique par une interférence avec grasse / grâce <gratia; l'existence de l'abbaye a dû déterminer la graphie.

[33] Le terme forssa désigne un retranchement, une fortification; à l'origine ces protections étaient de bois et elles ont donné naissance aux châteaux forts.

[34] Viandas : en ancien français aussi le mot désigne les provisions en général et non la viande (chair).

[35] La sensibilité et l'émotivité étaient grandes au Moyen Age. Il n'était pas honteux pour un "homme" de pleurer, ainsi que le montrent bien des textes épiques dont la Chanson de Roland.

[36] Au Moyen Age on utilisait beaucoup des sauces fortes à base de poivre pour accommoder la viande. Cf. aussi le pement, vin aromatisé.

[37] Monte Gargano: en Italie. Les Pouilles sont l'ancienne Apulie et le monte Gargano est un promontoire calcaire. L'abbaye de Saint-Michel était un lieu de pèlerinage réputé; Rémy de Gourmont signale dans La culture des idées (réédition en 10-18, Paris, 1883), p. 199, qu'on y rendait des oracles.

[38] Saint-Benoît sur Loire, près d'Orléans, renommé pour son abbaye, fondée en 650. Grand lieu de pèlerinage et centre scolaire à l'époque carolingienne.

[39] Saint-Denis: la célèbre église abbatiale, la nécropole des rois de France.

[40] Montmajour: puissante abbaye près d'Arles.

[41] Allusion au sept dormants d'Ephèse. Seuls saints communs aux chrétiens et aux musulmans. Voir Jacques de Voragine, La légende dorée.

[42] Notre-Dame du Carlat aujourd'hui. La forme d'oc, Caslar, est dérivée de castels, castellum.

[43] Brioude: en Haute-Loire; l'église romane consacré à Saint-Julien existe encore.

[44] Les Palais: le toponyme existe encore; il s'agit d'un lieu-dit au Nord-est de Saint-Laurent de la Cabrerisse. Le monastère des Palais, prieuré dépendant de Lagrasse, était double: il comprenait une communauté d'hommes et une autre de moniales

[45] Gérone: en Catalogne; cette ville figure souvent dans l'espace des chansons de geste.

[46] Elne : Euna, près de Perpignan. Cette ville, ancien évêché, concurrencée par Perpignan a perdu son importance. Elle dés le XII ème siècle relevait des comtes de Barcelone.

[47] Montagut: toponyme attesté aujourd'hui dans la région de Lagrasse, au sud-est des Palais. La Serre Rouge serait le lieu-dit Pech Pounchut.

[48] Puy de Bressols: étymologiquement puy des berceaux. Dans d'autres passages l'endroit est nommé Villebressas. Il s'agit probablement de la Montagne de la Côte. Dans la toponymie on désigne ainsi des villages situés sur des collines arrondies. Voir Dauzat et Rostaing, Dictionnaire étymologique des lieux en France, Larousse.

[49] Ancienne mesure de longueur, équivalent de cinq pieds, soit environ 1 m 60.

[50] Souvent les affligés venaient assister aux cérémonies de consécration, aux fêtes religieuses, moment considéré comme propice pour un miracle. La prière préalable était nécessaire. Ici ce qui agit, c'est à la fois l'intercession de la Vierge et la proximité physique des ermites, leurs prières.

[51] Rayneborc: c'est à dire Regensburg, ville de Bavière, évoquée dans certaines chansons de geste.

[52] Chacun par leur nom: on doit leur présenter différentes monnaies, d'origine et de valeur diverses, et ils les identifient.

[53] Converssatio: ici le sens semble être celui de "comportement", cf. LC: habitus.

[54] Sirvenz : il s'agit de soldats non nobles, de valets d'armes. Cf. ancien français piétons

[55] Le mot batalha a des connotations juridiques et sacrées. Voir G. Duby, Le dimanche de Bouvines, 1973, p.149: « Ouverte sur le sacré, la bataille s'ordonne en liturgie. Comme l'ordalie, le duel judiciaire, elle requiert son "champ" (...) Sur un campus s'affrontent des "champions" dont l'un doit périr, fuir dans la honte ou demander merci. »

[56] Roche de Boesse: lieu-dit, cf. le manuscrit F.

[57] Lieu-dit au Nord de Lagrasse; on peut se reporter à l'ouvrage de Mahul pour tous ces toponymes dont certains ne sont plus employés. La carte de l'I.G.N., n° 2446, Capendu, au 1/50000 ème, permet de se repérer dans l'espace évoqué par le texte. En 1211, à Saint-Michel-de-Nahuze, résidait un prévot de Lagrasse, moine agissant au nom de l'abbaye dans cette circonscription.

[58] Maystre de l'obra; on pourrait aussi entendre architecte.

[59] On notera l'abondance et la relative précision des détails architecturaux.

[60] A l'origine monnaie byzantine d'or ou d'argent. En fait son usage date de l'époque des croisades et non de l'ère carolingienne. A dire vrai notre texte nous présente surtout des réalités du XII ème et XIII ème siècles, comme les chansons de geste.

[61] On notera le choix de la pauvreté évangélique, le refus des biens matériels et de la propriété. Il s'agit vraisemblablement d'un aspect d'influence franciscaine sur la morale religieuse.

[62] Lérida: suffragant de Tarragone.

[63] Urgel: cette ville, chrétienne depuis une époque reculée, fut souvent en état de siège. C'était un évêché, un ancien comté de la province de Lérida, où l'abbaye de Lagrasse avait des possessions.

[64] On notera la fantaisie, habituelle dans les textes épiques, des noms sarrasins qui ne renvoient pas, généralement, à des noms arabes. Plusieurs d'entre eux sont attestés dans la tradition épique française; on se reportera à l'ouvrage de Langlois, Table des noms propres... des chansons de geste. Voir l'index également.

[65] Il s'agit de Saint-André-de-Sorède, près de Miron. En 1109, le comte de Roussillon donna à Lagrasse ce monastère.

[66] Ystoria: le mot désigne surtout un livre d'histoire consacré à un sujet précis (par opposition à la chronique).

[67] D'après Dom Trichaud, moine et historien de La Grasse au XVII ème siècle, cette appellation renverrait "à la douceur du climat, à la fertilité du vallon où le monastère fut fondé". Voir Mahul, Cartulaires... p. 207.

[68] Littéralement, chèvre peinte, colorée.

[69] Corsses santz. En ancien français les cors seinz sont les restes des saints, c'est à dire les reliques. Dans notre texte cette expression désigne aussi les personnes des saints. Pour obtenir un miracle, le contact avec les reliques ou leur proximité étaient jugés nécessaires

[70] Le mot garsos désigne un valet, quelqu'un de basse condition. Les connotations sont péjoratives ici.

[71] Congoust : Concost. Ce lieu-dit est aujourd'hui appelé Venta Farina ou Vente Farine; cf. Mahul, II, p. 624. Il existe plusieurs lieux de ce nom dans les environs de Lagrasse. Le mot concost est un dérivé de concha, coquille, désignant souvent une vallée en forme de cuvette.

[72] Il s'agit de Luc-sur-Orbieu.

[73] Le bois sacré de la croix : Lignum Domini. Encore un latinisme qui incite à penser que le texte a été écrit d'abord en latin.

[74] La hampe de sa lance : asta ; cf. l'ancien français hanste. Ici la technique du combat est celle du XIIème, non de l'époque de Charlemagne où on ne joutait pas

[75] Camplong : Camp Lonc. Il s'agit de Camplong d'Aude.

[76] La Nielle: rivière, affluent de l'Orbieu.

[77] Il s'agit de Saint-Laurent de la Cabrerisse. Le monastère de Saint-Laurent avait été rattaché à Lagrasse sous l'abbatiat de Robert (1086-1109).

[78] Tournissan: toponyme encore utilisé; un ruisseau porte aussi ce nom. Le nom provient de torn (la tour, l'enceinte) et de Isarn, nom d'homme germanique.

[79] Sou: Alsso. Rivière ou plutôt ruisseau. Dialectalement la forme Aisou existe encore. La route des boeufs (cf. LC rota bovina) est fort probablement la Combe Lobieu, comme l'indique la topographie évoquée par le texte et l'étymologie (lo bieu).

[80] Boyssède: lieu-dit près de Lagrasse; le nom est attesté dans des chartes et des documents médiévaux. Voir Mahul, op. cit., p. 450, qui cite un passage d'un "Dénombrement des biens et reveneus de l'abbaye de La Grasse" ("un moulin de blé dedans la dite vallée super flumine Urbionis et au terroir de Boyssède.") Le mot est à rattacher au latin buxetum, buis. On trouve encore des toponymes catalans voisins: cf. la Boxèda près de Prats de Mollo et la Buxeda près de Mollo.

[81] Caunettes: Caunettes-en-Val.

[82] Faberza. Au XII ème et XIII ème siècles, l'aumônier de Lagrasse, officier du monastère, effectuait des opérations à Fabrezan.

[83] Le cri de guerre de Charles, célèbre par les chansons de geste, est "Montjoie".

[84] Porte Royale = Porta Reg. C'était le nom d'une porte de Narbonne (Porta Regia en latin). Voir Histoire Générale du Languedoc, Dom Vaissète, tome V, p. 540.

[85] Montlaurès = Mont Laurens dans le texte.

[86] Marseli. Le personnage joue un rôle important dans la Chanson de Roland, rédaction d'Oxford.

[87] Almansour: surnom de chefs musulmans, "le victorieux". En ancien français le mot almaçur désigne généralement un prince arabe, un émir.

[88] Barbastre: ville de Barbastro, capitale de la Barbitanie, diocèse de Sarragosse.

[89] Astorga ou Austorga: dans la province de Léon, sur la route du pèlerinage de Compostelle.

[90] Saint Georges est le patron des chevaliers. On croyait aux miracles de ce type, ainsi que l'atteste la légende du cheval blanc d'Antioche.

[91] France: à cette époque le terme désigne en gros la région parisienne et quelques fiefs, le territoire du roi.

[92] la Vernède: il y aujourd'hui deux la Bernède près de La Grasse, mais ici il s'agit de la Bernède près de Saint-Martin des Puits, au bord de l'Orbieu. Le toponyme provient du gaulois verna, aulne.

[93] Le pape : l'apostoli; le pape est le successeur de l'apôtre Pierre.

[94] L'évocation précise du cadre est frappante. Mahul reproduit un texte de Trinchand (datant du XVII ème) qui décrit le monastère. Voir p. 425-426, Cartulaires... "Le cloître est au centre des bâtiments. Il forme un carré régulier de 400 pas environ sur chacun de ses côtés, ornés de colonnes de marbre de formes variées: du cloître on aboutit aux diverses parties du couvent ingénieusement disposées à l'entour, savoir: du côté oriental, à la grande église, au dortoir, aux cellules des visiteurs et à l'infirmerie; du côté du nord, à la maison abbatiale, au grenier, à la boulangerie, aux écuries et autres officines analogues; du côté de l'occident et de midi, on aboutit à la salle capitulaire, au grand réfectoire et à diverses habitations affectées aux vieux religieux. L'ensemble des bâtiments est complètement entouré par une muraille d'un vaste circuit, fortifiée de divers ouvrages défensifs. Les eaux de la rivière Orbieu arrosent les diverses parties du monastère et y font mouvoir divers moulins à bled, à huile et à foulon. Près de la grande porte du couvent est établi un hôpital, fondé il y a plus de six siècles, par les religieux de La Grasse, où aux frais de la communauté on y distribue la nourriture aux pauvres et les étrangers malades y reçoivent tous les soins dont ils ont besoin." Cet extrait de l'ouvrage de Trinchand, Chronicon Abbatiae, folio 17, montre que les données du texte sont précises, historiques.

[95] Sainte Radegonde: on se reportera à Mahul, op. cit., p.420 qui reproduit un inventaire de l'argenterie, des reliques... trouvées au couvent en 1663 lors de la mise en possession de l'abbaye par les religieux de Saint-Maur. On constate la présence des relique suivantes: vêtements du Christ, de la Vierge, reliques de Pierre et Paul, de St Mathieu, Etienne, de St Thomas de Cantorbéry, de Ste Radegonde, Ste Colombe, de Ste Cécile, de St Laurent et St Saturnin. Sainte Radegonde, fille d'un roi de Thuringe, Berthaire, fut capturée par les Francs; elle devint l'épouse de Clotaire et la protectrice de Fortunat. Elle fonda Sainte-Croix de Poitiers. F. Lot, dans La fin du monde antique et le début du Moyen Age, 1927, A. Michel, p.351, l'a qualifiée de "figure de femme la plus touchante de l'époque mérovingienne".

[96] Saint-Andrews, dans le Fifeshire, évêché et siège du primat d'Ecosse au XIIème siècle.

[97] Fils de chevaliers: comme pour le choix des moines, notre texte présente une idéologie nettement aristocratique, qui insiste sur le lignage. A une époque antérieure, en cas de besoin, on vit même des serfs adoubés chevaliers.

[98] Le mot désigne le cheval de parade, de prestige, par opposition au destrier, cheval de combat.

[99] La table: il semble que l'on décrive ici des mégalithes, il existait un peulven (= Peyra Ficha) au Nord de Carcassonne, appelé dialectalement Peyro Ficado ou Negro.

[100] On remarquera sur le plan narratif la prospection, l'annonce de la fin du récit, cette modalité du récit est fréquente dans les chansons de geste.

[101] Les processions, les transferts des reliques étaient occasions de miracle et provoquaient des rassemblements populaires, pleins de ferveur

[102] Notre Dame: cet appellatif est utilisé à trois reprises dans le manuscrit B, en concurrence avec madona qui prédomine largement. Cette expression serait due à Saint-Bernard; elle implique un lien de vassalité envers la vierge, perçue comme un seigneur féodal.

[103] rix; riche en ancien français signifiait plus la puissance et l'importance sociale que la richesse au sens moderne du mot.

[104] On attribuait à Charlemagne la fondation de beaucoup d'églises. Le chroniqueur Philippe Mouskès (ou Mousket) rapporte une légende selon laquelle Charles aurait fondé 23 monastères correspondant au 23 lettres de l'alphabet d'alors.                 Et tout si fist-il, par son gré,         Sour les laitres de l'a bé cé,          Si qu'el front de casune glise       A une laitre par devise.                 Et qui l'estoire en meskeroit                 Il il alast, ses i veroit. v. 3686 sqq.

[105] Thomas oppose un idéal de pauvreté ascétique à un idéal aristocratique, chevaleresque.

[106] Prés de Pedillan: Saint-Félix de Pédillan. On peut aussi rapprocher de Prats (de Sournia), au sud de Saint-Paul-de- Fenouillet, lieu-dit près duquel se trouve un village appellé Pézilla (de Conflent). En 1167 est signalé un prévôt de Pesilha.

[107] Collines : guardas. Le mot garda (garde en ancien français) désigne une colline d'où on peut surveiller (cf. allemand wachen).

[108] Dieu intervient manifestement pour confirmer son jugement, comme dans l'ordalie judiciaire; il est partie prenante dans la "bataille champel" où il désigne son champion.

[109] La Clause: probablement Les Clauses.

[110] Saint-André: ici, sans doute, St-André de Roquelongue.

[111]Ces tours existaient encore en 1398, cf. Mahul, op. cit., II, p.544.

[112] Donzels: jeunes hommes d'origine noble qui ne sont pas encore chevaliers.

[113] La morale proposée est nettement chevaleresque, le vocabulaire renvoie à l'idéal courtois.

[114] Il existe une bulle du pape Léon III qui accorde à l'abbaye une dépendance immédiate du Saint-Siège, ce qui était un privilège. Voir Mahul, op. cit., p. 432.

[115] Chevalée ou cavalayrias: unité de mesure agraire. Voir Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, Paris, 1842, à l'entrée caballaria n° 2: mensuria agraria; an ab Hispanico Caballon, porca, striga ? an a Caballus, scilicet quantum equus uno die arare potest ? Nous utilisons pour traduire ce terme un mot d'ancien français, qui à vrai dire n'a pas le même sens.

[116] En acceptant le don, il entre dans le système d'échange féodal du don et guerredon; il tiendra ainsi un fief de son seigneur et lui devra donc en retour "auxilium consiliumque".

[117] Protection: Charles propose à Matran de devenir son vassal et de "tenir" ses terres de lui, comme fiefs.

[118] Eyssausar. En ancien français existe le verbe eshalcier, avec le sens de glorifier.

[119] Pont Colobrar: aujourd'hui le Pont de l'Ognon, entre Béziers et Carcassonne, à côté d'Olonzac

[120] Coursan: en fait le toponyme provient de Corcianum, dérivé d'un nom d'homme latin, Curtius, et du suffixe -anum.

[121] Machines de guerre: en particulier les mangonneaux.

[122] Ancienne unité de poids pour les métaux précieux, de valeur variable. Equivalent de huit onces, soit environ 250 grammes.

[123] Ancienne mesure pour les grains, 150 ou 300 litres.

[124] Charlemagne, si soucieux d'instruction, ne savait pas lire ni écrire. Peut-être le verbe a-t-il une valeur factitive. On remarquera que dans la tradition épique Charlemagne est présenté en protecteur des orphelins et des veuves; ainsi dans Le couronnement Louis, édité par E. Langlois, Paris, 1965, Charles s'adresse ainsi à son fils, v. 80-86 :

      Se tu deis prendre, bels filz, de fals loiers, // Ne desmesure lever ne eshalcier, //Faire luxure ne alever pechié, //Ne orfe enfant retolir le suen fié, //Ne veve feme tolir quatre deniers, //Ceste corone de Jesu la te vié, //Filz Looïs, que tu ne la baillier.

[125] Supplice attesté. La société médiévale était violente, les châtiments corporels durs. Voir J. Le Goff, La civilisation de l'Occident médiéval.

[126] Torneiament: combat à la lance en rase campagne. Nous ne traduisons pas par tournoi, car le tournoi était une activité entre chevaliers chrétiens, à la fois un sport, un entraînement à la guerre et une source de revenus par le biais des rançons.

[127] Pourchassaient : encaussavan. Ce verbe correspond à l'ancien français enchassier.

[128] La technique de combat est encore celle du XII ème et XIII ème.

[129] La témérité : erguelh. Ici, dans ce passage, le mot a des connotations positives, ce qui n'est pas le cas dans La Chanson de la Croisade Albigeoise

[130] Tournissan: toponyme encore existant.

[131] La venue de l'ange atteste l'élection, comme dans la Chanson de Roland.

[132] Comme il s'agit de corps saints, ils n'obéissent pas aux lois de la physique normale, ils sont indestructibles.

[133] Ce personnage, en partie burlesque, fait penser à Raynouard, héros de la geste de Guillaume, dans le Moniage ou encore à frère Jean des Entommeures chez Rabelais, grand héritier du Moyen Age.

[134] L'adjectif fait-il allusion à la robe des moines ou encore à leur saleté ? L'église condamnait les bains qu'affectionnaient les chevaliers, comme en témoignent certaines prédications de Saint Bernard.

[135] Le mot au Moyen Age s'utilise entre religieux, mais aussi entre laïcs qui ne sont pas liés par le sang.

[136] Littéralement palais céleste: le mot palais désigne la résidence seigneuriale, royale. Dieu est souvent vu à l'image d'un seigneur féodal.

[137] Comtec. Cunter en ancien français signifie narrer, exposer

[138] Le nom se trouve dans des chansons de geste anciennes: Burel dans la Chanson de Guillaume, par exemple. De Combe Obscure connote un aspect infernal: le Sarrasin est souvent marqué d'un aspect diabolique, associé au monde des ténèbres, comme le montre Y. Bonnefois dans l'article "Sur la chanson de Roland", in L'Ephémère, 4, 1967

[139] Tous ces noms sarrasins n'ont encore rien d'arabe.

[140] En se protégeant derrière des murailles ils ne montrent pas leur prouesse ni un courage chevaleresque.

[141] Dampnagge; en ancien français damage désigne le désastre, le dommage subi.

[142] Matran incarne ici le type du jaloux / gelos; notre texte s'inscrit dans la sémantique et la typologie de la fin'amor (la reine emploie d'ailleurs l'expression casta amor). Nous retrouvons ici l'étrange relation adultérine et sublimée qu'ont évoquée les troubadours. Notre texte, à dominance épico-religieuse, a manifestement subi l'influence de la lyrique troubadouresque. Voir R. Nelli, L'érotique des troubadours, Toulouse, 1963.

[143] Ici le mot est appliqué à l'époux; c'est un fait de langue et non une image.

[144] Pros. Le preux est celui qui montre sa vaillance.

[145] Ressemble aux siens : fay atrayt, c'est à dire qu' il tire de sa race, de son lignage.

[146] Ples d'ira: le mot ire combine les sèmes de la peine et de la colère.

[147] Mahomet: les textes épiques considèrent les musulmans comme des païens idolâtres, alors que l'Islam rejette avec horreur toute image religieuse. Parallèlement Mahomet est présenté non comme un prophète mais comme une divinité.

[148] Il s'agit de la cotte de mailles protégeant la poitrine et le cou du chevalier; c'est une réalité postérieure à l'époque carolingienne et contemporaine des XII ème et XIII ème. Auparavant les guerriers portaient des brognes, protections de cuir, renforcées de plaques de métal.

[149] Tramero, cf. ancien français trametre.

[150] Lor gent. Le mot gent désigne ici l'ensemble des combattants, un groupe; ailleurs le mot s'applique à une race, une famille.

[151] La précision du terme surprend; cela pourrait indiquer que notre version n'est pas ancienne. On notera la fantaisie dans l'onomastique: Alexandre étant un nom grec. C'est d'autant plus curieux que le nom d'Alexandre était célèbre par le fameux roman. Toutefois des personnages sarrasins originaires d'Alexandrie sont mentionnés dans des chansons de geste, cela peut expliquer l'utilisation de ce nom.

[152] Montclair était un château aux limites du Quercy et du comté de Toulouse, cf. Histoire Générale du Languedoc, III, p. 380.

[153] desxendero. Comme en ancien français le verbe signifie descendre de cheval.

[154] On notera la tactique. Habituellement le chevalier reste à cheval et joute. Ici, il combat comme un simple soldat, un "piéton"; cependant l'épée signifie encore sa noblesse.

[155] De la companha. Ici désigne la troupe, le groupe des compagnons d'armes, cf. les mots mesnie, compaignie en ancien français.

[156] Ce lien de parenté oncle-neveu et plus particulièrement neveu-oncle maternel (avunculus) est très important dans les chansons de geste (cf. Roland-Charles, Vivien-Guillaume...). Il s'agit là sans doute d'un héritage indo-européen, d'une vieille structure de la parenté où l'oncle est un substitut du père.

[157] Geste symbolique de l'hommage et de l'adoubement. La prière chrétienne a repris cette attitude symbolique, de même pour les mains jointes.

[158] Conduit des brebis: sans doute une expression proverbiale. L'image est désobligeante pour des guerriers.

[159] La lei, littéralement la loi.

[160] Salas. Il s'agit fort probablement de Salles d'Aude.

[161] Le paradis, celestial regne, est présenté à l'image d'un royaume, Dieu vu comme un roi.

[162] Establitz: on peut éventuellement comprendre" eurent mis à l'abri, à l'écurie"; cf. LC: equis collocatis.

[163]  L'autel de la Vierge, ainsi que l'indiquent, de façon explicite, L et C

[164] Las gens: c'est à dire l'ensemble des combattants

[165] Sant-Cresent: au sud-ouest de Narbonne.

[166] Pour une fois ce nom propre est vraiment d'origine arabe, c'est une transcription de Al Kassim. Braham est une aphérèse pour Abraham, nom juif, dont l'équivalent arabe exact est Ibrahim

[167] On notera l'ignorance des coutumes islamiques.

[168] Tissu de grand prix au Moyen Age. D'origine byzantine, cette étoffe était composée de six fils de couleur et sa chaîne était de soie. Les chrétiens étaient fascinés par la richesse et le luxe des peuples arabo-musulmans.

[169] Cendatz ; autre catégorie de tissu précieux, nommé fréquemment dans les textes épiques.

[170] Le faucon utilisé pour la volerie avait une très grande valeur. Ce type de chasse était également apprécié des Arabes. L'adjectif montargis est équivalent à montardis et correspond à l'ancien français montardin; voir Godefroy.

[171] Un chevalier chrétien ne devait pas tuer un autre chevalier chrétien; on versait fréquemment des rançons, à la guerre comme au tournoi. Pour un non-chrétien il en allait différemment.

[172] Littéralement error sarrasinesca. Le mot error nous semble dénoter ici manifestement l'idée d'hérésie.

[173] On voit nettement dans ce passage que l'on se trouve dans une ordalie, un duel rituel et sacré, où Dieu doit élire un champion.

[174] Fals e trachers: ces mots renvoient encore une fois à la sémantique courtoise. Fals s'oppose à fin amador, tracher est un équivalent de lauzenger. Voir Bernard de Ventadour, Non es meravelha s'eu chan... strophe 5.

[175] Fréquemment dans le duel judiciaire, l'ordalie les "témoins" entraient en lice, soutenaient leurs champions. Voir Duby, op. cit.

[176] Unité de longueur, différente de la mesure grecque. Voir Du Cange à l'entrée stadium n° 3: mensurae species, sed ignota prorsus. Apparemment l'ordre de grandeur devait être réduit: Du Cange donne un exemple où on parle d'une maison de 15 stades par 5.

[177] Cercle du heaume: le heaume était renforcé et décoré d'un cercle de métal. Voir Godefroy et Léon Gautier, La chevalerie.

[178] Sortz. Le Moyen Age connaissait différentes mancies. Il existe des traités de Géomancie en langue d'oc. Voir Nelli et Lavaud, Les troubadours, 2 tomes, Bruges, 1960-1966. On utilisait aussi la Bible ou Virgile en les ouvrant au hasard pour prédire l'avenir

[179] On notera que les Juifs, conformément à leurs devoirs de bons vassaux, essaient de conseiller leur suzerain. Le texte les présente avec insistance sous un jour favorable et non comme des traîtres, ce qui est rare dans les textes épiques. Cependant, dans Aquilon de Bavière, texte du XIV ème, une famille juive joue un rôle narratif important; si le père, Gédéon, possédé par plusieurs diables, est tué par Roland, le fils, Samuel, est un modèle de chevalerie et devient l'ami du héros franc. Quant à la fille, Rebecce, après sa conversion, elle sera mariée par Roland à son ami Girard. Voir l'édition d'extraits de cette oeuvre par Antoine Thomas, in Romania, 11, 1882, p.538-569, "Aquilon de Bavière, roman franco-italien, par Raphaël Marmora, extraits et analyse".

[180] Etablis en Septimanie dès l'époque romaine, les Juifs y formaient des communautés importantes. L'abbé Hugues, frère naturel et chancelier de l'empereur Louis le Débonnaire, avait demandé à son frère sa protection pour certains Juifs. Louis le Débonnaire, par ailleurs, ne fut pas le premier à les protéger et à leur permettre de posséder des biens ruraux au grand dam de beaucoup: on connaît les plaintes d'Aribert, évêque de Narbonne, au pape Etienne. Déjà Pépin le Bref les avait protégés et Charlemagne avait confirmé certains de leurs privilèges (possession de terres, intérêts dans des salines...). Sous Charles le Simple leurs terres leur furent confisquées et données à l'Eglise. Voir Histoire Générale du Languedoc, tome 7, p.651 et p. 1014.

[181] Détail historique tout à fait exact. En terre d'Islam, les gens du livre (ahl al kitab), c'est à dire les Juifs et les Chrétiens, bénéficiaient d'une sorte de droit d'hospitalité, sans être "citoyens" de plein droit, en échange d'un impôt. Ils étaient ainsi des "dhimmis", c'est à dire protégés. Ils étaient tenus toutefois de porter un vêtement distinctif, avec une ceinture ou une pièce d'étoffe jaune pour les Juifs, bleue pour les chrétiens. Voir Louis Gardet, L'Islam, Desclée de Brouwer.

[182] B donne Badachi. Ancêtre des rois juifs de Narbonne. Il faut y voir le Ba'sha ou Baacha de l'Ancien Testament.

[183] Ce thème de la belle Sarrasine qui se convertit est fréquent dans les chansons de gestes du XIII ème siècle. Voir J. Frappier, Les chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange, 2 tomes, Paris, Sedes, 1967.

[184] On notera dans ce duel final et au sommet que c'est le chef des chrétiens, leur meilleur champion donc, qui tue de sa main le roi sarrasin. Ceci doit être replacé dans le cadre de l'ordalie et dans les structures mentales concernant la hiérarchie.

[185] On retrouve le même thème dans la chanson d'Aiol, v. 10910:                 Cil dedens qui se voillent lever et baptiser  // Ne perdirent de lor valissant .III. deniers;  // Qui en Dieu ne vaut croire, mout tost fu esillies.

[186] Il s'agit ici de Rennes-les -Bains dans l'Aude, qui fut une capitale wisigothique.

[187] Au Moyen Age le gant est un symbole de la concession d'un fief. L'anneau quant à lui implique un lien de vassalité

[188] Le texte emploie l'adjectif curial qui est encore un latinisme.

[189] Littéralement, al senhor de T. ne seria hobediens.

[190] Ici l'équivalent d'un bailli qui exerce la justice pour un seigneur.

[191] Tina: le mot peut désigner une cuve aussi.

[192] L'homme lige : fes sos homs. La Vierge devient suzeraine d'Aymeri, ce qui fait qu'il devient vassal du monastère. Notre texte, d'origine monastique, insiste sur la primauté du monastère, sur ses droits et privilèges.

[193] Il existe un lieu-dit la Borriette au Nord-Est de Lézignan. S'agit-il du même endroit ?

[194] Aujourd'hui Lézignan-Corbières

[195] Entre Argens-Minervois et Paraza. A Roubia résidait un prévôt de Lagrasse au XIIIème siècle. Le toponyme provient de Rubianum et dérive d'un nom d'homme romain, Rubius / Rubbius, suivi du suffixe -anum.

[196] La Vérine: nous utilisons cette forme d'après F.

[197] On notera le rebondissement de la guerre qu'on rapprochera de la fin du Roland d'Oxford; la tâche de croisade de Charlemagne n'est jamais achevée

[198] Ce tableau de dévastation fait penser au début de la Chanson de Guillaume, éditée par J. Wathelet-Willem, Recherches sur la chanson de Guillaume, 2 tomes, Paris, 1975

[199] Il s'agit de Peyriac-de-Mer, sur l'étang de Peyriac.

[200] L'Eglise interdisait l'utilisation de l'arc entre chrétiens, arme non noble et surtout trop meurtrière.

[201] On notera que Charles s'adresse à des clercs pour dénombrer les troupes. Il faut se rappeler qu'avant l'usage des chiffres arabes le calcul sur des données importantes était très compliqué, véritable affaire de spécialistes  et de mathématiciens. C'est l'introduction des chiffres arabes qui a mis à la portée de tous le calcul, véritable aubaine pour le commerce.

[202] Dans les textes épiques Coine désigne Iconium, aujourd'hui Konieh, en Asie mineure. L'amirant ou le sultan de Coine figure dans Anséis de Carthage, par exemple. LC donne Alcayum de Leone (= Léon).

[203] Erguelh. Cette fois le mot a manifestement des connotations péjoratives.

[204] Jonquières: en l'occurrence il ne s'agit pas du même lieu que celui évoqué au début du texte; il existe un Jonquières au Nord de Peyriac-de-Mer. Le toponyme provient de Joncheriae, dérivé de juncus, le jonc.

[205] Baguassa; le niveau de langue est vulgaire. Dans les textes épiques les insultes sont souvent vertes et pittoresques.

[206] En lui répliquant : disen et sconden ; escondir signifie exactement dénier.

[207] Gola; à dire vrai le mot en ancien français ou provençal n'est pas d'un niveau de langue aussi vulgaire qu'aujourd'hui.

[208] Gitec lo... de sa mermoria. On notera l'acception du mot mermoria ici.

[209] Baligan: personnage évoqué dans la Chanson de Roland.

[210] Albarès: aujourd'hui le lieu s'appelle Albas et se situe en fait au sud-ouest du Roc de Malpas. Le toponyme est attesté sous la forme Albares en 963 et provient du latin albarus, peuplier blanc. Voir Dauzat et Rostaing, op. cit.

[211] On notera le jour favorable sous lequel est présenté ce seigneur sarrasin par opposition au roi qui est ridiculisé. Les chansons de geste un peu tardives attribuent des qualités chevaleresques à certains Sarrasins. On sent une touche de burlesque ici dans la présentation de Marsile, qui est ridiculisé.

[212] Clausa signifie littéralement fermée. L'étymologie est fantaisiste.

[213] Puy de Taug: on peut croire qu'il s'agit de la Montagne de Tauch, située au nord-est de Tuchan, à l'est de Montgaillard. Cet endroit se situe à environ 20 km au sud-ouest du Roc de Malpas.

[214] Deguastadors. Godefroy donne l'équivalent d'oïl degasteor, avec cette même acception (celui qui gâte/ dissipe). Il cite un extrait de règle monastique: Ne soit mie avers ne trop larges ne degasterres des biens de l'abbaie. Riule S. Beneit, Richel, 24960, fol. 26 r°.

[215] La tradition de l'abbaye disait qu'elle avait été consacrée par la pape Léon III (795-816); une lettre du roi Charles V, datée de 1376, en témoigne. Voir Mahul, Cartulaires, p.432.

[216] Chronologie : on notera que le temps de l'histoire, c'est à dire celui de la chronologie fictive, correspond à une symbolique. Les combats qui se déroulent pendant le carême ont valeur expiatoire. L'apothéose se produit au moment d'une fête essentielle pour le christianisme, celle de Pâques.

[217] Bonnes herbes: au Moyen Age on répandait des fougères et d'autres plantes sur le sol des salles de fêtes. On peut penser aussi aux Evangiles et à la fête des rameaux, commémorant l'entrée de Jésus à Jérusalem.

[218] La tradition du monastère prétendait qu'un miracle s'était produit pour la consécration; une trace palpable de ce prodige était l'impression d'une main divine dans l'église. On put la voir jusqu'au XIV ème siècle, un incendie de l'église la détruisit. Voir Mahul, op. cit., p. 432. Il est curieux de noter que notre texte omet cet aspect: la légende est peut-être postérieure ou alors le fait est évoqué indirectement dans les autres "senhals manifestz" du folio 61 r°.

[219] La maladie apparaît comme une souillure symbolique, due au péché.

[220] Cette ampoule curieusement, vu sa valeur, ne figure pas dans l'inventaire des reliques de 1663. Voir Mahul, p. 434.

[221] L'inventaire de 1663 (voir Mahul, p. 421) indique qu'une armoire derrière le grand autel contenait un calice: "Plus un grand calice d'argent vermeil avec son estuy." Il est aussi évoqué une coupe: "Plus une grande coupe séparée de son pied, dicte la coupe de Charlemaigne, estant d'argent vermeil."

[222] On songera à la grande valeur matérielle des livres au Moyen Age, composés à la main, écrits sur du parchemin.

[223] L'inventaire de 1663 note la présence d'un évangile. "Plus un livre des Evangiles, qui nous a été dict avoir esté baillé par Charlemagne, covert d'yvoire et les bords d'argent, façonné avec de pierreries, avec son estuy."

[224] De grandes vertus: au Moyen Age; on attribuait des vertus aux pierres comme aux plantes. On possède des lapidaires, ouvrages traitant des pouvoirs des pierres.

[225] Les règles monastiques fixaient précisément les quantités journalières de pain, base de l'alimentation alors, et de vin ou bière par moine.

[226] Il s'agit sans doute d'une allusion au Pseudo-Turpin, attribué à notre évêque. Ce livre était très célèbre au Moyen Age; certains éléments de notre texte sont communs. 

[227] C'est à dire ce qu'on appelait la "mesnie", l'entourage d'un grand seigneur, les chevaliers qui sont ses vassaux.

[228] On notera encore l'émotivité qui nous surprend chez ces rudes guerriers.  

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