LES POINTS DE VUE

LES VOIX NARRATIVES

Le récit peut représenter ou effacer l'image du narrateur, celle du destinataire ; il peut même leur faire jouer un rôle dans l'intrigue. Le narrateur, le "lecteur" ou "auditeur" peuvent être représentés comme personnages, sur le modèle du récit oral. On peut ici faire référence à des textes littéraires fondateurs, des hypertextes au sens de Genette, comme l'Odyssée d'Homère avec Ulysse chez les Phéaciens, l'Heptaméron de Marguerite de Navarre ou le Décaméron de Boccace avec ses dix narrateurs successifs. Le récit prend alors un aspect conversationnel.

Pour le Décaméron, le cadre général du récit possède son narrateur qui se situe à un autre niveau, supérieur, car il représente les personnages narrateurs en train de raconter.

 

John William Waterhouse, The Decameron, 1915-1916

Dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre les personnages interviennent doublement comme narrateurs et comme devisants, c'est à dire qu'ils commentent les récits narrés par les uns et les autres. Comme chez Boccace, il y a une narration de premier niveau conduite par le narrateur principal et des récits internes enchâssés, pris en charge par les personnages. Le narrateur de premier niveau commente aussi le récit, de même que les personnages discutent des récits qu'ils se font et débattent sur divers thèmes.

Dans certains récits, on rencontre donc plusieurs narrateurs : dans le cas du roman épistolaire, il y a ainsi autant de voix que de correspondants ; en principe, ils se situent au même niveau. La plupart des « romans par lettres » ont plus d'un narrateur : Lettres persanes de Montesquieu, La Nouvelle Héloïse de Rousseau, Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Cette polyphonie permet souvent une vision stéréoscopique. Les Lettres de la Religieuse portugaise, attribuées souvent au comte de Guilleragues, ont une narratrice unique ; cette supercherie littéraire s'approche par son écriture du monologue, car on ne lit pas les réponses aux missives. De même, l'Oberman de Senancour, présenté sous forme de lettres, ressemble de fort près par son aspect de monodie à un journal intime. Le narrateur, par ailleurs, semble plus un double de l'auteur qu'un personnage fictif distancié.

 

Il importe à ce stade de bien distinguer, d'une part, auteur et narrateur, et, d'autre part, lecteur et narrataire :

L'auteur et le lecteur sont ainsi des personnes humaines réelles qui vivent ou ont vécu ; l'auteur est celui qui écrit, qui produit le texte, le lecteur étant la personne réelle qui reçoit le texte, le lit à un moment donné, dans un espace social donné. Le narrateur et le narrataire ne sont que des figures linguistiques, littéraires, des signes qui peuvent parfois s'incarner dans des personnages. Le narrateur est l'instance qui raconte l'histoire ou une partie de l'histoire globale ; il est constitué de et par les mots, produit par le texte, comme les personnages : on ne peut le trouver que dans le texte ; hors du texte il n'a aucune existence, car c'est bien souvent un être fictif, imaginaire, qui appartient à l'histoire racontée. Le narrataire est une sorte de figure virtuelle du lecteur concret, le narrateur s'adressant à lui en tant que destinataire fictif, virtuel.

Le cas d'un roman de S.F. permet de rendre palpable et simple la discrimination auteur / narrateur : si l'histoire racontée se passe en 2525 A.D., on peut déduire tout simplement que la voix qui rapporte l'histoire est située en 2525 ou postérieurement à cette date, donc elle relève clairement de la fiction. Mais comme nous, lecteurs réels, lisons en 2001, 2004..., nous en déduisons que l'auteur, réel aussi, a dû écrire au plus tard en 2001, 2004... son récit pour qu'il nous soit communiqué par la publication.

Pour aller plus loin, le narrateur du Père Goriot n’est pas Balzac, même si la voix narratrice exprime çà ou là des opinions, des thèses connues de celui-ci sur la société française ou la littérature, car ce narrateur-auteur est quelqu’un qui «connaît » la pension Vauquer et ses pensionnaires, êtres fictifs, alors qu'Honoré de Balzac ne fait que les imaginer, les inventer dans son écriture. En ce sens, la situation narrative d’un récit de fiction ne se ramène jamais à sa situation d’écriture. Ce narrateur peut ainsi nous dire ou plutôt dire à son narrataire de façon paradoxale :« Ah ! sachez-le: ce drame n'est ni une fiction, ni un roman. All is true...» La vérité du narrateur n'est pas celle de l'auteur !
Le narrateur n'est jamais vraiment l'auteur, mais une fonction assumée par l'auteur, un rôle inventé et adopté par lui ; le narrateur est lui-même un rôle fictif, comme le constate Gérard Genette.
Pour identifier l’auteur, il faut se poser la question : ...................« Qui a écrit ce texte ? »
Pour identifier le narrateur : .....................................................« Qui "parle" ? Qui est-ce qui raconte ? »

 

Dans un récit autobiographique, le narrateur — figure textuelle de l'auteur adulte — tend à se constituer en personnage distancié dans le récit ; il se met ainsi en perspective car du temps a coulé entre le moment de l'écriture et le moment de référence de l'histoire personnelle racontée. Citons ici A. Gide, dans Si le grain ne meurt... : «M. Vedel pria l'élève Gide de répéter...». La voix adulte pointe ici l'évolution, la transformation du personnage et met à distance par le passage significatif du je au il : car il y a bien une distance, voire une fracture entre le narrateur adulte et le personnage plus jeune ou enfant, adolescent. Voir aussi J.P. Sartre dans Les Mots, à cet égard : Jean-Paul n'est plus "Poulou" ; de même Chateaubriand n'est plus "François" ou le "chevalier de Chateaubriand" en 1811. On notera donc que l'on ne peut pas superposer, exactement, l'identité du narrateur à celle du personnage dans l'autobiographie. S'il y a quête de l'identité, de la continuité, des permanences, il y a aussi objectivation et perception des évolutions, ruptures ; une autobiographie est également l'histoire de conversions et d'apostasies pour parler comme Sartre..
Il est donc un peu naïf et simplificateur de souligner la triple identité de l'auteur, du narrateur et du personnage dans l'autobiographie (A=N=P).
Sans parler de l'éventuelle mise en scène de la figure du narrateur par l'auteur...

 

POSITIONS

Le narrateur et le narrataire peuvent être totalement effacés : c'est le cas du récit objectif à la 3ème personne et au passé simple — romans de G. Flaubert, E. Zola en général ; le récit semble alors se raconter lui-même. Alors le narrateur comme le narrataire sont extérieurs à l'histoire, à sa diégèse : ils sont dits extradiégétiques. Mais même à ce niveau extradiégétique, le narrateur peut intervenir à certains moments dans le récit, comme le montrent les romans de Balzac quelquefois ou plus souvent encore ceux de Stendhal, pour commenter ou émettre un jugement sur l'objet de sa narration, pour juger les personnages ou encore pour expliquer un détail ou un choix dans la manière de conduire son récit. On peut pointer alors des indices énonciatifs de sa présence.

Inversement, le narrateur et le destinataire — qu'il soit lecteur ou auditeur — peuvent être des protagonistes ou des personnages secondaires dans l'intrigue, par exemple, dans les romans épistolaires, dans l'autobiographie, dans le cadre des récits internes au récit (récits faits ou rapportés par des personnages à d'autres personnages) ; ils sont alors dits intradiégétiques, c'est à dire à l'intérieur de la diégèse, de plain-pied avec les personnages.

L'histoire d'Augustin dans le Grand Meaulnes d'Alain Fournier est racontée par François Seurel, fils de Milly, qui se souvient du passé comme le montre l'incipit du roman : « Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189-...» Ce personnage narrateur est censé raconter une histoire passée, dont il a été témoin, celle de son ami Augustin. Mais c'est bien à nous qu'il s'adresse comme auteur fictif du récit et pas à d'autres personnages du récit. S'il appartient au même univers que le personnage principal, il raconte a posteriori et à nous lecteurs ; son récit se représente comme de premier niveau.

On observera parfois dans certains romans ou nouvelles que le narrateur principal, extérieur à l'histoire, peut donner, déléguer plus ou moins longuement la parole à un personnage pour raconter quelque chose ; celui-ci devient alors narrateur secondaire, second. Le récit de ce dernier peut prendre diverses formes : relation orale, transcription de lettre, note, passage de journal, cahier, manuscrit... Maupassant affectionne ce genre d'imbrication dans ses contes ou nouvelles ; il joue souvent à enchâsser un récit dans le cadre d'un autre : « La chevelure», la version première du «Horla», «La rempailleuse» etc. De nombreux textes fantastiques au XIXème siècle mettent ainsi en scène la façon dont l'histoire a été connue par le narrateur ou transmise à lui : les débuts nous expliquent comment le personnage narrateur a pu lire un texte, un manuscrit... qui est la source de l'histoire qu'on va nous raconter. Dans certains cas, on peut trouver plusieurs passages de relais en cascade. La narration peut ainsi se conduire à plus d'un niveau ; à l'intérieur d'un récit premier, un personnage raconte qu'il a lui-même entendu raconter par quelqu'un d'autre que etc. Dans Frankenstein ou le Prométhée moderne, Mary Shelley, emboîte plusieurs récits : après celui de Walton, succède celui du docteur Victor Frankenstein etc. Voir aussi Un roi sans divertissement de Jean Giono où trois grands niveaux narratifs se superposent : le récit premier contient le récit des vieillards qui contient le récit de Saucisse qui contient certains témoignages.

Exemple d'enchâssements : A représente le récit cadre, le récit premier ; B1 et B2 sont deux récits enchâssés au second degré ; C représente un récit au troisième degré, lui-même emboîté dans un autre.

Parfois, le récit premier est plutôt réduit : il sert simplement de cadre au récit enchâssé ; le récit encadrant s'efface alors devant le récit encadré qui est quantitativement prédominant.

On peut constater ainsi divers cas de figures dans les textes concernant la position du narrateur :

Un clic pour aller plus loin sur un plan technique et terminologique.

LA PERSPECTIVE NARRATIVE

Le narrateur extradiégétique, à l'image de Dieu, tend souvent à être omniscient : il possède le don d'ubiquité, sait tout ce qui est nécessaire à l'action. Il a alors tendance à résumer, dire l'action ; il la manipule quand cela s'avère nécessaire : il est ainsi omnipotent.

Le narrateur peut se présenter comme un témoin-observateur : il aura tendance à montrer l'action, comme un témoin apparemment impartial, sans en tirer toutes les ficelles. C'est le cas du roman américain behavioriste.

Le narrateur peut-être le ou un héros de la fiction : il raconte l'histoire selon son point de vue. Ce narrateur-protagoniste (intradiégétique) peut même se cacher derrière l'anonymat : cf. le Dr Rieux dans La Peste de Camus.

On peut caractériser ainsi le rapport entre le point de vue du narrateur et celui des personnages :

1) vision par derrière : le narrateur > personnage : il en sait plus que lui.

Le narrateur est alors omniscient, il porte le regard d‘un Dieu qui sonde les reins et les cœurs ; il sait tout de l’histoire et accède à la boîte noire : psychologie des personnages.

2) vision « avec » : le narrateur = personnage ; le narrateur peut s'identifier alors au personnage, prendre son parti, son pont de vue ; nous avons alors un récit à point de vue.

La narration ou la description passent par la conscience d'un personnage. Le lecteur partage ses perceptions, ses émotions, ses pensées. Ce point de vue permet de comprendre le personnage "de l'intérieur". Mais c'est une vision limitée dans le sens où le lecteur ne sait rien de plus que ce que le personnage peut savoir.

3) vision du dehors : le narrateur < personnage ; le narrateur n'est qu'un témoin ordinaire, il ne perçoit que les apparences, qu'une partie de l'action.

Le narrateur découvre l’action au fur et à mesure qu’elle se déroule.Iil s'agit en quelque sorte d'une vision objective, moderne, celle d’un témoin : les faits, les actions, les paroles sont "enregistrés" de façon plutôt neutre et objective. La perspective est de type behavioriste car les événements etles personnages sont vus comme de l'extérieur. L'intériorité des personnages est absente ; le lecteur ne dispose que de ces éléments extérieurs, comportementaux, comme un psychologue behavioriste, voire un éthologue.
Le narrateur donne l'impression d'en savoir moins que les personnages : penser aux récits de Kafka, Duras, Sartre, Camus…

RESTRICTION ET CHANGEMENT DE CHAMP

Le récit peut prendre le point de vue d'un personnage privilégié : le récit se focalise alors (focalisation) sur un personnage.

Comme G. Genette pour séparer clairement la narration et la focalisation, on peut se poser ces questions :
- Qui parle ? => la narration.
- Qui perçoit ? => la focalisation.

Le texte peut prendre successivement plusieurs points de vue avec alternance des focalisations, en fonction de chapitres différents ou à l'intérieur d'un même chapitre. La focalisation centre la "caméra narrative" sur un personnage auquel le lecteur pourra s'identifier. Dans Madame Bovary de Flaubert, au départ la focalisation se fait sur Charles Bovary, avant de passer essentiellement à Emma ; la fin du roman revient sur Charles. ..

On parle de focalisation zéro quand dans un récit aucun personnage n'est privilégié et que le narrateur est omniscient ; par exemple dans Boule de Suif ou avec l'incipit de Louis Lambert de Balzac.

Le point de vue alors n'est pas restreint : il est illimité et il y a absence proprement de focalisation. Le narrateur sait tout, il voit tout. Il révèle le passé et l'avenir de ses personnages, en dit plus que ce que n'en sait aucun d'entre eux ; le lecteur partage ce savoir. Ce point de vue lui donne l'impression de maîtriser toutes les données du récit.

La focalisation peut être interne ou externe selon que le personnage est vu, perçu de l'intérieur ou de l'extérieur, avec accès à sa psychologie ou non.

Exemple de focalisation interne avec le début du chapitre X de La Chartreuse de Parme de Stendhal.

Exemple de focalisation externe avec le début du Cousin Pons de Balzac.

Quand les événements ne sont perçus qu'à travers les yeux d'un personnage, le filtre de sa conscience (il n'en voit qu'une partie, ne les comprend pas forcément), on parle de restriction de champ. La vision reste parcellaire, fragmentaire. Exemple de Fabrice à Waterloo, dans La Chartreuse de Parme de Stendhal, ou cet extrait de l'Education Sentimentale.
Dorrit Cohn, auteur du Propre de la fiction (Seuil, 2001), a constaté l'importance dans le roman, donc dans la forme narrative la plus fréquente depuis le XIX ème siècle, du regard de l'écrivain à l'intérieur de son personnage. Une de ses idées est que la pénétration par l'écrivain de la conscience de ses personnages est un des marqueurs essentiels de la fictionnalité.