LA SYNTAXE NARRATIVE

On peut étudier la syntaxe d'un récit comme celle d'une phrase. Tout récit enchaîne les uns aux autres des actes humains, des événements et des situations. Certains de ces éléments ont une importance singulière dans la logique du récit et forment des phases essentielles de son développement. On peut distinguer ainsi les séquences cardinales des séquences secondaires, ornementales, qu'on peut supprimer sans modifier le sens du récit de base. Ces séquences ornementales, appelées catalyses par Roland Barthes, servent au charme du texte, contribuent à sa richesse, remplissant en quelque sorte l'espace narratif entre les fonctions charnières.

Tomachevski (in Théorie de la Littérature) distinguait déjà deux sortes de motifs, i.e. pour lui les plus petites unités syntaxiques d'un récit, les éléments indécomposables : « Les motifs d'une oeuvre sont hétérogènes. Un simple exposé de la fable nous révèle que certains motifs peuvent être omis sans pour autant détruire la succession de la narration, alors que d'autres ne peuvent l'être sans que soit altéré le lien de causalité qui unit les événements. Les motifs que l'on ne peut exclure sont appelés motifs associés ; ceux que l'on peut écarter sans déroger à la succession chronologique et causale des événements, sont des motifs libres

Voici quelques grilles d'analyse, différentes et complémentaires, plus ou moins généralistes, permettant l'approche de la logique syntaxique d'un récit.

SCHEMA NARRATIF

Si l'on part d'un conte merveilleux comme la Belle au bois dormant, on pourrait proposer une analyse structurale, applicable à d'autres types de récit, mutatis mutandis. Une série de motifs, de séquences essentielles s'enchaînent ainsi :

1 2 3 4 5
équilibre initial
perturbation
déséquilibre
action réparatrice
rétablissement de l'équilibre
bonheur d'une princesse et de sa famille
jalousie d'une fée
maléfice sommeil de 100 ans
arrivée du prince charmant
levée du sortilège etc.

Résumé pour mémoire du conte, dans la version de Perrault :

Ce bref résumé provient du «portail européen sur la littérature de jeunesse», http://www.ricochet-jeunes.org. Lien direct. Une jeune princesse, fille unique, est condamnée par une méchante fée (vexée de n'avoir pas été conviée au baptême de la Belle) à une mort accidentelle. Grâce à l'intervention d'une bonne fée, au lieu de subir la mort prédite, elle s'endort pour un sommeil de cent ans, au terme duquel un Prince l'éveille puis l'épouse en secret.
La Belle donne naissance à une fille, l'Aurore, et à un garçon, le Jour, que sa belle-mère, l'Ogresse, cherche à dévorer : une ruse de son maître d'hôtel l'en empêche et l'Ogresse meurt, victime de l'horrible vengeance qu'elle avait préparée.
« La Belle au bois dormant » de Perrault est une version du conte-type 410 de la classification Aarne-Thompson. On remarquera aisément que ce conte se compose de deux parties qui s'enchaînent. Le second épisode, avec la belle-mère Ogresse, constitue un motif traditionnel dans les contes folkloriques. Perrault l'a sans doute emprunté au conte-type 433 «Le Roi serpent» ou au conte-type 706 «La Fille aux mains coupées».

Ce type d'analyse, souvent appelé schéma narratif ou quinaire, a été utilisé d'abord pour décrire la structure élémentaire des contes ; c'est un type de schéma narratif, c'est-à-dire de construction du récit. Il a été décrit notamment par Paul Larivaille dans L'Analyse morphologique du récit, sous une forme un peu différente :

Avant les événements
Pendant les événements
Après les événements
Etat initial
Processus de transformation
Etat terminal
 
Provocation
Action
Sanction
 
1
2
3
4
5

Commentaires :
situation initiale : au début, on met en place l’histoire (cadre, moment, lieu, personnages) et un état stable pour les personnages est souvent posé ; quelquefois le récit peut correspondre à une prise de conscience avec le constat liminaire d'un manque, d'une carence à combler.
perturbation : un élément nouveau introduit une instabilité ; il déclenche le début d’un processus de transformation. Il y a une complication.
déséquilibre : dynamique en rupture avec l’équilibre initial.
tentative de réparation (ou résolution du problème, actions réparatrices) : moyens utilisés par les personnages pour essayer de résoudre le déséquilibre. Plusieurs tentatives s'avèrent parfois nécessaires.
situation finale : le texte se clôt avec la construction d’un nouvel équilibre ou un retour à l’équilibre initial…A la fin, on peut aussi obtenir un autre équilibre mais l'issue d'un récit n’est pas toujours heureuse et optimisme ; parfois le récit se clôt sur un échec du héros et non sur l'habituel "happy end", cher au lecteur naïf. On peut évoquer ainsi L'éducation sentimentale et Madame Bovary de Flaubert, les Illusions perdues de Balzac, voire le petit « Chaperon Rouge » de Perrault. La clôture est bien échec et sanction…
Pour parler comme Denise Paulme, qui a travaillé sur « la morphologie des contes africains », certains récits sont de type descendant, car le texte finit plus mal qu’il ne commence. D'autres récits sont de type ascendant, cyclique etc.
début in medias res, déséquilibre posé d'emblée
action réparatrice détaillée
résolution heureuse
état final et évaluation morale

Récit en images tiré de L'année préparatoire de rédaction, par Carré et Moy, A. Colin (XIXème siècle).

On comparera cette analyse de la structure d'un récit avec celle de Horst Isenberg (Langages, n°26, 1972), donnée ci-dessous, appliquée à un récit non littéraire, produit par un écolier, de style assez oral :

Note : dans ce schéma, comprendre l'élément évaluation comme évaluation ou action. Les phrases de l'élève ont été un peu résumées.

Cette analyse est voisine de celle proposée par Labov en collaboration avec Waletzky pour rendre compte de récits oraux (W. Labov et J. Waletzky, "Narrative analysis : oral versions of personal experience", 1967). Ils y définissent le récit comme une « méthode de récapitulation de l'expérience passée consistant à faire correspondre à une séquence d'événements (supposés) réels, une séquence parallèle de propositions verbales ».

Selon eux, une histoire se compose de six parties structurales ou éléments constitutifs.
1. Le « résumé », donne un aperçu du sujet de l’histoire et sert d'introduction ; il peut résumer, annoncer l'histoire entière ou le résultat de l'histoire
2. L ’ « orientation » fournit de l’information contextuelle sur les protagonistes, leur situation, les lieux ou le temps des événements...
3. La « complication » correspond à la description chronologique des événements jusqu’au moment crucial de l’histoire ; une rupture se produit dans le déroulement attendu. C'est ce qui rend souvent l'histoire intéressante ou mémorable.
4. La « résolution » récapitule les événements finaux de l’histoire. La complication et la résolution constituent ainsi le coeur même du récit, son noeud.
5. L’ «évaluation », généralement incluse dans une des autres catégories, fonctionne en tant que commentaire aux événements narrés ; elle fait le point et donne un sens. Quel est l'intérêt de l'histoire racontée ? Que faut-il penser des personnages, de leurs réactions ? etc.
6. La « coda » signale, par une conclusion formalisée, la fin de l’histoire.

En fait, deux fonctions distinctes du récit sont ainsi bien dégagées par Labov et Waletzky :
- la fonction évaluative : elle rappelle aux auditeurs l'attitude du narrateur face aux événements qu'il rapporte ;
- la fonction référentielle : celle-ci concerne la construction d'unités narratives, dont le déroulement temporel correspond au déroulement des événements décrits.

Ainsi perçu, un récit représente d'abord un acte de langage, car il fait la communication d'un événement jugé digne d'être raconté, à l'adresse d'un destinataire (auditoire ou lectorat), selon une rhétorique ou "écriture" propre à un groupe humain et social ; il fait l'usage d'une langue singulière (langue normée, dialecte, sociolecte...), d'une rhétorique narrative datée, localisée et de valeurs socioculturelles de référence.

Les travaux d'Adam sur la superstructure narrative (Le texte narratif, 1985 etc.) permettent enfin de souligner les symétries d'un récit : symétrie entre la situation initiale et la situation finale. A partir de la situation de départ se crée un horizon d'attente, la promesse ou la possibilité d'un équilibre, d'un univers rétabli. On peut même concevoir une forme de "détermination rétrograde" allant de la situation finale, programmée par le récit, remontant à la situation initiale. Par ailleurs, la complication, issue de la situation initiale, et la résolution, qui amène la fin du récit, ont aussi une relation symétrique. Un récit normal, c'est à dire qui fonctionne bien, canoniquement, est un récit qui implique une transformation d'une situation initiale en une situation finale qui se correspondent d'une certaine manière. Greimas constatait déjà en 1966 dans la Sémantique Structurale que la fin du récit amène en général une inversion des contenus par rapport au début. Ainsi, on rencontre des récits ascendants du type : Pierre est pauvre. —> Pierre est riche., Pierre est malheureux. —> Pierre est heureux. ou descendants sur le modèle : Pierre est riche. —> Pierre est pauvre.

 

UN CONTE FOLKLORIQUE

SI l'on s'inspire en les réduisant, en les simplifiant des 31 fonctions proposées par Vladimir Propp dans la Morphologie du conte pour décrire certains contes merveilleux russes, on pourrait proposer une grille plus spécifique ou plus pratique pour lire bien des contes folkloriques merveilleux et surtout les contes reposant sur une quête. A essayer par exemple sur le "Merle blanc", "L'oiseau d'or" des Grimm, "Cendrillon" dans la version déclinée par Perrault ou encore "Le petit Poucet" — un clic pour voir l'exemple de lecture. L'application en est alors aisée. Les fonctions selon Propp sont les actions d'un personnage, définies du point de vue de leur signification dans le déroulement de l'intrigue. Leur nombre est variable car les 31 fonctions sont rarement toutes présentes, mais leur ordre et leur logique sont invariables.
### Situation initiale ###
 

- Manque (initial ou résultant d'un déséquilibre nouveau)
- Mandement du destinateur / acceptation de mission par le héros
- Contrat passé entre le héros et le destinateur
### Transformation ###

1. Epreuve de qualification :
- Départ du héros
- Assignation d'une épreuve / passation de l'épreuve : qualification du héros / disqualification des faux héros
- Réception d'un objet magique, rencontre d'un adjuvant qui permettra d'accomplir la quête
Le héros doit prouver sa dignité de héros => épreuve discriminante.
2. Epreuve centrale :
- Déplacement dans l'espace : on se rapproche du lieu où est l'objet de la quête.
- Combat / marque reçue par le héros/ victoire
- Retour du héros vers le point de départ du voyage
- Transgression d'un interdit par le héros
- Agression du héros / secours du héros
= épreuve principale où l'on conquiert l'objet de la quête.
3. Epreuve de glorification :
- Arrivée incognito du héros / prétentions mensongères des faux héros
- Désignation d'une épreuve qui permet de trier héros/ faux héros / passation de l'épreuve, réalisation d'une tâche difficile
- Réussite du héros à l'épreuve grâce à la "marque" reçue précédemment
- Reconnaissance du héros / identification des faux héros
- Sanction : récompense du héros / punition des faux héros
= dernière épreuve permettant d'être reconnu comme héros.
### Situation finale ###
 
- Disparition du manque : équilibre rétabli
- Entrée en possession de l'objet par le héros.

Pour une liste des 31 fonctions définies par V. Propp.

 

L'historiette animée, extraite d'un manuel du XIXème, L'année préparatoire de rédaction, par Carré et Moy, A. Colin, illustre bien le schéma quinaire:

- situation initiale d'équilibre avec une tâche habituelle, routinière dans le monde rural, la corvée de fagots.
- perturbation : incident où les enfants s'égarent dans l'espace pourtant connu de la forêt.
- déséquilibre : la menace du loup, l'animal sauvage par excellence, le rôle type du "méchant".
- action réparatrice : le père et le chien domestique partent à la recherche des égarés.
- restauration de l'équilibre et résolution heureuse, après la tension intense. Le "méchant" est éradiqué.

STEREOTYPES D'INTRIGUES

On peut trouver des intrigues stéréotypées avec des structures profondes qui reviennent, dans le cas de genres particulièrement codés : pour le roman, il existe des sous-genres divers, caractérisés par un modèle constant.

Le roman de chevalerie : le héros traverse une série d'épreuves, lors d'une quête aventureuse, dont il sortira vainqueur et récompensé. On songera à la parodie de ce genre médiéval dans Don Quichotte et à son retour au XIX ème avec le Romantisme.

Le roman picaresque : le héros traverse des villes, des milieux sociaux différents, des aventures nombreuses, sans beaucoup se transformer. Il diffère en cela du roman d'apprentissage du XIX ème où le héros mûrit.

Le roman policier : le type de base peut se schématiser ainsi :

  1. mystère initial : par exemple, un crime mystérieux
  2. enquête
  3. solution et châtiment du coupable

 Chez Conan Doyle, on trouve fréquemment cette structure :

Parfois C. Doyle enclave des séquences ornementales (fausses pistes, test raté...), dans ce cas le détective élabore une deuxième hypothèse etc.

Le roman noir : c'est une variante du roman policier où on change de point de vue. On passe du côté des malfaiteurs : le méfait, meurtre...sera commis plus ou moins inexorablement à la fin.

- Crime parfait projeté
- élaboration du plan
- exécution du plan
- mystère pour la police : on retombe alors dans le cas de figure classique du roman policier.

LES SEQUENCES

Les séquences peuvent se dégager du déroulement du récit ; ce sont des suites d'actions qui s'enchaînent logiquement. Pour V. Propp, une séquence est une unité complexe, une suite ordonnée de fonctions. La fonction ou motif consiste dans l'action d'un personnage, décrite du point de vue du déroulement de l'intrigue. Ces fonctions constituent les unités thématiques minimales. Propp en a recensé 31 dans les contes merveilleux : cf. supra. On remarque que certaines fonctions forment des couples, sont liées logiquement.

Pour C. Brémond, chaque séquence représente un processus orienté vers un terme, terme d'ordre final (conduite délibérée) ou d'ordre mécanique (événement naturel). Chaque séquence élémentaire s'articule en trois moments principaux, d'où on peut tirer un schéma dichotomique :
    1.1 succès
  1 actualisation d'une possibilité  

situation ouvrant

une possibilité

  1.2 échec
  2 possibilité non actualisée

 

Exemple concret, dans un roman policier :

    1.1 châtiment du coupable
  1. intervention de la justice  

méfait commis

  1.2 impunité
  2. non intervention de la justice

 

A l'intérieur d'une séquence, souvent, le suspense est accru par un rythme qui fait alterner amélioration et dégradation ; le héros, par exemple, est sauvé in extremis.

L'AGENCEMENT DES SEQUENCES

Cette organisation peut se faire selon différents modes :

l'enchaînement bout à bout

la situation finale d'une séquence devient la situation initiale de la séquence suivante.

l'enchâssement

une séquence est enclavée dans une autre (cas de l'enquête policière).

l'entrelacement

c.a.d. l'alternance comme dans le montage des films. Ainsi dans les Thibaut de R. Martin du Gard, les séquences consacrées aux Thibaut alternent avec celles consacrées aux Fontanin, à quoi s'ajoutent les relations que tissent les séquences entre elles.

Il existe bien une logique du récit que l'on peut analyser, en isolant les éléments premiers qui en constituent la trame.

CONSTRUCTION DU RECIT : variantes et constantes

Un récit tire son sens de la répétition d'éléments identiques qui connaissent des modulations, des variations ponctuelles. On sera particulièrement attentif aux symétries, aux différences se manifestant dans les passages parallèles.

Thèmes et variations

Par exemple, des portraits, des scènes, des motifs analogues permettent des rapprochements significatifs. Ainsi dans Mme Bovary une série de correspondances thématiques s'établit ; on observe en effet deux cérémonies (mariage / enterrement), deux bals, deux emménagements, deux rencontres...

Dans Boule de suif, deux repas s'opposent, un partagé, l'autre non. Dans le Rouge et le Noir, on remarque la répétition obsédante de la "scène en rouge". Certains motifs reviennent au cours d'une oeuvre et semblent y assumer une fonction particulière. On peut parler alors de leitmotiv (i.e. motif conducteur); par exemple, la petite phrase de Vinteuil chez Proust, dans la Recherche...

Les débuts et les fins

Les débuts et fins de roman sont très notables et signifiants : il faut les confronter. Dans Germinal, il faut lire attentivement l'ouverture et la clôture du texte, les comparer.

Souvent le roman consiste dans la transformation d'un état initial en un autre final ; la comparaison permet de dégager le sens profond de l'évolution. Une bonne herméneutique doit s'appuyer sur l'observation des structures. Dans Germinal, on opposera, de façon symbolique, la nuit et le jour, l'arrivée et le départ, l'inconscience et la prise de conscience... On notera l'importance de l'espérance de la germination de la révolution, cf., à cet égard, la valeur du titre.

Les forces transformatrices

Ce sont les différentes énergies qui président à la naissance, au développement, à la suppression du conflit, souvent au coeur de l'intrigue.

Elles relèvent de différents ordres :

- d'ordre intérieur : cas d'une crise de conscience chez un personnage. Exemple : l'abbé Donissian dans Sous le soleil de Satan de Bernanos.

- d'ordre extérieur : un événement surgit qui bouleverses l'équilibre d'une situation. Exemple : la mort de la mère de Meursault dans L'Etranger (c'est une lecture possible).

- d'ordre mixte : à la fois intérieur et extérieur, par un lien de cause à effet. Exemple : l'arrivée de Charles provoque la naissance de l'amour chez Eugénie Grandet, dans le roman de Balzac.