LE RECIT

HISTOIRE / DISCOURS

E. Benveniste a distingué en 1966, dans les Problèmes de linguistique générale, chapitre XIX, deux catégories, deux systèmes d'énonciation dans la production linguistique : ces deux plans sont l'histoire et le discours. L'énonciation historique se trouve dans les récits des historiens comme dans ceux des romanciers ; Benveniste cite ainsi et compare (op. cit. p.240) l’usage des historiens avec deux exemples de Glotz tirés de L’histoire grecque (1925) et celui des romanciers comme Balzac dans Gambara. A partir de ces divers textes, il va distinguer deux régimes d’énonciation.

L'histoire (= énonciation récit)

L'histoire est un énoncé (i.e. le produit d'un acte de parole, d'écriture dans un contexte donné) d'où est absente toute référence à l'énonciation  — celle-ci étant la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation ; l'énonciation concerne l'acte de produire un énoncé. L'effacement du sujet qui énonce, qui parle, est caractéristique de l'énonciation récit ; l'énoncé semble plus généralement coupé de la situation d’énonciation.
Emile Benveniste fait ces constats pour ce mode d'énonciation : « Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu'ils apparaissent à l'horizon de l'histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes. Le temps fondamental est l'aoriste, qui est le temps de l'événement hors de la personne du narrateur. »
(op. cit. p.241)

Début de l'exemple de Balzac cité :
  « Après un tour de galerie, le jeune homme regarda tour à tour le ciel et sa montre, fit un geste d’impatience, entra dans un bureau de tabac, y alluma un cigare, se posa devant une glace, et jeta un regard sur son costume, un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goût. Il rajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieurs fois une de ces grosses chaînes d’or fabriquées à Gênes; puis, après avoir jeté par un seul mouvement sur son épaule gauche son manteau doublé de velours en le drapant avec élégance, il reprit sa promenade sans se laisser distraire par les oeillades bourgeoises qu’il recevait. » (...)
Balzac, Gambara
.

On peut observer cependant avec Benveniste que le narrateur introduit bien un bref commentaire dans ce récit littéraire, comme une réflexion : le discours du narrateur apparaît donc clairement à travers le jugement porté, "un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goût". Le temps verbal utilisé (présent de l'indicatif : permettent ) et les déictiques (une de ces grosses chaînes d'or fabriquées à Gênes) signalent aussi cette intrusion du narrateur. Benveniste constate que l'on passe du récit au discours instantanément : l'historien peut aussi introduire dans son récit historique les paroles d'un personnage ou un jugement, un commentaire sur les faits rapportés. (op. cit. p.242)

Les indices formels de l'histoire ou récit sont multiples :

     - 3 ème personne,
     - système temporel : passé simple (aoriste), parfois imparfait, plus-que-parfait et passé antérieur ;
     - adverbe : là, c.c.t. comme ce jour-là, la veille, le lendemain...

Le discours (= énonciation discours)

Le discours serait tout énoncé, écrit ou parlé, manifestant l'énonciation, supposant un émetteur et un récepteur (locuteur / auditeur), avec chez le premier l'intention d'agir sur l'autre en quelque manière. L'énoncé semble alors bien ancré dans la situation d’énonciation.
  Citons cet extrait d'Emile Benveniste : «Il faut entendre discours dans sa plus large extension : toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l'intention d'influencer l'autre de quelque manière. C'est d'abord la diversité des discours oraux de toute nature et de tout niveau, de la conversation triviale à la harangue la plus ornée. Mais c'est aussi la masse des écrits qui reproduisent des discours oraux ou qui en empruntent le tour et les fins : correspondance, mémoires, théâtre, ouvrages didactiques, bref tous les genres où quelqu'un s'adresse à quelqu'un, s'énonce comme locuteur et organise ce qu'il dit dans la catégorie de la personne.» (op. cit. p.241-242)

Les indices formels du discours :

MOI - ICI - MAINTENANT en constituent le cadre essentiel.

     - 1ère et 2ème personne,
     - tous les temps (sauf aoriste), mais surtout le présent, le futur, le passé composé ;
     - adverbes et c.c.t. "relatifs" comme aujourd'hui, hier, demain... ou ici
     - mots avec sèmes évaluatifs, émotifs ou modalisants (peut-être). Pour en savoir plus sur l'énonciation.

NB : Dans un récit littéraire, on trouve donc aussi du discours :

Pour en savoir plus sur le discours rapporté.

 

Il existe des formes mixtes : récit à la première personne, conduit au passé simple, comme celui des mémoires, de l'autobiographie ou de certains romans ; on rencontre quelques récits conduits au présent de narration. Remarquons simplement que dans une lettre, qu'elle soit un écrit social ou un texte littéraire, nous trouvons enchaînés et mêlés discours et récit (éléments narratifs et descriptifs).

Le récit et le discours seront rapprochés des notions très voisines de monde raconté et de monde commenté, définies par le linguiste Harald Weinrich, in Le Temps. Le récit et le commentaire, Paris, Seuil, 1964, p. 25-65.Comme chez Benveniste, l'observation de la distribution des temps verbaux est essentielle pour faire le partage : le présent, le passé composé, le futur et leurs dérivés sont des temps du discours (Benveniste) ou « commentatifs » selon Weinrich. Le passé simple et le passé antérieur sont des temps de l'histoire ou temps « narratifs». Le passé simple est donc bien un signal pour situer la littérarité d'un texte, mais surtout un indice pour situer sa temporalité. Dans un journal, i.e. un quotidien, écrit au jour le jour, en général, le passé simple n'a pas sa place, lorsqu'il s'agit d'évoquer les événements de l'actualité récente. Il peut toutefois servir pour des rappels historiques, qui mettent à distance du moment de l'énonciation, impliquent une coupure.

En signalant plus ou explicitement le «commentaire» ou le «récit», l'auteur ou émetteur peut modifier quelque peu la situation de communication. Il peut ainsi influencer son lecteur ou destinataire, en agissant précisément sur la manière dont ce dernier va recevoir le message. « En employant les temps commentatifs, je fais savoir à mon interlocuteur que le texte mérite de sa part une attention vigilante. Par les temps du récit, au contraire, je l'avertis qu'une autre écoute, plus détachée, est possible.», dixit Weinrich.

Lire quelques remarques sur les temps dans le récit.

DEFINITION DU RECIT

Un récit rapporte une succession d'événements et d'actes vécus par des êtres humains ou des êtres représentés sur un modèle anthropomorphique (animaux de la fable). Tous ces événements, actes successifs sont en corrélation et composent une même ACTION.
La succession temporelle des événements et actions se double d’un rapport de causalité ; ainsi, pour Roland Barthes, le récit est la généralisation du syllogisme abusif : Post hoc ergo propter hoc. Littéralement : « Après cela, donc à cause de cela. »

Une voix unique (le narrateur) rapporte l'ensemble des événements, toutefois elle peut rapporter ou reproduire les discours des personnages.
Claude Brémont a défini ainsi le récit dans La logique des possibles narratifs, paru en 1966 :
  « Tout récit consiste en un discours intégrant une succession d'événements d'intérêt humain dans l'unité d'une même action. Où il n'y a pas récit il y a, par exemple, description (si les objets du discours sont associés par une contiguïté spatiale), déduction (s'ils s'impliquent l'un l'autre), effusion lyrique (s'ils évoquent par métaphore ou métonymie), etc. Où il n'y a pas intégration dans l'unité d'une action, il n'y a pas non plus récit, mais seulement chronologie, énonciation d'une succession de faits incoordonnés. Où enfin, il n'y a pas implication d'intérêt humain (où les événements rapportés ne sont ni produits par des agents ni subis par les patients anthropomorphes, il ne peut y avoir de récit, parce que c'est seulement par rapport à un projet humain que les événements prennent sens et s'organisent en une série temporelle structurée.»

Michel Fayol a distingué le récit de l'annonce de nouvelles, fréquente dans les textes d'enfants :

1. Mon chat a mangé mon oiseau.
2. Mon oiseau est parti !
3. Mon oiseau s'est envolé. Et le chat l'a mangé.

Le troisième énoncé constitue déjà l'ossature d'un récit car il comporte une ouverture et une clôture en relation. On pourrait exprimer plus explicitement l'enchaînement chronologique ou logique sur ces modes de paraphrase :
- L'oiseau s'est envolé. Alors, le chat l'a mangé.
- L'oiseau s'est envolé. Voilà pourquoi le chat l'a mangé.
- Le chat a mangé l'oiseau parce qu'il s'était envolé. etc.

Un récit minimal complet serait du type :
1. Mon oiseau était à l'abri dans sa cage. (=oiseau vivant) élément statique d'ouverture
2. Ensuite connexion temporelle
3. il s'est envolé. élément intermédiaire : actif / dynamique
4. Ainsi / Alors connexion causale
5. le chat l'a mangé. (=oiseau mort) élément statique final

Cela d'après un modèle de Gerald PRINCE, A grammar of stories, The Hague, Mouton, 1973.

Pour une approche ludique du récit et identifier ses indices de surface, repérer son système énonciatif, sa structure et son mode d'organisation chronologique, lire «les Tix», récit écrit dans une pseudo-langue. La séquence narrative s'y oppose lisiblement au discours explicatif.

SIX CONDITIONS POUR PARLER DE RECIT

  1. Il faut qu'il y ait une succession d'événements dans le temps  : au minimum deux périodes.

  2. Il faut qu'il y ait une unité de thème, le plus souvent assurée par le(s) personnage(s) principal(aux).

  3. Il faut que ce(s) personnage(s) subisse(nt) des transformations.

  4. Il faut qu'il y ait unité de l'action, sinon, on a plusieurs récits.

  5. Il ne faut pas que l'on assiste à une simple succession chronologique d'événements — comme dans la chronique ou le journal intime, qui ne sont pas des récits, au sens strict : au-delà de la succession temporelle, il existe une logique de l'histoire, une "causalité narrative".

  6. Tout récit comporte une sorte de "morale", que celle-ci soit exprimée ou sous-entendue. On ne raconte pas "pour rien": même les faits divers de journaux ont certaines finalités — inciter à la prudence, exploiter le goût des lecteurs pour le sensationnel, amuser... Fonction symbolique donc.

Ces critères sont énoncés dans l'ouvrage de Jean-Michel Adam, Le récit, Collection "Que sais-je?" N° 2149.

TYPOLOGIE DES RECITS

Deux grands groupes : véridiques et fictifs. On pourrait peut-être utiliser un autre critère : littéraires / non-littéraires. Mais la distinction reste théorique, schématique, car dans la pratique il y a des nuances : ainsi des éléments fictifs, liés à l'écriture littéraire, à la subjectivité de l'auteur, à l'élaboration par la mémoire, la perception etc. s'introduisent dans l'autobiographie ; dans le roman apparaissent des réalités historiques, contemporaines ou passées ou des projections de la vie réelle de l'auteur, cf. Balzac, Zola ou Vallès.

TYPES DE RECITS

Récits de réalité

réalité
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texte

Récits de fiction

réalité
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imagination

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texte

récits brefs
récits longs
récits brefs
récits longs
conversation quotidienne
informations narratives
rapports, témoignages
procès verbal, p.v.
reportage journalistique
faits-divers...
biographie
autobiographie
récit historique
mythe
conte
fable
apologue

parabole

histoire drôle

nouvelle...
épopée
roman

certains contes philosophiques...
récits en images
films (cinéma)
informations télévisées narratives

bande dessinée (images séquentielles)

Il existe des sous-genres, des sous-types : ainsi pour le conte relève-t-on des textes folkloriques, d'origine traditionnelle et orale, (qu'ils soient féeriques, i.e merveilleux, ou réalistes, des contes à rire ou encore des contes animaliers...) ou des écrits savants (contes philosophiques des Lumières comme ceux de Voltaire, contes littéraires et inédits de type réaliste ou fantastique au XIXème siècle comme ceux de Maupassant, difficiles à distinguer de la nouvelle ).Pour le roman, il existe bien des formes, selon le contenu thématique (policier, historique, à l'eau de rose...), le type d'écriture (épistolaire, pseudo-autobiographique...) ou selon les modalités de la narration. A cet égard, on consultera Les sept couleurs de Robert Brasillach. L'écriture autobiographique peut également prendre diverses formes avec l'autobiographie stricte, les mémoires qui élargissent le cadre des souvenirs à la société, au contexte historique, le roman autobiographique ou encore le journal / carnet intime, mais dans ce dernier cas on sort du récit, à proprement parler, on se trouve aux confins de la chronique...

L'historiette en images séquentielles animées, extraite d'un manuel du XIXème, L'année préparatoire de rédaction, par Carré et Moy, A. Colin, illustre bien l'aspect moralisateur et didactique de certains récits.